La nouvelle donne sociale en entreprise ne finit pas d’intriguer les sociologues, les directeurs des ressources humaines et, bien sûr, les organisations syndicales qui sont à la recherche de nouvelles clés d’analyse pour comprendre la manière dont les salariés s’associent, coopèrent et se solidarisent. L’individualisation du travail est un défi lancinant pour l’acteur syndical qui tente de déchiffrer comment se construit un rapport entre l’individuel et le collectif, dans les environnements professionnels actuels. Dans un ouvrage récent (1), Patricia Vendramin propose quelques pistes de réflexion autour de cette question. Dans les lignes qui suivent, elle nous en livre la substantifique moelle.


Au départ de l’ouvrage, il y a une longue collaboration avec les organisations syndicales, menée dans le cadre de travaux de recherche et de formation. Les nombreux militants, délégués, permanents que j’ai pu rencontrer m’ont impressionnée par leur enthousiasme, leur dévouement et leur volonté de défendre les salariés les plus faibles. Mais j’ai aussi pu mesurer combien il leur était difficile de s’adapter à un contexte économique, un monde du travail et des salariés qui s’éloignaient de plus en plus du terreau qui avait fait du mouvement syndical un mouvement social déterminant. Tiraillé entre un souci de modernisation et une nostalgie du passé, l’acteur syndical a des difficultés à se projeter dans l’avenir. Les questions qui le hantent sont multiples et touchent à son essence même. Faut-il se résoudre à n’être qu’une agence de services et abandonner les luttes sociales à des ONG et autres mouvements sociaux ? Faut-il se replier sur les derniers bastions syndicaux et/ou concentrer ses efforts sur les plus vulnérables ? Comment raccrocher à la nouvelle donne du travail ? La solidarité est-elle en train de se dissoudre dans un individualisme croissant ? Comment redonner du sens à l’action ?
Une grande quantité de travaux ont déjà été menés autour de la question syndicale. Certains se concentrent sur les « attaques extérieures », comme l’internationalisation de l’économie, les transformations du travail, l’influence du chômage de masse, d’autres travaux scrutent les faiblesses internes des syndicats, comme le manque de démocratie, le conservatisme, le peu d’ouverture aux jeunes et aux femmes, la rupture avec la base. Malgré toutes ces réflexions, la lente érosion du fait syndical continue, même s’il apparaît, autant que par le passé, que les relations de travail actuelles ont besoin d’une expression collective des travailleurs. Le problème est bien d’adapter cette expression collective au monde du travail et aux individus d’aujourd’hui. Le monde du travail a toujours besoin d’institutions ; celles-ci constituent un contrepoids nécessaire à l’individualisation du travail.
Le contexte historique du développement des organisations syndicales est celui du plein-emploi, de l’entreprise taylorienne, des politiques nationales fortes, de la formation sur le tas, des qualifications traditionnelles, du modèle standard d’emploi et du modèle familial standard (l’homme au travail et la femme à la maison). Cette période est marquée par une grande homogénéité parmi les travailleurs (même environnement, même style de vie, même conscience de classe, traditions communes) et une nette division des rôles dans la société (travailleur, citoyen, résident, consommateur). Pour des raisons structurelles et socioculturelles, ce paradigme est de moins en moins adapté à la réalité actuelle. Le travail évolue dans un contexte caractérisé par la fin de la conscience de classe liée au travail, une grande diversification des modes de vie, la montée des services et le déclin des branches industrielles traditionnelles, l’augmentation des qualifications et la fin de la formation sur le tas, de nouveaux métiers qui se développent, notamment liés aux technologies de l’information et de la communication.
Les défis actuels des organisations de travailleurs concernent d’abord la différenciation croissante de la main-d’œuvre. D’autre part, les écarts par rapport à la moyenne augmentent entre les plus avantagés et les plus précarisés, et le risque d’exclusion est permanent. Mais aussi, les organisations syndicales parviennent difficilement à représenter les travailleurs « périphériques », occupés dans les emplois atypiques et précaires. Les organisations de travailleurs sont aussi confrontées à une approche patronale plus stratégique (ou agressive) de la gestion du travail, elle-même motivée par le poids croissant des variables structurelles : éloignement des centres de décision, fragmentation des entreprises, fragilisation des entreprises. Enfin, les organisations de travailleurs, conçues dans le contexte des entreprises fordiennes, ont des difficultés à s’implanter efficacement dans les professions des secteurs dynamiques de l’économie.

