Les images et récits en provenance d’Afrique laissent bien peu de place à la lutte collective et organisée pour la défense des droits des travailleurs, et de la population en général. Raison de plus pour s’intéresser au cas de la Guinée où cette lutte fut même victorieuse cet hiver, grâce au soutien international et surtout à l’obstination des syndicalistes locaux, au premier rang desquels, Rabiatou Serah Diallo, secrétaire générale de la CNTG (Confédération nationale des travailleurs de Guinée).



Ancienne colonie française, ayant déclaré son indépendance en 1958, la Guinée (parfois appelée Guinée Conakry, du nom de sa capitale) est un État côtier d’Afrique de l’Ouest, partageant ses frontières avec pas moins de six pays – Guinée Bissau, Sénégal et Mali au Nord, Côte d’Ivoire à l’Est, Liberia et Sierra Leone au Sud. Ces trois derniers États ont subi récemment des situations de guerre civile, qui ne sont pas restées sans conséquence sur l’équilibre interne de la Guinée. Grand comme sept fois la Belgique, avec une population de près de 10 000 000 d’habitants, ce pays dont le PIB par habitant est un des plus bas de la planète (environ 2 000 $) est extrêmement riche en ressources minières : diamants, or, fer, uranium et, surtout, bauxite, le minerai utilisé pour fabriquer l’aluminium. La Guinée en possèderait un tiers des réserves mondiales et, à lui seul, le bauxite représente 70 % des exportations du pays. Ses mines sont exploitées par Alcoa et Rusal, les deux plus gros producteurs mondiaux d’aluminium. Typique de nombreux pays d’Afrique par ce contraste entre richesse minière, pauvreté économique et instabilité géostratégique, la Guinée est également emblématique des nouvelles relations commerciales africaines. Ainsi, son premier partenaire à l’exportation est la Russie, et la première source de ses importations est la Chine (chiffres des 2005) 1 – confirmant à son échelle l’influence grandissante qu’occupent ces deux nouveaux géants commerciaux, et surtout la Chine, dans l’économie africaine.  N’ayant connu que deux présidents en près de cinquante années d’indépendance – Sékou Touré jusqu’en 1984, et Lansana Conté depuis lors, suite à un coup d’État militaire –, la Guinée est désormais dirigée par un homme de 72 ans, en mauvaise santé, dont la disparition à venir pourrait provoquer une lutte fratricide au sein de son entourage, pour se partager les postes de pouvoir. En attendant, le pays connaît depuis près de deux ans de nombreux mouvements de grève et d’agitation sociale, qui ont culminé en janvier et février de cette année, en un véritable bras de fer entre le président et ses proches, d’un côté, les syndicats et la société civile de l’autre. Réprimés dans le sang, ces mouvements ont finalement engrangé de considérables avancées (voir chronologie ci-après). À leur tête, une femme, Rabiatou Serah Diallo, dont le combat s’est marqué dans la chair. Au cours de l’entretien qu’elle a accordé à Démocratie, elle montrera ainsi les douilles des balles qui lui ont été tirées dans les jambes lors de la grande manifestation du 17 janvier 2007. Au vu des estimations, qui font état de plusieurs centaines de victimes de la répression présidentielle et gouvernementale au cours des deux premiers mois de l’année, Rabiatou Serah Diallo s’en tire presque à bon compte. Signalons d’ailleurs que le Pont du 8 Novembre à Conakry, lieu central de la manifestation la plus durement réprimée, a été filmé par la représentante de l’Union européenne en Guinée, tout au long des « événements » du 22 janvier (49 morts).

