La naissance du droit social a permis aux travailleurs de bénéficier de droits plus étendus que ceux garantis par le seul Code civil. Dans le précédent numéro de Démocratie, Paul Palsterman s’interrogeait sur la pertinence de cette vision pour le passé, et sur son sens pour la défense des droits des travailleurs d’aujourd’hui. Par un « retour aux sources », il tente dans ce numéro d’identifier les intérêts à protéger, les valeurs à consacrer et les compromis à établir.


Faut-il le rappeler, la législation civile et sociale s’inscrivait dans un contexte politique où les ouvriers n’étaient pas reconnus comme des citoyens à part entière. Tout en bénéficiant en principe des libertés publiques garanties par la Constitution – bien que ces libertés étaient étroitement bridées dans les aspects qui étaient le plus susceptibles de les intéresser, – ils n’étaient reconnus ni comme électeurs ni comme éligibles aux fonctions politiques. La phrase de Lacordaire (« Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui libère ») figurait dans une de ses homélies à la cathédrale Notre-Dame de Paris, prononcée pendant le carême 1848. Elle est cohérente avec la méfiance catholique traditionnelle (et non limitée à l’aile gauche de l’Église, ni à la « doctrine sociale » formalisée dans les encycliques pontificales ultérieures) à l’égard du « laisser-faire » libéral. Mais, à son époque, on ne peut certainement pas dire que les ouvriers étaient soumis à un régime de liberté, et encore moins que la loi les libérait de leur servitude.
Il est, par contre, vrai que les employeurs bénéficiaient, eux, d’une très grande liberté. On suppose que, dans l’idéologie de l’époque, le pouvoir de l’employeur était assorti d’obligations. Mais il s’agissait d’obligations morales, ou tout au plus d’obligations relevant du devoir général « de prudence et de diligence ». Pas d’obligations légales claires, pouvant être sanctionnées par une action en justice sans forcer le travailleur à s’embarquer dans d’aléatoires (et onéreux) « procès de rupture ». Encore moins d’obligations surveillées par un service d’inspection et pouvant donner lieu à des sanctions pénales.

Partenaire de la relation de travail ?


Le développement du droit social tel que nous le connaissons n’a donc pas uniquement consisté à protéger les ouvriers des excès de la liberté contractuelle. Il a consisté aussi à les accepter comme partenaires à part entière de la relation de travail. Tout d’abord, en leur permettant de négocier au niveau adéquat, c’est-à-dire collectivement, leurs conditions de travail. Ensuite, en sortant du champ de la négociation des questions qui n’ont rien à y faire, soit parce qu’elles sont trop techniques pour faire partie d’un contrat (par exemple la législation sur la sécurité et l’hygiène, aujourd’hui rebaptisée « bien-être au travail »), soit parce qu’il y a un réel enjeu sociétal (qui dépasse la simple protection du travailleur individuel) à ce que tous les travailleurs bénéficient de certains avantages.
La réglementation du temps de travail, par exemple, ne vise pas uniquement à protéger le travailleur individuellement contre des horaires nuisibles à sa santé (cette nocivité varie fort selon la nature du travail et la constitution physique du travailleur), ni même à protéger les travailleurs les plus fragiles contre la concurrence sauvage des hercules stakhanovistes ou des manches à balles workaholiques. Il s’agit, bien plus fondamentalement, de permettre au travailleur d’assurer ses autres obligations, notamment familiales, et donc d’éviter les discriminations entre travailleurs (et entre travailleurs et travailleuses !) selon qu’ils ont, ou n’ont pas d’obligations de cette nature. Il s’agit de promouvoir le progrès technique, le partage du travail et une certaine qualité de vie, profitables à l’économie et à la vie sociale dans leur ensemble, même si cela n’arrange peut-être pas, à court terme, les affaires individuelles de l’employeur (voire celles du travailleur).

L’entreprise : une famille ?


