Les élections législatives de septembre dernier en Allemagne ont reflété la récente appropriation par les partis politiques d’un concept né il y a dix ans : la « politique d’engagement ». On parlerait, en Belgique, de « Charte associative », c’est-à-dire du rôle reconnu à la société civile dans la participation à la vie publique, sous ses différentes facettes. Mais en Allemagne, cette politique d’engagement s’est particulièrement développée et médiatisée lors de la dernière législature, au point de se constituer désormais en champ politique à part entière. Un exemple à suivre ? Thomas Olk, Ansgar Klein et Yvan Léger analysent cette évolution dans les lignes qui suivent.

 
Si l’on observe une certaine unanimité autour de la politique d’« engagement citoyen » dans les divers partis politiques allemands, celle-ci concerne principalement sa composante la plus consensuelle, c’est-à-dire la politique de soutien au bénévolat. Pourtant, le concept d’engagement à l’origine de cette politique est hautement plus ambitieux et implique un changement radical du paradigme sociopolitique institutionnel allemand. Né des résultats d’une commission d’enquête parlementaire réunie au tournant des années 2000, le projet « société civile et participation » fait l’ébauche d’un nouveau contrat social et d’une gouvernance tripartite rééquilibrée entre l’État, les acteurs de l’économie privée lucrative et le tiers secteur. Dix ans après la mise en place de cette politique, un premier bilan de l’expérience allemande offre des perspectives intéressantes face aux questions posées par le déficit démocratique des sociétés occidentales. Certes, le « projet pour la société civile » n’a pas provoqué de changement radical dans l’organisation sociopolitique allemande, mais de nombreuses infrastructures et pratiques politiques prometteuses se sont développées à tous les niveaux de la République fédérale. Celles-ci sont le signe de l’établissement de la société civile allemande en tant que réalité politique concrète, et du début de l’intégration de ses acteurs au sein des processus décisionnels.
En 1999 fut réunie, à la demande du parlement allemand, une commission d’experts dont l’objectif était de dresser un état des lieux de l’« engagement citoyen » (Buergerschaftliches Engagement) 1 en Allemagne, et de se prononcer sur les moyens nécessaires à son développement et sa pérennisation. Rendu public en 2002, le rapport de la commission contenait une synthèse exhaustive des formes et contenus de cet engagement citoyen. Plus important, il établissait un agenda politique de l’engagement citoyen pour les années à venir, et surtout, proposait une première définition de ce concept applicable à la société dans son ensemble 2.
Au-delà du phénomène individuel, le concept d’engagement citoyen prône une large réforme de la société allemande et de ses institutions. Cette réforme passe par le renforcement de la société civile et par la mise en place d’une politique globale d’engagement et de participation citoyenne. La nécessité d’un renforcement de la société civile est née de plusieurs constats. Le premier est celui de l’évolution des sociétés postmodernes vers une structure trisectorielle « décloisonnée » où les frontières entre l’État, le secteur économique et la société civile deviennent de plus en plus floues. Cette évolution structurelle implique une redéfinition du rôle de chaque secteur et de leur articulation. Le second constat fait état de l’importance déterminante de l’engagement citoyen pour la cohésion des sociétés postmodernes. Le concept d’engagement citoyen recouvre une réalité liée au champ d’activité et au principe d’action de la société civile. En tant que tel, il s’agit ici, de la (re)découverte d’une réalité existante et non d’une évolution récente puisque l’engagement citoyen a, sous différentes formes, toujours existé 3. Cette prise de conscience s’appuie sur les résultats de recherches en sociologie et en économie politique menées au tournant des années 1990 et 2000 4, sur un champ de l’activité sociale qualifié a posteriori d’« économie sociale » ou tiers secteur 5. Une conséquence directe de ce constat est la légitime revendication de la part des acteurs de la société civile, de leur réelle prise en considération dans la gestion des affaires publiques.
Pourtant, et c’est le troisième constat, cette même politique gouvernementale voit en ses propres institutions et en celles du marché les seuls acteurs réellement habilités à résoudre les défis contemporains. La société civile et ses représentants ainsi que les principes d’action qui lui sont propres (prise de responsabilité, engagement personnel, solidarité) sont ainsi relégués aux marges d’un système institutionnel et politique dans lequel l’État et le marché donnent le ton. De fait, la société civile n’est ainsi sollicitée que dans les domaines où l’intervention des deux premiers se révèle insuffisante.
Dans son rapport, la commission parlementaire se prononce d’une part, pour une reconnaissance de l’activité du tiers secteur et de l’autre, pour une meilleure prise en compte des acteurs de la société civile dans la gestion des affaires publiques. Pour autant, le renforcement de la société civile ne se réduit pas au développement quantitatif du secteur associatif et de l’économie sociale. Reconnaitre la société civile signifie également en intégrer les valeurs, et ce à travers une « humanisation » des principes d’action des sphères politiques et économiques 6. Cela passe par l’adoption d’attitudes et de principes favorables à une réelle prise en compte de la société civile : encouragement à la prise de responsabilité, coopération et coproduction intersectorielle, transparence et égalité dans les processus de discussion 7. Ces principes d’action et ces valeurs doivent servir de base à la constitution d’un nouveau « contrat social » tripartite, en phase avec la réalité sociopolitique allemande.

