Le "Chickengate" de ces dernières semaines plonge ses racines dans un système qui privilégie la maximalisation du profit plutôt que la santé des consommateurs. Une réalité dont plus personne ne doute à présent. Mais au-delà de ce tragique constat, quelle analyse peut-on tirer du scandale de la dioxine, quelles solutions peut-on envisager afin de garantir la qualité de notre alimentation? "Démocratie" a interrogé Marc Mormont, directeur de recherches à la Fondation universitaire luxembourgeoise et spécialiste de l'agroalimentaire.


- Pourriez-vous expliquer l'évolution des filières de production? Pourquoi sont-elles devenues si longues et si complexes?

- Nous sommes entrés dans un système où l'alimentation du bétail est un marché international très vaste et très important et dans lequel les contraintes économiques sur les producteurs sont tellement fortes que l'on cherche de toutes les manières possibles à réduire les coûts de production au maximum. L'habitude a été prise depuis trente ou quarante ans d'importer des produits d'alimentation. Cela a commencé avec le soja américain, ensuite d'autres produits ont suivi. Si on arrive à engraisser un poulet en 42 jours, c'est parce qu'on a essayé les meilleures formules alimentaires en s'occupant peu de la nocivité des ingrédients qu'on y a inclus. L'innovation technique aujourd'hui consiste à chercher la manière la plus rentable de produire mais aucune règle n'a été fixée pour définir les limites. C'est la philosophie du "Tout ce qui marche et fait profit, c'est bien". L'autre grand problème est imputable aux consommateurs eux-mêmes. Ils n'ont jamais eu de réactions très organisées ni très fermes sur la qualité de l'alimentation sauf en cas d'accident.

- Il y a quand même quelques tentatives de regroupements de consommateurs "responsables"...

- Oui, mais dont le poids réel sur les filières de production est quasi nulle. Le seul regroupement qui ait un peu d'influence, c'est Test-Achats mais il se situe dans une position purement consumériste: "J'ai mes critères de qualité, je regarde le prix et je ne vais pas voir plus loin". La question intéressante à se poser est de savoir à qui est destinée cette nourriture bon marché et de mauvaise qualité? Ce n'est pas n'importe quelle catégorie sociale qui est aujourd'hui obligée d'ingurgiter de la nourriture dite "à risques". Qui peut se permettre d'acheter le label "bio"? Quelle qualité de viande retrouve-t-on dans l'alimentation des collectivités, des hôpitaux, des écoles? Dans les contraintes économiques que l'on connaît, ne sommes-nous pas obligés d'être des consommateurs de ces filières-là? La dimension sociale de l'alimentation est trop souvent oubliée, voire négligée. Les organisations sociales devraient s'interroger à ce propos: à quoi cela sert-il d'avoir des labels de qualité s'ils ne sont pas accessibles au plus grand nombre?

- À votre avis, l'"accident" est dû à un manque de contrôle où c'est le système dans son ensemble qui est à mettre en cause?

- C'est-à-dire que nous avons des circuits de production animale qui sont extrêmement complexes, des filières très longues qui ne sont assorties d'aucune normes claires sur ce que j'appellerais une alimentation animale "normale". Le circuit fonctionne avec des gens qui s'alimentent en sous-produits dans différents coins d'Europe, qui produisent un ingrédient qui sera utilisé dans des "fabricants" d'aliments et qui les revendent à des exploitants. Hormis le fait que certaines transactions se font en dehors de toute légalité, il n'existe, à ma connaissance, pas beaucoup de secteurs où il serait aisé de retrouver tous les utilisateurs de tel ou tel produit vu le nombre de maillons de la chaîne. Le contrôle qui s'exerce actuellement dans les filières alimentaires est essentiellement un contrôle ponctuel. Au moment de l'abattage des animaux, un contrôle vétérinaire est effectué mais personne n'exerce un contrôle direct sur la composition des produits qui entrent dans l'alimentation du bétail. J'imagine d'ailleurs que ce ne serait pas chose aisée à organiser parce qu'il faudrait alors contrôler dans chaque ferme la provenance des ingrédients. Il ne faut pas non plus tomber dans le travers du "tout est contrôlable".

- En parlant de qualité, comment le consommateur peut-il vérifier la provenance de ce qu'il achète? Le jambon de Parme, par exemple, vendu chez nous et qu'en toute logique on pense venu d'Italie, est fabriqué avec du porc belge?