Bref, même si le Code civil faisait du contrat de travail un contrat économique, le système juridique dans son ensemble ne reconnaissait pas le travailleur et l’employeur comme de vrais partenaires juridiquement égaux à défaut de l’être économiquement. Peut-on qualifier de contrat économique un contrat qui, même dans l’apparence juridique, ne présentait guère les caractéristiques fondamentales des autres contrats ? Le débat a bel et bien eu lieu, mais guère en Belgique. C’est apparemment en Allemagne qu’il a été mené à son terme.
La réflexion allemande sur le contrat de travail se situe dans un mouvement politique et intellectuel plus global, qui tendait à mettre en cause l’héritage gréco-romain qui avait trouvé son accomplissement dans la philosophie des Lumières, dont procédait le Code civil. Des intellectuels et des juristes ont vu dans des institutions issues d’antiques coutumes germaniques des instruments mieux adaptés à la révolution industrielle que le contrat du Code civil ou son pendant anglais dans la common law. Tel était notamment le cas du contrat de vassalité, qui, avant de servir de base à la hiérarchie nobiliaire dans la société féodale, avait une portée plus large. Le contrat de vassalité, qui présentait beaucoup de traits communs avec le contrat romain de clientèle, consistait pour le vassal/client à se mettre sous la protection du suzerain/patron, et à lui offrir en échange son obéissance et son service.
Contrairement au contrat de travail du Code civil, les contrats de vassalité et de clientèle relevaient du droit des personnes, comme le mariage ou l’adoption. Rattacher le contrat de travail à une telle logique confirme que l’obéissance du travailleur à l’employeur a au moins autant d’importance que la nature et le rendement économique de l’activité prestée. Cela fait du salaire, non pas la contrepartie économique d’un travail, mais la manifestation d’un devoir plus général de protection, qui peut d’ailleurs prendre des formes non monétaires, et des formes monétaires non limitées au salaire. Ce n’est donc pas un hasard si le chancelier Bismarck a attaché son nom aux premières assurances sociales allemandes, et aux systèmes de protection sociale qui relèvent de la même logique. Certes, il s’agissait pour lui de calmer des revendications de la classe ouvrière, et de couper l’herbe sous le pied du parti social-démocrate, son principal adversaire à la Diète impériale. Mais en somme, il ne faisait pas violence à ses propres conceptions, inspirées de la mentalité des junckers prussiens dont il faisait lui-même partie.
Eh oui, un droit d’inspiration autoritaire peut s’avérer plus protecteur qu’un droit d’inspiration libérale, même socialement corrigé. Il ne faut pas chercher ailleurs l’attirance de personnalités du mouvement ouvrier à l’égard des régimes d’Ordre Nouveau, avant et pendant la Deuxième Guerre mondiale, ou la nostalgie parfois exprimée par des travailleurs italiens, espagnols ou portugais, à l’égard du droit du travail de l’époque fasciste, franquiste ou salazarienne, ou tout simplement la confusion idéologique en fonction de laquelle des travailleurs apparemment de bonne foi ne perçoivent pas la contradiction entre un engagement syndical et un engagement dans un parti comme le Vlaams Blok/Vlaams Belang. Ce droit protecteur était-il par ailleurs libérateur, selon le vœu de Lacordaire, c’est une autre question.
Deux guerres mondiales et le délire hitlérien ont guéri les Allemands de ce que pouvait avoir d’embrumé une idéologie inspirée des Nibelungen. Cela ne signifie pas qu’ils ont jeté par-dessus bord tous les éléments de ce droit, dont certains restent pertinents, même en dehors du cadre autoritaire et « teutonique » qui les a vus naître. Le droit du travail allemand fait par exemple, beaucoup mieux que le droit belge, la distinction entre la relation de travail, qui marque l’attachement du travailleur à une entreprise, et le contrat de travail, qui met cette relation en forme à un moment déterminé de la carrière du travailleur. Le contrat de travail peut être dissous, par exemple par suite de maladie, sans pour autant mettre fin à la relation de travail. Le travailleur peut être libéré de son obligation de travailler, et l’employeur de son obligation corrélative de payer le salaire, mais les parties conservent certains liens, permettant par exemple au travailleur de continuer à bénéficier de certains avantages sociaux, d’une priorité d’emploi si des postes conformes à ses aptitudes devaient se libérer, etc. En Belgique, dès que le travailleur cesse définitivement d’être en mesure de prester le travail convenu, le contrat de travail prend fin, mettant fin également à toute obligation juridique de l’employeur, et renvoyant le travailleur vers les assurances sociales.

Une théorie du contrat ?