Engagement citoyen

Le concept ainsi formulé dépasse largement la vision traditionnellement assimilée à l’engagement citoyen et souvent réduite à sa dimension individuelle, c’est-à-dire au bénévolat. Le projet développé par la commission implique au contraire de repenser le fonctionnement de la société, à la fois dans sa globalité et à ses différents niveaux. Pour la société civile, l’engagement citoyen est un principe d’action d’« autodétermination » qui doit amener les individus à devenir acteurs de leur environnement. Il englobe des formes très différentes d’activités volontaires, à but non lucratif et orientées vers le bien commun. Cela inclut toute forme de bénévolat, différentes formes d’activités individuelles et d’entraide, ainsi qu’une certaine conception de la fonction représentative, de la participation politique et du principe de codécision. L’engagement citoyen est public, transparent et ouvert. Son action n’est pas dirigée vers ses protagonistes mais cible le bien commun et l’intérêt général. Il est facteur d’intégration, et s’appuie sur les principes de confiance mutuelle et de solidarité. En ce sens, et comme le montrent de nombreuses études, l’engagement citoyen est indispensable en ce qu’il produit le capital social nécessaire à la cohésion et la viabilité de nos sociétés.
En tant que principe, l’engagement citoyen est potentiellement applicable aux différentes échelles de la société. Il se réalise au niveau individuel à travers la prise de responsabilité et les principes de participation et de codécision. Forme privilégiée d’apprentissage « informel », l’engagement permet l’acquisition de compétences à la fois spécifiques et essentielles, aussi bien sur le plan social que professionnel (compétences sociales, interculturelles, etc.). Pour les groupes, organisations, associations et collectifs, l’engagement s’exprime aussi bien à travers une certaine conception de l’organisation structurelle, par la recherche de partenariats, la mise en place de réseaux, que dans les principes actions (ouverture, transparence, coopération, etc.), ainsi que par son ouverture et son soutien aux contributions de la société civile.
Le changement le plus radical se situe au niveau des modes de gouvernance. À un dirigisme étatique soumis aux influences du lobbyisme économique, doit succéder une gouvernance tripartite, où les processus décisionnels reposent sur une attitude d’ouverture et de dialogue égalitaire entre les secteurs. L’État joue alors un rôle d’initiateur et de modérateur dans le processus décisionnel.
Le concept d’engagement citoyen, avec ses principes de participation citoyenne et de démocratie directe, n’a pas vocation à se substituer à la démocratie représentative. En replaçant le bien commun au cœur du fait politique, il agit au contraire en complément de celle-ci. En effet, les organisations de la société civile agissent en fonction de principes et de valeurs, indépendamment des échéances électorales et des exigences de profits à court terme. Elles sont ainsi le plus à même de rehausser la légitimité de la démocratie représentative, en lui donnant la constance et la durabilité qui lui font défaut 8.
Sur la base de ce cadre conceptuel abstrait, la commission a développé une série de recommandations concrètes, afin d’orienter la mise en application de la politique d’engagement : généralisation des instruments de démocratie directe à l’échelle fédérale, ouverture de l’administration d’État à la société civile, soutien au dialogue entre les deux secteurs, multiplication des formes et des opportunités de participation pour les citoyens (tables rondes, comités consultatifs, etc.), développement des infrastructures permettant l’engagement citoyen, mise en réseau des stakeholders de l’engagement des trois secteurs, renforcement de la prise de responsabilité et de l’engagement social des entreprises, amélioration du système de protection sociale des personnes engagées et compensation des désavantages liés à l’activité d’engagement, réforme de la législation sur les organismes d’utilité publique et sur les donations, développement de la recherche dans le champ de l’engagement civique (recherche fondamentale, évaluation, contrôle qualitatif).

