Dans les discours d’usage sur les jeunes et internet, la tranche d’âge entre 16 et 25 ans est réputée être la génération des « natifs numériques » : celle qui jongle intuitivement avec l’ordinateur, internet et les autres technologies de l’information et des communications (TIC). Ces discours sur une jeunesse uniformément branchée à son téléphone et son ordinateur portable 24h sur 24 présente les jeunes comme un groupe d’âge homogène, à l’abri de toutes formes de marginalisation numérique. Or, c’est loin d’être le cas. Si seulement 9 % des jeunes entre 16 et 25 ans n’utilisent que peu ou prou internet, ils sont toutefois 33 % à estimer leurs compétences informatiques insuffisantes par rapport aux exigences du marché du travail.


La mise en évidence du décalage entre le monde numérique des jeunes et les compétences en matière de TIC que la société attend d’eux est l’une des conclusions majeures d’une étude sur les jeunes off-line que la FTU vient de terminer pour le Service public fédéral Intégration sociale, dans le cadre du programme national de lutte contre la fracture numérique. L’étude se focalise sur les jeunes de la tranche d’âge entre 16 et 25 ans, car c’est à la sortie de l’adolescence que les jeunes connaissent une série de transitions dans leur vie personnelle et deviennent progressivement concernés par les usages d’internet dans tous les domaines de la vie en société. C’est aussi dans cette tranche d’âge que la plupart des jeunes construisent leur identité d’adulte et partagent une culture numérique commune. Les jeunes off-line sont d’autant plus exposés à des risques de marginalisation ou d’exclusion qu’ils ne représentent qu’une petite minorité au sein de leur génération. À l’inverse des discours prêts-à-penser sur les jeunes et internet, la jeune génération est loin d’être homogène, tant sur le plan numérique que sur le plan sociodémographique. Sur 100 jeunes entre 16 et 25 ans, on trouve 45 étudiants de moins de vingt ans, 25 travailleurs de vingt ans et plus, 17 étudiants de vingt ans et plus, 6 chômeurs (dont un de moins de vingt ans), 3 travailleurs de moins de vingt ans et 4 jeunes qui ne sont ni au travail, ni au chômage, ni aux études.
Il y a très peu de jeunes totalement off-line entre 16 et 25 ans : 5 % selon l’enquête Statbel 2008, encore moins selon d’autres sources, comme l’Agence wallonne des télécommunications (AWT) ou le consultant en marketing InSites. Selon Statbel, la population des 16 à 24 ans inclus se répartit entre 75 % d’utilisateurs assidus d’internet (plusieurs fois par semaine), 16 % d’utilisateurs non assidus (moins d’une fois par semaine) et 9 % de non-utilisateurs ou utilisateurs épisodiques (moins d’une fois par trimestre). Il est donc opportun d’élargir la notion de jeunes off-line à ceux qui n’ont qu’une utilisation sporadique ou limitée d’internet — ceux que l’on peut qualifier de « quasiment off-line ». Ces utilisateurs épisodiques ne sont cependant pas étrangers à l’univers des TIC : selon l’enquête 2008 de l’AWT, ils ont souvent un GSM multimédia et une console de jeux.
Une étude menée en Grande-Bretagne par Livingstone et Helsper fournit quelques précisions sur le public des utilisateurs épisodiques d’internet parmi les 16-19 ans. Ce public est composé de 38 % de jeunes qui ont été contraints de réduire leur usage en raison d’une perte d’accès individuel, notamment quand ils quittent le foyer familial ; 29 % de jeunes qui ont réduit volontairement leur usage tout en gardant l’accès ; 19 % qui ont un accès mais qui ont toujours préféré un usage occasionnel ; 14 % qui ont toujours été contraints à un usage épisodique faute d’accès domestique. L’usage épisodique est donc volontaire pour la moitié d’entre eux, contraint pour l’autre moitié.
Même si les lieux d’utilisation d’internet par les jeunes se sont diversifiés au cours des dernières années, le domicile garde une importance primordiale. Cela signifie-t-il que les jeunes totalement ou quasiment off-line proviennent toujours de ménages off-line ? Non, mais l’organisation de la famille, particulièrement la structure de l’habitat et la ségrégation des rôles masculins et féminins, est un facteur dissuasif pour certains jeunes, notamment certaines jeunes filles.
Dans le cadre de l’étude de la FTU, des rencontres ont été organisées avec des acteurs de terrain de l’Aide à la jeunesse : des animateurs de maisons de jeunes ou de maisons de quartier, des éducateurs de rue, des travailleurs sociaux, des responsables de foyers d’accueil pour jeunes en difficulté. Ces rencontres ont révélé qu’il n’existe pas un groupe particulier de jeunes off-line, que l’on pourrait caractériser par des variables sociologiques ou démographiques, mais plutôt une grande diversité de situations de quasi-déconnexion ne concernant, chacune d’entre elles, qu’un très petit nombre de jeunes. Le rapport des parents à culture numérique contemporaine, leur perception de l’utilité d’internet et leur évaluation des risques et des avantages de l’utilisation d’internet sont considérés par les acteurs de terrain comme des facteurs explicatifs importants des situations de quasi-déconnexion des jeunes. Pour échapper au contrôle familial, certains jeunes cherchent des subterfuges et utilisent internet à l’insu de leur environnement familial, dans d’autres lieux, mais dans des situations qui ne favorisent pas toujours leur autonomie.
Les projets d’inclusion numérique à destination des jeunes en provenance de milieux défavorisés se sont révélés rares. Un manque de sensibilisation à l’égard de cette problématique a été constaté lors des contacts pris avec les acteurs de terrain de l’Aide à la jeunesse.

