Comment s’articulent les initiatives locales avec l’avancée d’une utopie à l’échelle globale? C’est la problématique qui hante les Forums sociaux mondiaux et régionaux depuis une dizaine d’années. Et ce, dans un contexte de « capitalisme mondialisé » largement dominant, sans réel contre-pouvoir. Modèle dominant dont on s’accorde (et là-dessus, il y a consensus parmi les contestataires) à dénoncer les impasses et les contradictions 1.

 
Ces dernières années, la conjonction des crises (alimentaire, financière, économique et aussi climatique, énergétique, environnementale...) a rendu plus évidentes encore les limites structurelles de ce modèle dominant et élargi le spectre des «contestataires » et des propositions alternatives au-delà des frontières habituelles... jusqu’à entendre, par exemple, le président français Nicolas Sarkozy réclamer en 2009 la « suppression des paradis fiscaux » (on en est loin aujourd’hui) et plus récemment, l’ex-footballer Éric Cantona, appeler les épargnants à retirer leur argent des banques pour « faire tomber le système ». Comment mettre de l’ordre dans cette profusion de critiques, d’initiatives, de propositions et de perspectives alternatives ?
Convergent-elles dans la définition d’un nouveau modèle de développement et dans la construction d’un nouveau « sujet social » qui le porterait ? Deux hypothèses pour répondre à cette double question: l’une optimiste, l’autre pessimiste. La première, c’est l’hypothèse de la « diversité articulée », qui prend la dynamique par le haut, l’hypothèse positive, volontariste... La seconde, plus réaliste, met le doigt sur les clivages et les écueils existants, bref sur les conditions non rencontrées à ce jour, mais pourtant nécessaires à la convergence des alternatives, du local au global. C’est l’hypothèse des « divergences et des écueils insurmontables» ou plutôt «encore insurmontés ».

Hypothèse de la «diversité articulée»

Pour les tenants de la première lecture – que l’on retrouve notamment parmi les principaux promoteurs des Forums sociaux et des dynamiques altermondialistes –, il y a convergence et articulation dans les aspirations des différents acteurs contestataires, dans leurs stratégies et dans les identités mobilisées et les adversaires désignés.
Oui, il y a bien articulation entre revendications ou projets alternatifs de court, moyen et long terme, par exemple. De la taxe sur les transactions monétaires internationales (Tobin ou autres) au renversement de la logique du capitalisme, en passant notamment par l’annulation de la dette du «tiers-monde», la suppression des paradis fiscaux, la levée des obstacles au développement des économies dépendantes (en termes de flux, de prix, etc.), on est bien sur un seul et même continuum protestataire porté par une même dynamique.
Oui, il y a bien articulation entre alternatives locales, nationales, régionales et mondiales. De la construction d’une éolienne, de l’opposition à un barrage ou à la fermeture d’une entreprise jusqu’à la démocratisation des institutions internationales, à la régulation du commerce mondial, la cohérence mobilisatrice impose son évidence.
Oui, il y a bien articulation, au sein de cette dynamique fédératrice, entre revendications d’ordre socio-économique, écologique, politique et culturel. De la promotion d’un «budget participatif», de l’« exception culturelle », à la lutte contre les agrocarburants, contre la «chasse aux chômeurs», contre la guerre en Afghanistan, pour les droits des homos, contre le racisme... les passerelles sont réelles et multiples.
Oui, il y a même convergence dans l’altermondialisme, dans le meilleur des cas, entre postures réformatrices et radicales, régulationnistes et transformatrices, social-démocrates et socialistes, etc. On entend des figures radicales notoires reconnaître que « dans un premier temps, des réformes progressives sont nécessaires », que « la stratégie des petits pas constitue de fait un passage obligé ». On entend des personnalités réformistes confirmées admettre que, dans ces mobilisations, ce sont bien les radicaux qui «indiquent la bonne direction, définissent l’utopie à viser».