Réseau fédéral

La création d’un Réseau fédéral pour l’engagement comptait parmi les mesures concrètes préconisées par la commission, afin d’engager la politique de réforme. En juin 2002, 31 organisations issues du conseil national d’organisation de l’Année internationale du volontariat (2001) se sont réunies pour fonder le Réseau fédéral de l’engagement citoyen (Bundesnetzwerk Bürgerschaftliches Engagement, BBE dans la suite du texte). La logique de sa création était alors la suivante : s’il s’avère que l’engagement citoyen, ses valeurs et ses principes sont non seulement profitables à la société civile et à ses organisations mais également aux institutions de l’État et au secteur économique, alors un tel réseau doit regrouper les acteurs de ces trois secteurs, afin d’assurer leur collaboration aux et entre les différents échelons (local, régional et national).
La création et la légitimité conceptuelle du BBE sont très liées au travail de la commission parlementaire 9. De fait, le réseau incarne le concept d’engagement citoyen aussi bien à travers ses objectifs que par sa structure. L’objectif du BBE et de ses membres est l’application concrète du concept d’engagement citoyen par et pour le renforcement de la société civile. Un champ d’action aussi large nécessite une approche globalisante des thèmes et des problématiques considérés. Le réseau est ainsi thématiquement structuré autour des dix blocs suivants :
– infrastructures juridiques et organisationnelles de l’engagement citoyen ;
– développement des sociétés civiles au niveau local ;
– avenir du service volontaire ;
– rôle de l’engagement dans la réforme de l’État Providence ;
– engagement des groupes issus de l’immigration ;
– questions liées à la formation et à la qualification de et par l’engagement citoyen ;
– lien entre transformations démographiques et engagement ;
– citoyenneté des entreprises ;
– développement d’une culture de reconnaissance de l’engagement ;
– enjeux de la constitution d’une société civile européenne à travers la mise en réseau des sociétés civiles nationales.
Organisé en groupes de travail, le réseau rassemble les spécialistes de ces différents domaines et sert de lieu de concertation sur la politique d’engagement. Il met à disposition la matière permettant un soutien concret aux pratiques d’engagement, organise des conférences spécifiques, prend officiellement position sur les questions touchant à l’engagement citoyen et à la société civile.
Le potentiel d’action et l’originalité du BBE résident en grande partie dans sa nature et son organisation trisectorielle. De fait, il est composé de représentants des trois principaux secteurs de la société : société civile, État (à l’échelle nationale, régionale et communale) et secteur économique à but lucratif. Parmi les membres issus de la société civile, le BBE compte les associations et les confédérations d’associations les plus significatives dans divers domaines d’utilité publique : social, environnement, sport, culture, secourisme, soutien à certains groupes spécifiques (femmes, personnes âgées, jeunes). Il regroupe des organisations de diverses confessions et natures juridiques, des fondations, fédérations d’associations de bénévoles, de groupes d’entraide, etc. Parmi les membres issus du secteur économique et du monde du travail, le BBE comprend la confédération des organisations syndicales allemandes (Deutscher Gewerkschaftsbund), les principaux syndicats nationaux (IG Metall et Ver.di), ainsi que des entreprises nationales et multinationales de divers secteurs (Ford, BP Allemagne, Commerzbank, Betapharm, etc.). Le secteur étatique est représenté quant à lui, par trois ministères fédéraux, quatorze gouvernements régionaux, deux fédérations de communautés de communes et de nombreuses communes individuelles. Cette assemblée hétéroclite travaille à la réalisation d’un objectif commun : la mise en place d’infrastructures juridiques, institutionnelles et organisationnelles durables pour l’engagement citoyen.
Au principe de trisectorialité s’ajoutent ceux de la transparence, de la responsabilité partagée et de l’ouverture des processus de discussion et de négociation. Les projets et la stratégie du BBE sont issus de délibérations collectives. Le BBE a ainsi une fonction de « courroie de distribution » : d’un côté, il se nourrit des contributions et des attentes de ses membres et des secteurs qu’ils représentent, de l’autre, ces mêmes membres servent à leur tour de multiplicateurs aux projets et idées du réseau, en les relayant et les diffusant au sein de leur propre secteur.

