Durant la campagne électorale de juin dernier, il a été largement question d’emploi et, en particulier, de la régionalisation de la politique de l’emploi. Une régionalisation indispensable selon les uns, dangereuse selon les autres. Mais finalement, au-delà de l’enjeu communautaire, la thématique n’a pas vraiment été approfondie. L’emploi reste une priorité majeure. C’est une des clés de la cohésion sociale. Combattre le chômage, c’est aussi une des voies indispensables pour rencontrer les besoins liés au vieillissement de la population dont les premiers effets se font déjà sentir aujourd’hui en termes de gonflement du coût des soins de santé et de pension.


Pour aborder la question de l’emploi en Belgique, nous partirons, dans les lignes qui suivent, de photographies chiffrées. À travers elles, nous essaierons de mettre en évidence quelques-uns des défis qui se posent tant aux autorités publiques qu’aux partenaires sociaux qui partagent d’importantes responsabilités en la matière. Volontairement, et à l’aube d’une nouvelle législature fédérale, notre approche portera sur l’ensemble du pays. Mais comme nous le montrerons également, si certains problèmes sont communs aux différentes Régions, plusieurs défis ont un accent particulier pour la Wallonie et Bruxelles.
Longtemps, l’indicateur majeur en matière d’emploi a été celui du « taux de chômage », qu’il fallait comprimer. Aujourd’hui, le « taux d’emploi » a presque détrôné son concurrent et fait l’objet d’une attention croissante. Il existe de multiples définitions du taux de chômage. Et pour les autorités publiques d’une région ou d’un pays, la tentation est grande de manipuler les chiffres pour présenter des résultats d’apparence plus favorable. Les techniques sont multiples : radiation de catégories de demandeurs d’emploi, gonflement des effectifs des personnes considérées comme malades ou invalides… Ces artifices obligent l’observateur à la plus grande prudence lorsque des « bonnes » nouvelles sont annoncées par un gouvernement. Pour prendre un exemple récent, la baisse du taux de chômage au Royaume-Uni doit beaucoup à la non-comptabilisation comme chômeurs de personnes pourtant sans travail. La montée en puissance de la notion du taux d’emploi doit sans doute beaucoup à la manipulation des chiffres du chômage. Un second facteur intervient, c’est la nécessité de faire face à l’augmentation des dépenses collectives engendrées par le vieillissement de la population dans la plupart des pays européens. Comme une part importante des dépenses de protection sociale est financée à partir de contributions prélevées sur les salaires, enregistrer un taux de chômage bas ne suffit plus. Il faut aussi avoir un nombre important de personnes en emploi, de manière à bénéficier d’une large assise pour le financement des dépenses sociales.
Sous l’impulsion de l’Europe, le taux d’emploi a gagné en notoriété. Un intérêt de cet indicateur est qu’il permet facilement les comparaisons internationales. Il mesure la part des personnes occupant effectivement un emploi (quelle que soit sa nature : temps plein ou partiel…) en pourcentage de la population âgée de 15 à 64 ans. C’est aussi un indicateur qui a ses limites. Il ne donne aucune information sur la qualité de l’emploi. Un pays pourra par exemple présenter un taux d’emploi élevé, mais une situation sur le marché du travail difficile avec de nombreux postes dévolus à des travailleurs précaires occupant des emplois à temps partiel ou à durée déterminée. Démarrer le comptage à 15 ans est aussi discutable à une époque où l’insistance porte sur la qualité de l’éducation et où les jeunes qui quittent prématurément le système scolaire courent des risques majeurs en termes de capacité d’insertion sur le marché du travail. Comme le montre le tableau 1, en termes strictement quantitatifs, la situation de l’emploi s’est améliorée sur la dernière période en Belgique. De 2000 à 2005, le taux d’emploi a progressé de 0,6 %, soit plus rapidement que pour la moyenne des trois principaux pays voisins (Allemagne, France, Pays-Bas) 1.
La moyenne pour les pays de l’ex-Europe des Quinze a crû encore plus rapidement avec une augmentation de 1,7 %. Avec un taux d’emploi de 61,1 %, la Belgique reste éloignée de l’objectif de 70 % fixé par les autorités européennes lors du Conseil européen de Lisbonne en 2000. Une autre tendance mérite aussi d’être relevée. En Belgique, le taux d’emploi des hommes et des femmes évolue dans des directions divergentes. Il est en croissance pour les femmes et en recul pour les hommes. Le taux d’emploi des femmes en Belgique reste malgré tout encore inférieur à la moyenne européenne.
Sur une longue période, le taux d’emploi en Belgique évolue structurellement à la hausse. Ainsi que le montre le graphique 2, il était encore à 55 % en 1985. Les projections sur une longue période tablent sur une croissance progressive jusqu’au moins l’horizon 2030.