Plus fondamentalement, les observateurs optimistes vont jusqu’à diagnostiquer, à propos de cette dynamique de convergence alternative, l’émergence d’une « nouvelle perspective émancipatrice » 2 qui, en puisant dans l’histoire des luttes, actualiserait des aspirations déjà anciennes et en renouvelleraient de plus récentes. Parmi les premières, l’aspiration républicaine bien sûr, cette aspiration des 18e et 19e siècles à la démocratie politique, à la citoyenneté, à l’expression de la volonté populaire. L’aspiration à la justice sociale ensuite, entre les groupes sociaux (qui a fécondé les luttes socialistes et le mouvement ouvrier dès le 19e siècle) et entre les peuples (qui a nourri les luttes tiers-mondistes du 20e siècle).
À ces aspirations héritées, la « nouvelle perspective émancipatrice » en ajoute de nouvelles, plus récentes ou diffuses jusque-là. Elle puise ainsi abondamment dans le registre écologiste (les limites environnementales au progrès, à la croissance oblige à reproblématiser, redéfinir, infléchir les aspirations « progressistes »…), dans le registre féministe (la question de l’égalité hommes femmes doit être sortie de la périphérie, des « questions spécifiques » ou même « transversales »), dans le registre individualiste (la reconnaissance du sujet, le statut de l’individu par rapport au collectif, la valorisation de l’autonomie individuelle, la question de l’individualisme n’est pas laissée au néolibéralisme), et bien sûr dans le registre culturel (la reconnaissance des diversités, des droits culturels se combinent enfin aux aspirations égalitaires et démocratiques, longtemps opposées).
Autre lecture intégratrice, parmi d’autres : celles des « droits » comme socle minimum à toutes ces luttes 3. Les «droits», pour leur rôle liant et fédérateur, donnent à ce « mouvement de mouvements » une plateforme commune : l’aspiration à une régulation par les droits, à substituer à une régulation par le marché. Il s’agit non seulement de rééquilibrer le discours dominant sur les droits, en articulant aux droits civils et politiques, les droits économiques, sociaux, culturels, les droits des peuples, les droits à l’alimentation, à la santé, au travail, au logement, etc., mais aussi d’étendre la perspective à d’autres aspects de la vie collective, indispensables à la dignité humaine, en y ajoutant donc les droits environnementaux, les droits sexuels, reproductifs, à la paix, etc. Indivisibles et non hiérarchisables, droits individuels et collectifs et l’ensemble des luttes qui visent à les affirmer ou à les défendre participent à l’édification d’une seule et même dynamique plurielle.
Bref, on aurait donc bien affaire à de réelles convergences contestataires et alternatives qui, toutes, globalement, visent à limiter l’emprise du marché et du capital sur la vie (dont les conséquences sociales, environnementales et culturelles sont ressenties plus ou moins durement) et à développer la participation démocratique. Dit encore autrement, la « redistribution » des ressources et des richesses, la « reconnaissance » culturelle 4, le respect de l’environnement et la revalorisation de la démocratie fédèrent une diversité d’acteurs et d’initiatives articulées.
À tel point que les stratégies elles-mêmes, pourtant très éparses, seraient occupées à converger. Convergences, dans le meilleur des cas, entre modes d’action réticulaires et plus centralisés, entre expérimentation et délégation, entre formes d’organisation démocratiques, horizontales, participatives et plus verticalistes, médiatrices, représentatives, entre sphères d’action sociale, locale et sphères d’action politique, globale. Convergences aussi dans les identités mobilisées : articulation entre identités sociales, culturelles, ethniques, régionales, sexuelles... et enfin, articulation, dans le meilleur des cas, entre acteurs populaires et « entrepreneurs sociaux», entre victimes directes ou (très) indirectes du modèle de développement dominant, du capitalisme...