Rabiatou Serah Diallo


Rabiatou Serah Diallo est, depuis 2000, secrétaire générale de la CNTG (Confédération générale des travailleurs de Guinée), le plus important des syndicats guinéens, avec près de 60 000 adhérents, et, depuis 2006, vice-présidente du Comité des femmes de la Confédération syndicale internationale (CSI). Née en 1950, cette syndicaliste de toujours a notamment réussi le tour de force d’impliquer le très important secteur informel dans les grandes grèves qui ont secoué le pays au cours de l’année 2006. À titre d’exemple, les nombreux marchés auxquels s’approvisionnent les Guinéens n’ont ouvert qu’à la nuit tombée au cours de cette période, en soutien aux revendications des grévistes. Aux accusations de ceux qui lui reprochaient de vouloir mettre le feu au pays, Rabiatou Serah Diallo a répondu par cette phrase qui mériterait de figurer parmi les grandes citations de l’histoire du syndicalisme : « Je suis femme et mère de six enfants et quand je mets le feu, c’est sous la marmite, pour nourrir mes enfants. Mais en Guinée, la marmite est vide. […] C’est ça qui met le feu au pays. » C’est ce mélange de détermination et de bon sens qui a subjugué l’assistance lors de la dernière semaine sociale du MOC, le 13 avril 2007. De passage en Europe pour quelques semaines, Rabiatou Serah Diallo en était une des invitées d’honneur.

Quel rôle ont joué les soutiens internationaux, et en particulier syndicaux, dans votre victoire ?


 Ils ont été déterminants. C’est particulièrement vrai pour le soutien de la CSI. Le signal a été d’autant plus fort que la CSI venait d’être mise en place. Cet appui, à la fois moral et technique, à un peuple et un pays en difficultés a d’ailleurs été une espèce de baptême du feu pour elle. Son secrétaire général, Guy Ryder, l’a bien compris : il nous a apporté un soutien sans faille. Nous avons également pu compter sur le soutien de trois fédérations africaines : l’ODSTA (Organisation démocratique syndicale des Travailleurs africains, liée à l’ancienne CMT), l’ORAF (l’Organisation régionale africaine de la CISL) et l’OUSA (Organisation de l’unité syndicale africaine), sans oublier l’appui précieux de Juan Somavia, le directeur général du BIT (Bureau international du travail). Tous ont eu l’occasion de rencontrer des représentants de l’Union européenne, des ambassades, des cultes catholiques et musulmans, des patrons et des membres de l’ancien gouvernement, puis de faire pression auprès des dirigeants de leurs pays respectifs.  Au-delà de cet appui du monde du travail, nous avons également pu compter sur le soutien de la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) et de son médiateur, Ibrahim Babangida [président dictateur du Nigeria de 1985 à 1993 : NDLR]. Sans toutes ces pressions internationales, le président Conté n’aurait pas cédé de sitôt et la répression aurait été bien plus meurtière. D’autant plus que nous devions aussi nous opposer à trois syndicats montés de toute pièce par l’entourage du président, et qui essayaient de saboter nos actions.  Mais j’insiste, c’est l’aide de la CSI et ses relais nationaux qui a été déterminante : c’est elle qui a saisi l’Union européenne, la Banque mondiale et le FMI pour les alerter du sort réservé à leurs fonds et leur demander de se préparer à imposer de sévères mesures vis-à-vis de la Guinée au cas où les négociations engagées entre les syndicats et le gouvernement se révéleraient infructueuses. Ainsi, dans une lettre au Commissaire au développement et à l’aide humanitaire de l’UE, Guy Ryder appelait Louis Michel à envisager, au cas où ces négociations achopperaient, une suspension de l’aide à la Guinée et un gel des avoirs personnels dans l’UE ainsi qu’une interdiction de visa pour le Président Conté, ses proches et partenaires au sein du secteur privé et les plus hauts dirigeants de son gouvernement. ça a fait réfléchir… En France, c’est la CGT qui a saisi le gouvernement français et permis de donner des impulsions déterminantes. C’est après toutes ces mobilisations initiales que la CEDEAO s’est mise à bouger. Il faut rappeler qu’une grève générale dans toute l’Afrique avait même été planifiée, si nous n’obtenions pas gain de cause.

Est-il possible de séparer les dimensions politiques et syndicales de votre action ?