Emplois de qualité en quantité ?

Mais se pencher sur le taux d’emploi ne donne qu’une vision partielle du monde du travail. De nombreux indicateurs permettent d’approcher la réalité de la qualité de l’emploi. Il est alors question de durée du travail, de sécurité d’emploi, d’opportunités de formation, de concertation sur le lieu du travail, des conditions salariales, de la sécurité et la santé au travail… Sur ce terrain, les problèmes restent substantiels et mériteraient de larges développements. Nous ne retiendrons ici qu’un indicateur partiel, celui du pourcentage des personnes ayant un emploi à temps partiel. Si, pour certaines personnes, l’emploi à temps partiel est choisi, il est souvent subi ou contraint pour la majorité. Plus que le souci d’avoir une charge de travail moins lourde, c’est la difficulté de combiner vie privée et professionnelle, notamment du fait du manque de services collectifs en quantité suffisante (accueil des enfants…), qui incite de nombreux travailleurs à opter pour un poste à temps partiel. Des études montrent par exemple que les personnes qui travaillent à temps partiel ont, lorsque sont intégrées les tâches domestiques, un temps de travail global qui est de taille équivalente à celui d’un travailleur à temps plein.
Le travail à temps partiel continue sa progression régulière. Son pourcentage est passé en 2005 à 21,9 % de la population en emploi. Ce qui est frappant, c’est l’extrême inégalité dans la distribution des postes à temps partiel. Ils concernent les femmes pour la très grande majorité. Quatre femmes sur dix qui ont un emploi occupent un poste à temps partiel alors qu’ils ne sont que 7 % des hommes à être dans cette situation. Plus qu’en termes purement quantitatifs, c’est principalement sur le terrain de la qualité de l’emploi que se nourrissent les inégalités hommes femmes. D’autres indicateurs permettent de confirmer cette thèse. La divergence des chiffres en matière de durée du travail induit par exemple d’importantes inégalités en termes de revenus ou encore de statuts entre le groupe des travailleuses et leurs homologues masculins.

Qualification

De plus en plus, la qualification devient une variable essentielle lorsqu’il est question d’accès au marché de l’emploi. Bien sûr, il existe des personnes diplômées qui restent sur le carreau, mais leur proportion est sans commune mesure avec celle des candidats sans qualification. Distinguons trois groupes que l’on désignera par « peu qualifiés » (ceux qui n’ont pas achevé leurs études secondaires), « moyennement qualifiés » (ceux dont le plus haut diplôme est celui de l’enseignement secondaire) et les « hautement qualifiés » (ceux qui ont un diplôme de l’enseignement supérieur). Les chiffres mettent bien en évidence les différences qui existent entre ces trois groupes. Plus de 80 % des hautement qualifiés en Belgique occupent un emploi. Alors qu’ils ne sont qu’à peine 40 % pour les peu qualifiés.
Dans le monde de la connaissance, le diplôme et la qualification ont une importance majeure. La concurrence des pays à bas salaire est maximale pour ce qui concerne les tâches moins sophistiquées. Et dans un contexte de chômage massif tel que nous le connaissons en Wallonie et à Bruxelles, les employeurs ont souvent l’embarras du choix. La tendance est régulièrement à l’embauche de personnes surqualifiées au regard des tâches à pourvoir.
Des comparaisons sont intéressantes avec d’autres pays, comme les États-Unis. Ceux-ci se distinguent par un taux d’emploi nettement supérieur à celui que nous connaissons en Belgique. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les différences ne trouvent pas leur source au niveau de l’emploi des personnes peu qualifiées. Outre-Atlantique, c’est particulièrement au niveau des qualifications intermédiaires que le taux d’emploi diverge avec celui que nous connaissons en Belgique. Ceux qui prétendent que la trop grande égalité salariale chez nous (due entre autres aux mécanismes de l’indexation automatique et des conventions collectives) est un obstacle à l’entrée sur le marché du travail des peu scolarisés devraient revoir leur copie. D’autres facteurs tels que le dynamisme de la politique économique semblent déterminants.
La qualité de la formation, initiale et continuée, acquiert aussi une importance grandissante. Lors des négociations, les protagonistes de la concertation sociale lui accordent à juste titre une attention substantielle. Les représentants des employeurs belges ont pris l’engagement en 1999 d’augmenter l’effort de formation des entreprises de manière à le porter à 1,9 % de la masse salariale. À ce jour, ces engagements sont loin d’être tenus.