Tous natifs numériques ?

Les jeunes entre 16 et 25 ans sont réputés appartenir à la génération des « natifs numériques », qui se sont approprié les technologies numériques dans tous les domaines de leur vie quotidienne. Alors que de nombreuses études portent sur les usages et les risques d’internet pour les adolescents, peu d’études s’intéressent au « comportement numérique » des jeunes dans la transition entre l’adolescence et l’âge adulte, entre la formation et le marché du travail, entre le foyer familial et la vie autonome. L’accent mis sur les dangers d’internet pour les adolescents détourne quelque peu l’attention de la problématique de l’exclusion numérique chez les jeunes en transition.
La question de la fracture numérique chez les jeunes est donc plus subtile et moins apparente que chez les adultes plus âgés. Il s’agit d’examiner à la fois les disparités liées à la qualité de l’accès à internet et aux modes d’usages. La qualité de l’accès à internet peut être tributaire de l’organisation familiale, surtout chez les plus jeunes, ou de situations d’instabilité ou de précarité dans le logement ou dans l’emploi. Quant aux disparités dans les modes d’usages, elles sont liées à la capacité d’exploiter les contenus numériques et les services en ligne. Des phénomènes de segmentation des usages se créent au sein de la jeune génération, notamment entre les usages récréatifs et les usages utilitaires. Ils peuvent aussi révéler d’autres fragilités, par rapport au marché du travail par exemple.

Fonction ludique et sociale

L’univers numérique des jeunes présente quelques caractéristiques spécifiques. Les enquêtes sur les utilisateurs d’internet font ressortir que les jeunes de 16-24 ans présentent un profil contrasté par rapport aux tranches d’âge 25-34 ans et 35-44 ans. Si les usages de base d’internet, de même que les usages audiovisuels (musique et vidéo), sont très largement répandus chez les 16-24 ans, les usages commerciaux et utilitaires le sont moins. Les jeunes belges semblent réticents aux achats en ligne. Ils sont moins nombreux que dans les pays voisins à utiliser des services administratifs, commerciaux et de recherche d’informations (voir tableau en page 5).
Une enquête menée en Flandre en 2005-2006 par la Jeugd Onderzoeksplatform (JOP) auprès des jeunes de 14-25 ans montre que le profil d’usages de ces jeunes n’est pas homogène. Les auteurs distinguent quatre clusters d’usages chez les jeunes : la fonction détente et interaction, la fonction recherche d’informations, la fonction communication et la fonction commerciale et utilitaire.
– La fonction détente et interaction est préférée par les plus jeunes, majoritairement masculins, ainsi que par ceux qui ont un niveau d’instruction plus faible. La situation socioéconomique des parents a peu d’influence.
– La fonction communication, qui se distingue de la précédente par un poids moins important des blogs et des jeux, mais un poids plus important de l’utilisation des moteurs de recherche, est préférée par les plus jeunes, ayant un niveau d’instruction moyen ou élevé, dont les parents ont en général un emploi.
– La fonction recherche d’informations, dans laquelle les usages audiovisuels ont un poids moins important, est préférée par des jeunes plus âgés, d’un niveau de scolarité plus élevé et dont les deux parents travaillent.
– La préférence pour la fonction commerciale et utilitaire est influencée par l’âge, le niveau d’instruction des parents et celui des jeunes.
Toutes les enquêtes montrent que chez les jeunes, le niveau de familiarité avec l’informatique et internet est élevé, mais il n’est pas homogène. L’apprentissage par la pratique et l’aide du réseau de relations sont des modalités très fréquentes d’acquisition des compétences, à côté de l’enseignement. Cependant, l’enquête Statbel 2008 indique que 36 % des jeunes de 16-24 ans sont uniquement capables de réaliser des tâches élémentaires sur internet. Quel que soit leur degré de familiarité avec les TIC, ces jeunes sont 33 % à considérer que leurs compétences informatiques ne sont pas suffisantes par rapport aux exigences du marché du travail.
Les recherches sur les usages d’internet par les jeunes montrent que celui-ci a une fonction sociale et identitaire essentielle pour les jeunes. Cette fonction est ce qui distingue le plus les pratiques numériques des jeunes de celles des adultes. Par ailleurs, bien que les jeunes réalisent leurs recherches sur internet plus rapidement que leurs aînés, ils consacrent peu de temps à évaluer la qualité de l’information, sa pertinence et son exactitude. La culture de l’information des jeunes ne s’est pas significativement améliorée avec un accès élargi à l’informatique et à internet.

