La Belgique, pays inventif en matière d’arrangements institutionnels, ne l’a pas été moins ces derniers temps en matière d’idées politiques. C’est en effet dans notre pays qu’a mûri un nouveau concept promis peut-être à un bel avenir, celui d’"État social actif". Dans les déclarations d’hommes politiques, en particulier francophones, interrogés sur leur perception de ce concept, on a pu percevoir une certaine perplexité. L’État social actif serait une réalité floue, voire un simple slogan cachant l’emprise, jusque dans les partis dits de gauche, de la logique néo-libérale. De quoi s’agit-il donc ?
Le mot qui retient l’attention dans l’expression d’État social actif est évidemment celui d’"actif". De quels points de vue l’État social actif est-il actif? Premièrement, l’État social actif est un État qui a pour but d’"activer" les citoyens, d’accroître le nombre de personnes qui occupent un emploi. Les défenseurs de l’État social actif sont d’avis que la Belgique souffre d’un chômage "structurel", c’est-à-dire persistant même en période de croissance économique. Cette interprétation débouche sur la mise en cause de l’efficacité et de la légitimité de l’État providence accusé de ne pas lutter assez efficacement contre l’exclusion sociale. Ainsi, l’accord de gouvernement arc-en-ciel, l’un des premiers textes consacrant officiellement l’État social actif, déclare-t-il : "dans le passé, l’accent a été trop mis sur une approche négative. [...] Garantir des revenus, surtout quand ceux-ci restent faibles, ne suffit pas à faire des personnes aidées des citoyens à part entière" (1). L’accent est mis sur une problématique qui a émergé aux États-Unis dans les années 80, celle de la "dépendance" aux allocations sociales ou encore de la "dépendance au welfare". Cette polarisation sur les questions de dépendance, de pièges à l’emploi, de désincitation, d’"enlisement" dans le chômage va de pair avec un retour de la thématique de la responsabilité : les allocataires ont des droits, mais aussi le devoir de saisir les opportunités qu’on leur présente.
D’un point de vue de gauche, on peut avoir deux opinions sur ces questions. La première, intransigeante, considère que le retour de la notion de la responsabilité dans le débat sur les politiques sociales est une régression par rapport à la conception classique de l’État providence. L’État providence a renoncé à toute espèce de discours moral sur la pauvreté; dès lors la question de la responsabilité ne peut venir que d’une vision libérale intolérable.
Un autre point de vue, plus conciliant, considère qu’une politique de gauche n’est pas incompatible avec un débat sur la responsabilité des chômeurs pour autant qu’elle s’accompagne aussi – condition essentielle – d’un débat sur la responsabilité des autres acteurs socio-économiques, en particulier l’État et les entreprises, mais au-delà aussi, tous les citoyens. Dans l’État providence, la responsabilité ne disparaît pas, mais elle est socialisée par le fait que chaque citoyen finance la solidarité selon l’adage : "un pour tous, tous pour un !" (2). D’où une distribution partagée des responsabilités : le chômeur a la responsabilité de s’insérer, mais les autres acteurs ont la responsabilité de lui fournir les moyens nécessaires pour ce faire. Dès lors, le débat sur l’État social actif se concentre sur la question des moyens. Ce qui amène certains, comme l’économiste Christian Arnsperger (UCL), à considérer que si l’État social actif est compatible avec une vision de gauche, en pratique il ne l’est pas, car il suppose des moyens qui excèdent ceux dont dispose actuellement la Belgique. La rhétorique de la responsabilisation et de l’activation des chômeurs devient de ce fait très dangereuse.
Un État "compétitif"?
Mais, et c’est le deuxième sens du mot "actif", l’État social actif ne se contente pas d’"activer" les citoyens, il doit s’activer lui-même ! Et ce, non seulement pour combattre l’exclusion sociale, mais aussi parce que l’État social est censé contribuer à la compétitivité de l’État. C’est un retournement par rapport au discours ultra-libéral des années 80 qui ne rêvait que d’une chose : réduire l’État à sa portion congrue. Désormais, les déclarations belges et européennes convergent pour répéter à qui veut l’entendre que justice sociale et performance économique sont conciliables. De quelle manière? En faisant de l’État social un État qui investit dans les personnes. Ce postulat est à l’origine d’une littérature envahissante sur la formation professionnelle et l’"apprentissage tout au long de la vie", thématique qui est loin d’être neuve puisqu’elle émergeait déjà dans les rapports de l’OCDE et le Livre Blanc de Jacques Delors au début des années 90. C’est l’origine aussi de la thématique de l’"égalité des chances", qui exprimerait, selon le ministre des Affaires sociales, Frank Vandenbroucke, l’essence même du projet social-démocrate. En clair, dans l’État social actif, on distribuera moins du revenu monétaire que du "capital humain", c’est-à-dire des savoirs et des savoir-faire. Avec l’espoir (le rêve?) que l’égalité des chances d’accès à la formation et à l’"employabilité" produise en bout de course une égalisation au moins partielle des revenus. Le poids de la redistribution reposerait alors moins sur les épaules de l’État que sur celles des individus, en fonction de leur volonté et de leur aptitude à accroître leur "capital humain" (3).
Encore à inventer
L’État social actif a reçu au cours du récent Sommet de Lisbonne (mars 2000) ses lettres de noblesse européennes. Les conclusions de ce Sommet renforcent l’impression d’une instrumentalisation des politiques sociales par l’État social actif. Un économisme à courte vue tend à faire de l’État providence un instrument stratégique censé permettre à l’Europe de ravir aux États-Unis le leadership en matière de "nouvelle économie fondée sur la connaissance". Comme l’affirment les conclusions du Sommet : "L’investissement dans les ressources humaines et la mise en place d’un État social actif et dynamique revêtiront une importance capitale tant pour la place de l’Europe dans l’économie de la connaissance que pour faire en sorte que l’émergence de cette nouvelle économie n’ait pour effet d’aggraver les problèmes sociaux actuels que sont le chômage, l’exclusion sociale et la pauvreté" (4).
L’idée initiale de l’État social actif, celle de réfléchir à une meilleure cohérence entre politiques d’emploi, sécurité sociale et politique de lutte contre l’exclusion sociale n’est certainement pas à rejeter. Il ne fait aucun doute que les évolutions sociales posent de redoutables défis à notre modèle social qui date d’un demi siècle et n’est pas ou pas entièrement adapté à un monde "mondialisé". Il n'en demeure pas moins que les versions actuelles de l’État social actif ne répondent pas aux attentes qu’on peut avoir en tant que citoyens de gauche. Sans doute parce qu’elles refusent de s’attaquer au nœud du problème, celui de la guerre économique dans laquelle nous vivons depuis plus de vingt ans. L’équilibre que les Blair, Verhofstadt, Vandenbroucke... prétendent réaliser entre justice sociale et compétitivité économique penche toujours en faveur de cette dernière. Peut-être un État social actif de gauche est-il possible mais il est encore à imaginer.
Étienne Lebeau
Fec
1. La voie vers le XXIe siècle - accord de gouvernement, 7 juillet 1999, www.premier.fgov.be, p.12.
2. F. Ewald, "L’État providence", Grasset, 1986.
3. Voir l’article de W. Streeck, "Competitive Solidarity : Rethinking the “European Social Model"
4. Conseil européen de Lisbonne, 23 et 24 mars 2000, Conclusions de la présidence, p. 8.