- C'est tout le problème de la labellisation que vous posez là. C'est quelque chose de très complexe et dans lequel il y a des tas de formules différentes et un manque de clarté flagrante. À mon sens, c'est au niveau européen qu'il faut intervenir pour s'accorder sur des normes claires et communes. Le jambon de Parme que vous citez est un jambon fait "à la manière de" Parme mais qui est fabriqué avec du porc qui peut venir de n'importe où, du moment que les normes de qualité sont respectées. Malgré les tentatives européennes de clarification au niveau des labels, il est toujours difficile de distinguer aujourd'hui ce qui est label d'origine de ce qui est label de provenance géographique et ce que signifie exactement ces termes.

- Quelle est votre analyse personnelle de la crise de la "dioxine"?

- Comme dans l'histoire de la vache folle, on se trouve devant un événement imprévu pour lequel aucune disposition particulière n'a été prévue et face auquel les décideurs politiques hésitent continuellement entre, d'une part, le parti de ne rien dire et d'essayer de résoudre la situation dans le plus grand secret. Derrière cette intoxication se cachent d'énormes enjeux économiques et, d'autre part, le devoir où la tentation de certains d'exposer le scandale sur la place publique au risque de créer un sentiment de panique.

Ce qui déclenche, à mon sens, la réaction dans l'opinion publique, c'est beaucoup moins une crainte qu'on pourrait qualifier d'irrationnelle, parce que les risques je crois ne sont pas très grands, mais bien une inquiétude plus fondamentale sur la question de savoir ce que nous mangeons. Nous vivons dans une société opulente où pourtant, ce qui est la base même de la vie, c'est-à-dire la nourriture, devient quelque chose de mortel ou de dangereux. Je pense que ni dans les milieux scientifiques ni dans les milieux politiques on ne prend la mesure exacte de l'impact psychologique de ce genre de crise.

- La complexification des filières ne rend-elle pas ce contrôle plus difficile?

- Si bien sûr, c'est une des raisons fondamentales. Face à ce constat, il existe deux réactions. Une que je qualifierais de "technicienne" et qui consiste à dire: il faut mettre en place des systèmes de contrôle plus stricts, des analyses plus approfondies et plus fréquentes. À mon sens, ces dispositions n'empêcheront jamais quelqu'un de malintentionné de se glisser dans la filière ou un accident de se produire et le coût économique de ces mesures risque d'être faramineux. L'autre tentation est de dire: "on va revenir à la tradition", ce qui, à mon sens, n'est pas plus réaliste. C'est quelque part entre ces deux solutions qu'il faut naviguer en recréant des circuits qui soient plus courts et peut-être fondés sur des hypothèses un peu différentes. Ne faudrait-il pas, par exemple, en revenir à s'interroger sur le type d'ingrédient qu'on admet ou pas dans l'alimentation animale? Ne faudrait-il pas simplement en revenir à ce qui est leur alimentation normale?

- Quelle innovation prôneriez-vous?

- L'alternative ne se trouve en tout cas pas dans un retour en arrière à la production traditionnelle mais bien dans la recherche de techniques et de formes d'organisation nouvelles avec pour corollaire une remise en cause du système au plan international et je pense notamment à l'organisation mondiale du commerce. Il ne suffit pas de dire "L'industrialisation, c'est mauvais revenons-en aux petites exploitations" parce que les producteurs qu'ils le veuillent ou pas font partie intégrante du grand marché et s'insèrent dans des circuits très larges. Revenons-en plutôt à des techniques de contrôle simplifiées dans lesquelles les gens puissent avoir confiance et reconstruisons des circuits de production animale sur la base d'une alimentation, je ne vais pas dire naturelle, mais normale. Les animaux destinés à l'alimentation humaine n'ont pas à recycler les déchets ni à ingurgiter des produits chimiques, des antibiotiques ou d'autres joyeusetés!

- N'y-a-t'il pas une différence de conception entre les vues du Boerenbond et la manière de travailler de beaucoup de producteurs wallons?

- N'exagérons rien! L'agro-alimentaire wallon est tout aussi intégré à des grands circuits alimentaires que l'agro-alimentaire flamand, en ce compris l'élevage porcin. La production animale labellisée en Wallonie représente un pourcentage dérisoire de la production totale. La politisation de la question n'est pas objective. Peut-être a-t-on du côté wallon, un peu plus de potentialité à créer de nouvelles filières et il existe des tentatives de petites structures mais les pouvoirs publics ont encore des efforts à fournir! La Flandre, elle, est plus cadenassée parce que liée à l'industrie par une logique de contrats, par le nombre importants d'emplois du secteur, par les investissements énormes consentis et l'implantation de grandes installations. Mais dire d'un côté, il y a le système "Boerenbond" et de l'autre côté, la bonne agriculture, je n'y souscris pas!

 

Propos recueillis par Catherine Morenville