Déconnexion – décalage

Pour les acteurs de terrain, le problème se situe dans le décalage entre l’expérience numérique des jeunes et les attentes de la société à leur égard, en matière d’usages des TIC dans la sphère socioéconomique. Selon eux, les institutions d’enseignement et les pouvoirs publics n’ont qu’une notion imprécise des connaissances et des compétences TIC réelles des jeunes. Par ailleurs, le fait d’être jeune ne procure pas en soi d’avantages en ce qui concerne une approche plus stratégique et plus critique d’internet.
De plus, les compétences mobilisées, d’une part, dans les usages de communication, multimédia et jeu, et, d’autre part, dans les activités en ligne qui relèvent de la sphère socioéconomique, sont de nature différente. Selon nos interlocuteurs de terrain, les jeunes perçoivent ces deux catégories d’usages comme des mondes différents. Certains jeunes sont capables d’établir des passerelles entre ces deux mondes et de se sentir familiers dans les deux univers. D’autres pas.
Le défi de l’inclusion numérique des jeunes consiste donc à construire des passerelles entre ces deux mondes et à apprendre à y faire le va-et-vient, de manière autonome. Les jeunes en situation de quasi-déconnexion ont à la fois besoin de découvrir ces passerelles et d’apprendre comment les emprunter avec succès. Ils ont besoin d’un accompagnement pour leur permettre de faire ce chemin qui, pour les plus défavorisés d’entre eux, constitue, s’ils sont seuls, un véritable parcours d’obstacles.
L’expression « fracture numérique » prend donc chez les jeunes un sens bien particulier, celui d’un décalage entre deux représentations de l’univers numérique. Ce décalage engendre un risque de marginalisation des jeunes qui se trouvent cantonnés dans le seul univers du divertissement et de la communication instantanée.

Mesures à envisager

En passant en revue divers programmes d’action en faveur de l’inclusion numérique en Belgique et en Europe, on se rend compte que les jeunes off-line figurent rarement parmi les préoccupations de ces programmes. Quand c’est le cas, deux groupes à risque sont identifiés : les jeunes qui ne sont ni sur le marché du travail, ni dans la formation, ainsi que ceux qui suivent un enseignement spécial.
Les acteurs de terrain formulent des suggestions. Ils partent du constat que, pour les jeunes, les TIC sont un moyen de se découvrir eux-mêmes et de découvrir les autres. Toutefois, un accompagnement et un soutien adaptés sont souvent nécessaires pour les jeunes en situation de quasi-déconnexion. Pour cela, les travailleurs de l’Aide à la jeunesse doivent apprendre à mieux utiliser les TIC comme outil d’expression, de communication et d’intervention sociale.
Parmi les recommandations issues de l’étude FTU, on relève aussi : la proposition d’une « formule jeunes » pour les tarifs internet ; une meilleure convergence entre la formation aux TIC et l’éducation aux médias dans les écoles ; la prise en compte, par les entreprises et les institutions publiques, du « décalage numérique » de certains jeunes lors de la définition des profils d’emploi, dans les tests de sélection et dans la formation en entreprise. Par ailleurs, deux recommandations s’adressent au monde des médias : d’une part, adopter une attitude plus critique à l’égard du mythe de la génération des « natifs numériques », qui crée des stéréotypes qui se retournent contre les jeunes ; d’autre part, délivrer un message plus équilibré sur les opportunités et les risques d’internet pour les jeunes. Les messages sur les dangers d’internet doivent être repensés en fonction des effets pervers qu’ils peuvent provoquer auprès de parents off-line ou peu familiarisés avec les TIC. Toutes les recommandations proposées visent à appréhender la situation des jeunes off-line de manière intégrée, en resituant les pratiques numériques des jeunes de 16 -25 ans dans le cadre plus large de leur vécu, de leurs activités et de leur transition vers l’autonomie.

Co-écrit par Périne Brotcorne



Quelques références :
Brotcorne P., Mertens L., Valenduc G. (2009), « Les jeunes off-line et la fracture numérique – les risques d’inégalités dans la génération des “natifs numériques” », Rapport pour le SPP Intégration sociale, septembre 2009. Téléchargeable sur www.mi-is.be.
Boonaert T., Vettenburg N. (2009), « Jongeren en ICT, een divers publiek », in Vettenburg & al. (eds), Jongeren binnenstebuiten, Jeudg Onderzoeksplatform (JOP), Acco, Leuven.
Livingstone S., Helsper E. (2007), « Gradations in digital inclusion : children, young people and the digital divide », in New Media & Society, vol. 9 n°4, 671-696.

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