Enjeux et défis

À l’image de la création du BBE, la mise en place de la politique d’engagement n’a pas suscité que des réactions d’enthousiasme. Un tel réseau doit trouver sa place, établir des relations de confiance avec les associations, les organisations et les réseaux en place. De façon générale, le principe de trisectorialité implique une certaine remise en cause des règles de fonctionnement établies entre les acteurs existants. Dans le cas du BBE, il apparait évident que la constitution d’un réseau d’une nature plus « conventionnelle », composé seulement d’organisations du tiers secteur, eut été plus consensuelle en s’inscrivant dans le schéma prédéfini du lobbyisme politique.
Le principe de gouvernance trisectorielle, porté par la politique d’engagement, remet ainsi en question l’équilibre des relations entre les organisations de représentation d’intérêts et l’État financeur. Cela signifie concrètement que certaines organisations et fédérations d’associations doivent désormais abandonner, ou tout au moins partager, leur rôle de « représentant légitime » de la société civile. L’État, de son côté, doit renoncer à l’attitude de financeur « donneur d’ordre » qui, en privilégiant un nombre restreint de partenaires, s’assure de leur « docilité ».
Une autre difficulté réside dans la prise en compte de la nécessité d’une collaboration intersectorielle. Le principe même est aujourd’hui loin d’être une évidence. L’absence des fédérations nationales du secteur économique au sein du BBE, alors même que les entreprises individuelles sont membres, en est une illustration. Cela souligne que la mise en place de réseaux est beaucoup moins évidente entre les différents secteurs qu’entre les membres d’un même secteur.
Pour rester pertinent, le modèle de gouvernance trisectorielle se doit, à l’exemple du BBE, de garantir l’équilibre des rapports de force qui assure la transparence et l’ouverture des processus délibératifs. C’est cet équilibre qui, en donnant toute son utilité au réseau, lui confère sa légitimité. Concrètement, il s’agit d’une part d’éviter qu’un certain corporatisme associatif ne vienne freiner le développement de nouveaux principes d’action et d’innovations structurelles, et de l’autre, que le réseau ne se transforme en un prolongement de l’appareil d’État.
Si les contraintes inhérentes à une telle structure peuvent paraître importantes, elles sont à la mesure des ambitions du projet. Cette fois encore, le BBE en est l’illustration. De fait, les objectifs fixés par l’assemblée des membres du réseau ne pourraient être menés à bien sans la collaboration des trois secteurs : sans l’appui du secteur économique et de l’État, les initiatives issues du milieu associatif ne pourraient avoir de réelle prise sur le fonctionnement politico-administratif des institutions de l’État Providence. De la même façon, la crédibilité des (réseaux d’)entreprises, en tant qu’acteurs responsables de l’économie sociale, serait très limitée sans la collaboration avec des institutions reconnues d’utilité publique. Enfin, une politique d’engagement civique menée par le seul appareil d’État susciterait la méfiance des partenaires sociaux, qui y verraient une tentative de masquer son désengagement du secteur social par la promotion d’un système basé sur le volontariat.
L’évolution du BBE témoigne d’un réel consensus sur le soutien à l’engagement citoyen et d’une forte demande en termes de coopération et de concertation. Fondé par 31 membres en 2002, le réseau en compte aujourd’hui plus de 220, représentant à travers eux des millions de personnes. Le développement du BBE ne se limite pourtant pas à la multiplication de ses membres. Les compétences du réseau sont également sollicitées dans presque toutes les situations d’application concrète de la politique d’engagement à l’échelle locale, régionale ou fédérale, pour les procédures d’évaluation des projets et des nouvelles formes de collaborations, pour la préparation de projets de loi ou pour soutenir la coopération entre les acteurs des différents secteurs. Une des missions du BBE est également de promouvoir l’échange d’expériences dans le domaine de l’engagement volontaire, au niveau national, européen et international, tout en renforçant la collaboration entre les acteurs et la recherche scientifique sur l’engagement.
Une mise en application du principe de gouvernance trisectorielle a eu lieu avec la tenue au Bundestag, d’un forum national de l’engagement et de la participation, organisé par le BBE en avril et mai 2009. Réunis en groupes thématiques, plus de 300 experts issus des trois secteurs ont établi conjointement un agenda, définissant concrètement la politique d’engagement du gouvernement pour les années à venir.