Hypothèse des «écueils réellement existants»

La deuxième lecture, plus réaliste – l’hypothèse des « divergences et des écueils insurmontables ou insurmontés » – focalise sur les conditions non réunies pour l’articulation des alternatives. En simplifiant à l’excès, le constat est donc : non, il n’y a ni articulation ni convergence dans les aspirations, stratégies, identités mobilisées et adversaires désignés. Et cela, en raison d’une série de fractures et d’obstacles relativement patents. Faute d’espace pour tous les évoquer ici, nous retiendrons trois ou quatre exemples qui illustrent la difficulté de la démarche.
Un premier exemple renvoie au clivage théorique et pratique à l’œuvre entre courant autogestionnaire, axé sur des « changements par le bas», et courant politique, axé sur des «changements par le haut ». Dans toutes leurs diversités, les axés « changements par le bas » se réclament plutôt des traditions anarcho-syndicaliste, libertaire, communautaire ou autogestionnaire.
Ils parlent expériences microalternatives hic et nunc, économie sociale, solidaire, participative 5, autonomie, contagion sociale (« exemplarité ») plutôt que politique... Ils prônent le rejet des institutions, de toute forme de médiation, de délégation, de récupération, et dévalorisent la scène politique institutionnelle. Le modèle idéalisé, c’est celui des entreprises argentines récupérées par les travailleurs après 2001, des communautés autonomes indigènes zapatistes, d’un projet d’écotourisme solidaire communautaire, etc. : « changer le monde sans prendre le pouvoir ».
Les axés « changements par le haut » se réclament plutôt, quant à eux, des traditions sociale-démocrate, jacobine ou marxiste-léniniste, de la logique parlementaire, centralisatrice, du rapport hiérarchique entre institutions partisanes (haut) et mouvements sociaux (bas). Ils parlent politique, rapport de force, « masse critique », atteinte de certains seuils pour que le changement ait lieu, pour peser... Ils prônent l’efficacité politique, la structuration du mouvement, l’articulation partisane, la traduction politique des revendications, à différents niveaux de décisions..., le tout étant présenté comme condition de survie, de développement et de succès du mouvement. Le modèle idéalisé, c’est par exemple, celui du Bolivien Evo Morales, de leader syndical à candidat à la présidence d’un pays, au nom d’un parti défini comme instrument politique des mouvements qui le portent.
Entre les « autogestionnaires » et les « politiques », les caricatures fusent. Les premiers reprochant aux seconds de vouloir mettre sur pied une « 5e Internationale » qui confisquerait au mouvement sa propre dynamique ; les seconds reprochant aux premiers de faire dans le « Woodstock social », dans l’éparpillement d’initiatives aussi sympathiques qu’inoffensives.
Un autre clivage sépare deux autres pôles, non homogènes, et eux-mêmes traversés de multiples courants, mais assez opposés dans leurs rapports à la mondialisation 6. Les « altermondialistes » et les « antimondialistes », les partisans de « plus de mondialisation » et les adeptes de « moins de mondialisation ». Pour faire court, si les « plus de mondialisation » se mobilisent d’abord pour une véritable régulation politique supranationale, pour une nouvelle architecture institutionnelle internationale (plus démocratique, représentative, transparente), pour une organisation mondiale du commerce et de la finance promotrice d’échanges équitables, les « moins de mondialisation » en revanche tendent à percevoir la logique de cette dernière comme une entreprise de dépossession. Dépossession de la souveraineté des nations ou des peuples, pour les courants souverainistes ou tiers-mondistes qui prônent par exemple la « déglobalisation » 7 ou la «déconnexion» 8. Dépossession de la maîtrise, à la base, des enjeux sociaux, économiques, environnementaux, culturels, pour les tenants d’une approche micro ou localiste du développement, du contrôle citoyen, de la réappropriation communautaire du devenir des sociétés.
Une autre fracture, sociale cette fois et déjà ressassée, clive les « victimes du capitalisme » des « élites alternatives ». Si ces dernières ont régulièrement assumé une fonction de catalyseur, de leadership ou de médiation dans l’histoire des luttes, leur surreprésentation au sein des dynamiques altermondialistes engendre un déséquilibre. Surreprésentation manifeste de professionnels du militantisme, de l’action sociale et de la coopération, d’ONG, d’acteurs du Nord, de classe moyenne ou plus, d’urbains, d’instruits au-delà de la moyenne (de 75 à 90 % d’universitaires parmi les inscrits aux FSM et FSE)… et sous représentation tout aussi patente des mondes populaires, en particulier d’Afrique et d’Asie.
C’est l’éternelle question de l’ancrage social tout relatif des dynamiques alternatives, de leur composition sociale, représentativité et légitimité. La question des liens entre positions sociales et radicalité. Mais aussi la question des rapports sociaux et des décalages culturels criants, entre tel mouvement paysan et telle élite militante globalisée, entre jeunes rebelles cosmopolites, mobilisés par choix, par goût ou par altruisme et « sans terre » ou « sans domicile » présents par intérêt ou nécessité vitale 9. La fracture n’est pas nouvelle, elle hante encore les exégètes du mai 68 français.
Enfin, un frein important à la formulation d’une alternative globale portée par des acteurs convergents réside dans les variations contextuelles, nationales, les espaces, les conditions spécifiques dans lesquelles peuvent émerger tels ou tels types de lutte. Souvent sous-estimées à l’heure des bilans de « l’état des résistances » dans le monde, les contingences abondent. Sociétés ouvertes, fermées, cadres autoritaires ou démocratiques, prédominance d’acteurs ruraux ou urbains, histoires sociopolitiques particulières, contextes religieux... bien des « variables nationales » empêcheront longtemps encore de parier, par exemple, sur un scénario à la bolivienne en Birmanie ou de « stimuler les convergences programmatiques » entre acteurs sociaux de Guinée Bissau, de Palestine et du Brésil...
Au total, on conclura « diplomatiquement » que les questions lancinantes et irrésolues qui traversent les convergences d’acteurs sociaux opposés au modèle de développement dominant et promoteurs d’alternatives crédibles et démocratiques restent bien les mêmes depuis le tournant des années 2000 : quelle identité plurielle (unification ou construction de repères communs dans le respect des différences?) et quelle stratégie organisationnelle pour quelle efficacité politique ? Ou encore, quels ancrages sociaux pour quel rapport au politique ?



1. Conclusions de la rencontre internationale «Du local au global : quels modèles de développement pour le monde de demain», Bruxelles, 9 décembre 2010.
2. Philippe Corcuff, « Quelques repères communs pour la galaxie altermondialiste », ContreTemps, 2004.
3. Gustave Massiah, «Une stratégie altermondialiste», La Découverte, 2011.
4. Nancy Fraser, «Qu’est-ce que la justice sociale ?», La Découverte, 2011.
5. Michael Albert, «Après le capitalisme.Éléments d’économie participative», Agone, 2003.
6. François Polet, «Clés de lecture de l’altermondialisme», Couleur Livres – CETRI, 2008.
7. Walden Bello, « The Virtues of Deglobalization », Foreign Policy in Focus, 2009.
8. Samir Amin, «La déconnexion. Pour sortir du système mondial», La Découverte, 1986.
9. Bruno Frère, « Économie sociale : le risque ‘caritatif’ d’un projet politique », Politique, 2010.