 Non, ils sont inextricablement liés. De toute façon, en Guinée, on ne sait plus qui fait quoi. Il y a une mainmise du pouvoir exécutif partout, y compris dans la sphère économique et judiciaire. À titre d’exemple, la banque centrale dépendait directement de la présidence – qui venait d’ailleurs régulièrement y chercher ses caisses de billets. Quant au système judiciaire, ce qui a mis le feu aux poudres et suscité la contestation dans le pays, c’est la décision du président Conté de se rendre en personne à la prison civile de Conakry, en décembre 2006. Il y a libéré deux criminels de ses amis, arrêtés pour détournement de biens publics [Mamadou Sylla, PDG de Futurelec et ancien patron des patrons guinéens et Fodé Soumah, ancien vice-gouverneur de la Banque Centrale : NDLR]. C’est d’abord contre cela qu’on s’est levé, en réclamant avant toute chose une réelle séparation des pouvoirs. Mais nous ne sommes pas un parti politique. Il y a une différence très simple entre les partis et nous : nous ne voulons pas le pouvoir, nous voulons le changement. Nous voulons aussi une meilleure gouvernance, des véritables services publics, des routes, des écoles plutôt que la corruption endémique. Est-ce trop exiger que de demander de l’eau dans les robinets quand on sait que la Guinée est le château d’eau de l’Afrique ? Ces combats sont évidemment hautement politiques, mais nous ne sommes pas un parti.

Peut-on croire en un « effet domino » africain, et espérer que vos luttes auront un effet d’entraînement dans d’autres pays du continent ? Oui, c’est d’ailleurs ce que le président Ibrahim Babangida, le médiateur de la CEDEAO, lui-même nous a confirmé : « Vous ne savez pas le travail que vous avez fait en Guinée. C’est une chaîne que vous avez lancée, en montrant qu’il suffisait d’être courageux. » Ceci dit, même en Guinée, le travail ne fait que commencer et le plus dur est sans doute à venir. Ainsi, le nouveau gouvernement, issu de nos combats a demandé une révision de tous les protocoles miniers signés avec l’ancien gouvernement, et qui sont défavorables au pays. Mais les patrons, qui sont surtout des Russes, s’y opposent évidemment de manière très ferme puisque les contrats sont particulièrement avantageux pour eux.  Il va falloir que les institutions internationales appuient le gouvernement actuel, et l’aident à restructurer profondément l’État – en sachant que ceux que nous avons réussi à chasser du pouvoir nous en veulent à mort. Rien que ces derniers jours, une responsable de l’ONSLG (Organisation nationale des syndicats libres de Guinée) a été attaquée par des militaires déguisés, on a mis le feu à ma plantation juste avant mon départ pour l’Europe – sans doute dans l’espoir de me décourager de partir. C’est raté, mais les syndicalistes et leurs proches vivent dans l’insécurité : mes enfants ne vont plus à l’école, j’ai trop peur pour eux.  Malgré ce constat difficile, certaines choses vont déjà mieux : depuis qu’on a bloqué les exportations, les gens respirent un peu. Même si le pouvoir d’achat des travailleurs demeure très bas, ils voient au moins que les marchés sont approvisionnés, il y a plus de fruits, tout ne part pas à l’exportation. C’est déjà un pas. Avant ces mesures, l’Euro était à 9 000 francs guinéens, il est aujourd’hui à 4 000. Les prix des denrées ont baissé conséquemment, ce qui a évidemment renforcé le mouvement de sympathie pour les syndicats.

Comment interprétez-vous, en tant que syndicaliste africaine, la volonté très forte de nombreux de vos compatriotes, d’émigrer en Europe ?


 C’est la misère, la faim, le désespoir : les gens vendent tout ce qu’ils ont pour permettre à leurs enfants d’arriver en Europe, sans se rendre compte de la situation misérable qui sera la leur chez vous. Mes enfants m’en veulent beaucoup parce que tous leurs amis ont pu sortir de Guinée, et pas eux, parce que je refuse. Mais, de votre côté, les rapatrier, une fois qu’ils ont tout risqué pour arriver jusque chez vous, ça ne sert à rien et c’est un crime. Il faut plutôt leur proposer une insertion et leur apprendre un métier. Et là, les syndicats ont un rôle majeur à jouer pour défendre leurs droits et veiller à ce que ces personnes soient traitées dignement.