Un changement en route
Dans ce contexte, la représentation collective des travailleurs est acculée au changement. Des efforts ont été faits. Ainsi, les instances de négociation se sont démultipliées pour épouser les nouvelles configurations des entreprises avec, d’un côté, un mouvement de décentralisation en direction des entreprises et, d’un autre côté, de nouveaux niveaux de négociation à l’échelle régionale ou transnationale (groupes d’entreprises, comités européens, négociation territoriale). Les fonctions de la négociation se sont également élargies au cours des vingt dernières années. Négocier la flexibilité et négocier l’organisation du travail sont deux thèmes qui ont pris une importance croissante avec le développement de la société de l’information. Les objets de la négociation collective ont également été modifiés. D’une part, des objets traditionnels sont abordés d’une manière nouvelle. Par exemple, la question des salaires est aussi envisagée sous l’angle de l’individualisation. D’autre part, la négociation collective aborde de nouvelles questions, notamment la formation et la qualification professionnelle, la réduction ou réorganisation du temps de travail, l’environnement, les plans de retraite, les mesures anti-discriminatoires.

Tous ces efforts restent cependant des efforts d’adaptation insuffisants, ce qui n’enlève rien à leur difficulté de mise en oeuvre. Il n’y a pas de changement radical, le mouvement syndical reste sur ses rails anciens. Il s’adapte aux transformations du travail, toutes choses étant égales par ailleurs, avec une figure de référence du salarié inchangée, un projet égalitaire qui ne fait plus recette et des modes d’organisation interne et de fonctionnement qui s’essoufflent. Sans changements plus radicaux, ces tentatives d’adaptation à la nouvelle donne économique ne seront que du « bois de rallonge », particulièrement si le mouvement syndical ne s’adapte pas à la nouvelle figure du salarié, un individu qui a un sens du collectif et de l’engagement différent de celui qui a animé l’acteur syndical pendant de nombreuses années.
Il est fondamental de se pencher sur cette autre composante, un peu « oubliée », du mouvement syndical : les individus qui le composent ou qui pourraient le composer. En effet, dans de nombreux travaux consacrés à la question syndicale, l’individu au travail en tant que tel est soit oublié, au mieux considéré comme une donnée immuable, soit envisagé comme un être de plus en plus individualiste, donc peu enclin à la solidarité et, dès lors, peu réceptif au mouvement syndical. De nombreux travaux en sociologie du travail se sont aussi intéressés aux transformations du travail en ne prenant en compte que deux grands facteurs de changement : les changements organisationnels et les changements technologiques, en négligeant l’individu dans ces organisations.

Un autre individu au travail
Nous plaidons pour la prise en compte d’un troisième terme : l’individu au travail. Cet individu n’est plus celui des années 50, ni des années 70 ou 80. Ce n’est pas seulement une question de diversification des statuts, de transformation des métiers ou de niveaux de qualification croissants. L’individu au travail aujourd’hui, comme en dehors du travail, s’inscrit d’une autre manière dans le collectif. Il ne s’engage plus de la même façon. Il n’est pas devenu égoïste ou utilitariste, de nombreux mouvements sociaux l’attestent, mais il a une autre vision de lui-même et des autres, et son sens de l’engagement n’est plus construit à partir de systèmes d’appartenances prédéterminés et invariables. Il s’agit d’individus qui souhaitent des appartenances multiples mais librement choisies, qui s’engagent dans des solidarités mais sans renoncer à « soi ». Cet engagement affranchi des appartenances est un engagement distancié qui refuse de se laisser enfermer dans des structures jugées totalisantes. Si les jeunes entrants sur le marché du travail se sentent si peu en phase avec l’offre syndicale, c’est aussi parce qu’elle leur propose une forme d’adhésion qu’ils ne souhaitent pas. Ils ne rejettent pas l’idée d’une expression collective des travailleurs mais le lien qu’on leur propose ne leur convient pas.


Critique sociale
Le mouvement syndical est typique de ce que certains auteurs appellent une critique sociale par plans, c’est-à-dire celle qui caractérise le militantisme traditionnel fait de grandes organisations hiérarchiques, fonctionnant sur le principe d’adhésion (membres) et où la structure est plus importance que les individus qui la composent. Les salariés aujourd’hui paraissent plus en phase avec une critique sociale par projets, c’est-à-dire constituée de réseaux de personnes, engagés spontanément, et de manière éphémère, dans une action motivée par un projet commun. Les salariés hésitent à s’inscrire dans des systèmes d’appartenance imposés mais ils sont susceptibles de s’engager dans des solidarités autour de projets. La nature de ces projets peut être très variable. Les formes de rassemblement épousent alors la structuration et la logique du réseau plus que celle de la mobilisation de groupes prédéfinis ; elles sont potentiellement transversales aux métiers, aux entreprises, aux branches d’activité. Il faut tenir compte aussi du souci des salariés de s’engager eux-mêmes dans l’action et de ne pas déléguer ce qui les concerne directement. Autre point important, l’engagement prend tout son sens dans le présent et pas dans une projection dans l’avenir. Ceci amène à réfléchir à la figure du militant.