Emploi et formation

L’investissement des employeurs en faveur de la formation des travailleurs a en effet baissé depuis plusieurs années consécutives. Il ne représenterait plus en 2005 que 1,02 % de la masse salariale. On est donc très loin de l’engagement des 1,9 % et, plus grave encore, on s’en éloigne. Le même tassement s’observe au niveau de la part des heures de formation en pourcentage des heures prestées. Le taux de participation, soit la part des travailleurs qui bénéficient effectivement d’un dispositif de formation, est lui un peu plus positif. Il augmente légèrement ces dernières années. En d’autres mots, les entreprises paient moins pour la formation, mais elles en font bénéficier un plus grand nombre. Elles restent loin de leurs engagements, alors que c’est là une des clés pour réussir la progression vers une économie de la connaissance propre à assurer un futur au pays et à ses Régions.
Car du côté des coûts salariaux, l’attitude responsable des syndicats est manifeste. Depuis la loi de 1996 sur la promotion de l’emploi et la sauvegarde préventive de la compétitivité, l’évolution des salaires est suivie avec la plus grande attention. Des comparaisons fines sont établies avec les trois principaux pays voisins : Allemagne, France et Pays-Bas. L’idée est d’éviter des écarts de trajectoire salariale qui pourraient entraîner des conséquences négatives en termes de moindres créations d’emploi. Les coûts salariaux en Belgique restent dans la même ligne que pour la moyenne des trois pays voisins. Dit autrement, les salaires en Belgique sont parfaitement « sous contrôle ». Ceci ne va d’ailleurs pas sans poser des problèmes au vu des excellents résultats des entreprises et de la rémunération de leurs dirigeants et actionnaires qui, elle, suit des évolutions tout à fait autres.
Un enjeu majeur se pose pour le syndicalisme européen. C’est à ce niveau que des mécanismes de coordination des négociations salariales devraient être mis en place ou réactivés pour viser un partage équitable de la valeur ajoutée entre travail et capital. Tant que ces mécanismes de coordination resteront inopérants, les ambitions des négociateurs syndicaux en Belgique ne pourront qu’être limitées et un de leur souci restera d’éviter « un dérapage » des salaires en Belgique à l’égard des pays voisins. C’est cette situation que nous connaissons pour le moment.

Recherche

Autre facteur clé pour une économie qui souhaite prendre le train de la connaissance : l’effort de recherche et l’innovation dans l’offre des produits et les processus de production. Sur ce terrain également, les défis sont importants. C’est en effet par des produits différenciés et élaborés que les firmes belges pourront garder et défendre une place dans les échanges commerciaux. Pour les biens et services intégrant peu de connaissances, la concurrence des pays à bas salaire joue à plein et les entreprises belges perdent inéluctablement des parts de marché.
Lors du Conseil européen de Lisbonne, les États de l’UE se sont donné comme objectif de consacrer au moins l’équivalent de 3 % du produit intérieur brut à des dépenses de recherche et développement. La Belgique est encore loin de cet objectif avec un pourcentage de 1,9 % en 2004. Son score est médiocre au vu des performances des pays scandinaves, mais aussi de nos voisins allemands. Les États-Unis consacrent eux aussi des sommes beaucoup plus importantes à la recherche-développement. Avec un score de 2,66 %, ils sont bien au-dessus de la moyenne européenne actuelle.
En Belgique, le financement public de la recherche-développement est en croissance. L’effort reste encore insuffisant et est à poursuivre. La part privée de la recherche-développement est, elle aussi, beaucoup trop faible. Or, le constat est que ce sont les entreprises qui jouent la carte de la recherche-développement qui sont celles qui créent de l’emploi et de la valeur ajoutée. Une étude menée à l’Université de Gand s’est penchée de manière fine sur le profil des entreprises qui étaient créatrices d’emploi. En vis-à-vis de cette question se pose notamment la politique à privilégier vis-à-vis du monde entrepreneurial : quelle forme d’entreprise convient-il d’attirer ou de promouvoir en Belgique ? Est-il encore opportun de jouer la carte des multinationales ? Les auteurs De Backer et Sleuwaegen classent les entreprises industrielles belges en trois groupes : les multinationales, les entreprises belges orientées principalement vers l’exportation, et enfin les firmes qualifiées d’« entreprises locales belges ». Leur étude confirme une intuition. Ce n’est plus sur les multinationales qu’il faut compter en Belgique pour être le moteur de la création d’emplois et de valeur ajoutée. Sur une période de dix ans, elles ont comprimé le volume de travail de près de 10 %. Au niveau de la valeur ajoutée, la tendance est aussi à une baisse significative. Confrontées à la concurrence, les entreprises belges exportatrices ont gonflé leur valeur ajoutée. Elles ont obtenu ce résultat avec un personnel moindre puisqu’elles ont comprimé les effectifs de 6,7 %. Ce n’est que dans les entreprises « locales belges » qu’est constatée une double augmentation de la valeur ajoutée et de l’emploi.
De manière globale, la tendance est à la poursuite des grandes évolutions sectorielles de l’emploi : baisse dans les secteurs industriels et croissance continue dans les services marchands et non marchands. Sur la dernière décennie, les gains de productivité notamment ont conduit à une contraction de l’emploi de près de 10 % dans l’industrie. Le secteur des services (tertiaire et quaternaire) comptabilise aujourd’hui plus de trois quarts des emplois salariés. Le nombre de postes de travail y est en forte croissance avec une augmentation de plus de 15 % en dix ans pour les services marchands. Près de 35 salariés sur 100 en Belgique sont occupés dans le secteur non-marchand dans lequel nous avons comptabilisé les sous-secteurs suivants : administration publique, éducation, santé et action sociale, activités associatives. Le secteur dit quaternaire est donc un acteur majeur tant en terme de volume que de création d’emplois.