Peut-on tirer des enseignements pratiques des considérations érudites qui précèdent ? Le Belge en général, et les juristes belges n’y font pas exception, est peu féru de théorie. Le droit social belge a emprunté à diverses logiques, a créé aussi ses propres accents. Sa méthode a été, en général, de produire des lois et des règlements (éventuellement sous forme de convention collective), aussi clairs et détaillés que possible, ce qui dispense normalement le juge de recourir aux grands principes. Si tous les cas sont prévus par le règlement, le seul travail du juriste consiste à repérer dans le fatras l’article qui s’applique au cas qu’il doit trancher. Pas de rechercher une logique profonde, un « esprit » à la lumière duquel pourraient être tranchés les cas non prévus.
Quiconque pratique la branche aujourd’hui peut constater que cette approche n’est plus d’actualité. Des pans entiers de la législation concernent des activités dont il subsiste ici et là des îlots, mais ne sont plus guère représentatives du travail actuel. Et surtout, des secteurs entiers d’activité fonctionnent sans règles adaptées à leur réalité. Il en résulte que le droit social a largement perdu l’autonomie conceptuelle qui se dégageait des manuels des années 1960, même d’origine patronale. Lorsque la réglementation n’offre pas de solution indiscutable, il faut bien recourir aux principes généraux, et ceux-ci se trouvent surtout à l’extérieur de la branche, dans le droit civil et dans le droit public de la protection des droits de l’homme. La réglementation elle-même est, plus souvent qu’à son tour, scrutée sur sa conformité à des « normes supérieures » de divers ordres.
L’approche traditionnelle était assez conforme aux exigences de l’organisation du travail dans les mines et dans les grandes industries manufacturières, ainsi que dans les grandes bureaucraties publiques ou privées, qui ont servi de paradigme au développement de notre droit social. Mais le travail aujourd’hui a pris d’autres formes, qui soulèvent d’autres enjeux. Le respect strict des horaires et les organigrammes rigides, qui furent considérés à juste titre comme des contraintes, mais aussi comme des protections pour le travailleur, ne sont manifestement pas adaptés à certains secteurs d’activité, comme l’aide aux personnes, la vente, la culture, etc. Mais cela ne veut pas dire que les travailleurs de ces secteurs doivent être taillables et corvéables à merci, n’ont pas le droit au respect de leur métier et à des horaires qui tiennent compte de leurs autres obligations, notamment familiales. Et cela ne veut pas dire que tout doit dépendre de la « gestion des ressources humaines » de l’entreprise concernée, autrement dit, finalement de la bonne volonté de l’employeur ou de la capacité de résistance des travailleurs. Sera-t-il possible de définir réglementairement, fût-ce au niveau sectoriel, cet équilibre ? On peut en douter, même s’il ne faut pas sous-estimer la créativité des acteurs de terrain.
C’est que le travail d’aujourd’hui porte aussi des valeurs moins claires que dans le contexte qui a vu naître le droit social. Dans les mines et les grandes usines, il existait une unité objective de condition et d’intérêts entre les ouvriers, qui a pu être « positivée » dans les valeurs d’égalité et de solidarité auxquelles on associe traditionnellement la classe ouvrière. Ces valeurs sont loin d’avoir disparu, contrairement aux lamentations qu’inspire souvent la lecture de la Vulgate, mais on perçoit peut-être mieux qu’elles doivent se combiner avec d’autres valeurs, comme l’autonomie et la reconnaissance du mérite, qui paraissent tout aussi légitimes et qui, contrairement à ce qu’on affirme parfois, n’étaient tout de même pas absentes au temps, tout de même pas si béni que ça, du « charbon » et du travail à la chaine. Or, qu’on le veuille ou non, une approche réglementaire, qui suppose nécessairement une certaine uniformité, privilégie la valeur d’égalité par rapport aux autres, ce qui ne correspond pas nécessairement à la justice, ni à l’intérêt et au souhait des travailleurs. À tout le moins, elle cliche (jusqu’à modification du règlement) le compromis qui s’est établi sur les valeurs, ce qui n’est pas non plus toujours adéquat.
Il sera, dans l’avenir plus encore qu’aujourd’hui, nécessaire de « retourner aux sources », pour identifier clairement les intérêts à protéger, les valeurs à consacrer et les compromis à établir.