Il convient de rappeler que le changement social n’est pas une transformation radicale qui conduit tout un monde à basculer en même temps dans une nouvelle ère. Il y a encore de nombreux individus au travail qui se sentent proches des appartenances traditionnelles et qui se reconnaissent dans l’institution syndicale, mais il faut tenir compte de cette autre catégorie grandissante d’individus, qui n’est pas un ensemble d’électrons libres. Si l’on regarde autrement, en refusant d’être aveuglé par les catégories du passé, on pourra voir un tas de liens là où on ne croyait voir que du vide.

Construire l’avenir
Le défi du mouvement syndical est d’articuler des solidarités de nature différente : ne pas privilégier la solidarité mécanique, celle qui caractérise les communautés soudées, et qui n’est plus dominante, ni envisager exclusivement la solidarité organique qui est aussi déterminée par des groupes d’appartenance et qui s’applique mal aux nouvelles formes d’engagement. Le mouvement syndical doit intégrer la solidarité en réseau, une solidarité affranchie des appartenances, organisant des rapports entre subjectivités et travaillant autour de projets peut-être éphémères mais inscrits dans une vision globale.

Le mouvement syndical est confronté à un exercice difficile, celui d’articuler une critique sociale par plans et une critique sociale par projets. La critique sociale par projets doit s’inscrire à l’intérieur d’un projet global sous peine de s’engluer dans les micro-conflits. Il faut cependant que les micro- ou macro-projets mobilisateurs puissent être en phase avec un projet global. Le projet égalitaire est de moins en moins applicable à l’hétérogénéité du monde du travail. Les méta-représentations égalitaires et conflictuelles (travail contre capital) ne mobilisent plus vraiment. La justice, l’équité et le respect semblent plus en phase avec les mouvements sociaux d’aujourd’hui. Le rôle du mouvement syndical est de travailler à une représentation d’un système juste, équitable et respectueux à grande échelle.
Il y a un besoin de représentation partagée, « d’utopie mobilisatrice » pour organiser et encadrer une solidarité en réseau et une mobilisation par projet. Ces dernières années, c’est la figure de l’exclusion qui a animé de nombreux mouvements sociaux. C’est également la figure de l’exclu qui tend à remplacer celle de l’exploitation au travail. Mais comme le soulignent Boltanski et Chiapello dans leur ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme, la notion d’exclusion n’est pas sans risque car elle permet de dénoncer une négativité sans passer par l’accusation ; elle s’inscrit dans une « topique du sentiment » par opposition à une « topique de dénonciation ». C’est, selon ces auteurs, la diffusion très rapide d’une société en réseau qui permet de comprendre comment la dynamique de l’exclusion et de l’insertion, d’abord associées au destin de groupes marginaux, a pu prendre la place impartie auparavant aux classes sociales dans la représentation de la misère et la manière d’y porter remède. La construction de la notion d’exclusion a permis aussi à ceux qui occupent le bas de l’échelle sociale de retrouver une place dans la représentation de la société.
Construire l’avenir, ce sera aussi construire un nouveau projet global en s’adaptant aux transformations du monde du travail, mais avec comme individu de référence, un salarié qui n’est plus celui de la période industrielle, mais bien celui de la société en réseau.

Épilogue
Si l’on quitte l’univers de travail pour observer et analyser d’autres sphères de la vie sociale, comme la famille ou les mouvements sociaux, on constate que la nature du lien social que l’on y observe est très convergente avec ce que l’on observe dans le travail. La conclusion qui peut être tirée est que les individus tissent des liens différents avec autrui, que les modalités d’engagement sont très différentes, mais surtout que l’individu contemporain ne s’enferme pas dans l’égoïsme et la solitude. Le bilan optimiste de cette analyse est qu’elle permet d’envisager de manière plus positive les liens que les individus entretiennent aujourd’hui avec le collectif. Le bilan plus déroutant est que cette analyse contraint à repenser les manières d’encadrer, de porter, d’organiser, de rentabiliser ces formes d’engagement collectif dans la sphère publique.