Travailleurs âgés

Le pacte des générations, puis des restructurations d’ampleur dans quelques grandes entreprises (Volkswagen, Opel…) ont focalisé l’attention sur les prépensions et les fins de carrière en Belgique. Pourtant, l’analyse du taux d’emploi des travailleurs âgés en Belgique révèle quelques surprises (voir tableau 7). Les chiffres sont clairs. Le taux d’emploi des travailleurs âgés est en forte augmentation. Il s’est accru de plus de 5 % en cinq ans. Et c’est une évolution qui n’est pas propre à la Belgique puisqu’elle est quasiment la même que celle observée dans les pays voisins ou dans l’Europe des Quinze. Ces constats relativisent certainement la prétendue nécessité aux yeux de certains partis politiques de droite de penser un deuxième « pacte » des générations en Belgique.
Enfin, les différents éclairages que nous avons posés dans cet article ont volontairement porté sur la situation de l’emploi en Belgique. Car nous sommes de ceux qui pensent que c’est une matière qui doit continuer à bénéficier d’une large attention à partir de l’échelon fédéral afin de garantir les mécanismes de solidarité interpersonnelle. Et qu’une politique de l’emploi entièrement régionalisée poserait des problèmes majeurs pour les entreprises.
Mais en même temps, les difficultés sur le marché de l’emploi sont autrement plus importantes dans les Régions wallonnes et bruxelloises. Si les défis décrits plus haut sont valables pour l’ensemble du pays, ils sont encore plus aigus pour le Sud et la Région-Capitale. Prenons par exemple comme indicateur le taux de chômage (tableau 8). La Belgique souffre d’un taux de chômage d’environ 8 %. Mais il s’agit d’une moyenne qui dissimule des réalités fortement contrastées. Le taux de chômage en Flandre a sensiblement diminué ces dernières années. Il n’est plus que de 5 % et certaines sous-régions flamandes sont dans une situation de plein-emploi. La réalité est tout autre dans les deux autres Régions. Les chiffres sont de 17 % à Bruxelles et proches de 12 % en Wallonie. Ce chômage de masse entraîne des phénomènes d’enlisement pour une grande partie des travailleurs sans emploi. En Wallonie et à Bruxelles, près de 45 % des demandeurs d’emploi inoccupés ont plus de 2 ans de chômage. En Flandre, ils sont 29 %. L’accord du 24 février 2005 entre les Régions et Communautés pour aider à la mobilité interrégionale des demandeurs d’emploi permettra-t-il d’apporter de meilleures perspectives pour les victimes du chômage ? On ne peut que le souhaiter.
Comme nous avons cherché à le mettre en évidence dans cet article, les coûts salariaux ne représentent pas de véritable problème à l’heure actuelle en Belgique. Outre la politique économique qu’il convient de promouvoir à partir de l’échelon européen, des clés pour la création d’emplois de qualité se situent principalement sur les terrains de la formation et de l’innovation. Les autorités publiques, tant fédérales que régionales, ont d’importantes responsabilités en la matière. Les entreprises, dans les trois Régions du pays, ont également un rôle majeur, et des engagements à respecter.




1 Qui, aux termes de la loi de 1996 sur l’emploi et la sauvegarde préventive de la compétitivité, sont les pays avec lesquels la position de la Belgique doit être systématiquement étalonnée.