 Propos recueillis par Edgar Szoc et Christophe Degryse




 1 Notons que la Belgique demeure l’un des principaux partenaires commerciaux de la Guinée. En 2005, elle était la 9e destination des exportations guinéennes et la 6e source de ses importations (derrière la Chine, les États-Unis, la France et la Côte d’Ivoire).




Aperçu chronologique :

 1984 :

– coup d’état militaire de Lansana Conté, qui demeure président 23 ans plus tard.

 2005 :

– novembre : lancement par la CNTG d’une grève générale de 48 heures, rejointe par trois autres syndicats : USTG (Union syndicale des travailleurs de Guinée), UDTG (Union démocratique des travailleurs de Guinée) et ONSLG (Organisation nationale des syndicats libres de Guinée) pour protester contre la misère des conditions de vie et la gabegie du gouvernement.

 2006 :

– juin : grèves sévèrement réprimées qui touchent le secteur informel : les marchés, par exemple, n’ouvrent qu’à la tombée de la nuit.

 2007 :

– 10 janvier : un mot d’ordre de grève générale est lancé suite à une nouvelle hausse de prix des produits de première nécessité. Ce sera la troisième en moins d’une année.

– 16 janvier : des forces armées investissent et mettent à sac la Bourse du travail (siège des organisations syndicales guinéennes), où se trouvent des élus des quatre syndicats appelant à la grève. Des coups de feu sont tirés.

– 17 janvier : sans céder à l’intimidation, les syndicalistes lancent une marche pour remettre au président de l’assemblée parlementaire une lettre commune où ils dénoncent le pouvoir en place, et en particulier l’incapacité du président. Sur leur chemin, ils doivent faire face à des chars et des soldats qui tirent sur eux. Rabiatou Serah Diallo fait partie des blessés. Le soir même, les responsables syndicaux sont arrêtés et emprisonnés. Ils doivent probablement d’avoir la vie sauve à l’ampleur des protestations internationales suscitées par leur arrestation. La répression la plus dure est organisée par Ousmane Conté, le fils du Président Lansana Conté, et sa garde personnelle, constituée des « rangers guinéens » venus de Guinée-Bissau et formés par la Chine.

– 22 janvier : nouvelle arrestation des dirigeants syndicaux, après une seconde mise à sac de la Bourse du travail. Cette journée, la plus violente des 18 jours de grèves, aurait connu 49 morts au cours de manifestations, selon l’AFP.

– 28 janvier : après 18 jours de grève et plus de cent morts, le président Lansana Conté accepte de nommer un nouveau premier ministre, qui sera le chef du gouvernement – rôle occupé par le président depuis le limogeage du dernier premier ministre en date, Cellou Dalein Diallo, en avril 2006. L’accord intervenu prévoit en outre la baisse des prix du riz et du carburant, le blocage pendant un an de l’exportation des produits de première nécessité, le relèvement des pensions de retraite et un meilleur statut des enseignants.

– 2 février : le président choisit comme premier ministre Eugène Camara, un de ses proches, ministre depuis 1997, et qui figure parmi les responsables des tueries de juin 2006. Les syndicats menacent de se remettre en grève. Le couvre-feu est décrété.

– 12 février : début d’une nouvelle grève générale.

– 27 février : suite à une médiation de la société civile et des chefs religieux chrétiens et musulmans, un nouveau premier ministre est nommé. Le candidat retenu, Lansana Kouyaté, est choisi parmi cinq candidats proposés par les syndicats. Il travaille selon un « ordre de mission » négocié avec eux. Des ministres seront nommés, un mois plus tard, à partir de listes dressées par la société civile et les syndicats.