Bilan et perspectives

Quel bilan tirer de ces premières années de politique d’engagement en Allemagne ? Au regard des ambitions de la commission parlementaire, force est de constater que la réforme des cadres sociopolitiques allemands n’a pas eu lieu dans les dimensions souhaitées. Il suffit d’observer le traitement gouvernemental de la crise économique, pour se rendre compte de la sous-représentation des acteurs de la société civile dans les processus décisionnels. Pourtant, en l’espace de quelques années, l’engagement citoyen s’est constitué en un champ politique propre. À tous niveaux de la République fédérale ont été développés des projets de soutien à la société civile et des instruments permettant une plus grande implication des citoyens. De nouveaux principes d’action et de gouvernance ont été expérimentés et appliqués aux différents niveaux de l’administration publique. De nouvelles institutions vouées à la politique d’engagement citoyen ont également vu le jour, telle qu’une commission parlementaire permanente pour l’engagement citoyen, le réseau fédéral de l’engagement citoyen, des ministères régionaux spécifiques et un grand nombre de réseaux et de groupes de travail à l’échelle régionale et interrégionale. Dans de nombreux domaines de l’action publique, la prise en compte de l’engagement citoyen est devenue une évidence. Le potentiel et la force de la société civile sont ainsi désormais des ressources reconnues sur lesquelles s’appuient les politiques publiques.
Quel enseignement peut-on tirer de l’expérience allemande ? Quelles étapes doivent encore être franchies afin de faire de l’engagement citoyen un élément central de la politique de réforme de l’État et de la société ? Une première étape semble résider dans la démonstration du potentiel de la société civile, de ses acteurs et de ses ressources face aux défis concrets qui s’imposent à nos sociétés : vieillissement de la population, immigration et intégration, chômage de masse, inégalités économiques et sociales croissantes, etc. L’attractivité et la crédibilité d’un concept globalisant et abstrait, prônant une « réforme globale de la société et de ses institutions » et « l’instauration d’un nouveau contrat social », dépendent de sa capacité à démontrer les applications concrètes qui découlent du cadre théorique. Il en va ici du pouvoir de conviction, et donc, des chances de succès du projet d’engagement.
La mise en évidence des ressources de la société civile doit intervenir aussi bien au niveau conceptuel et décisionnel que par la multiplication et la diffusion d’exemples de « bonnes pratiques », ainsi que par l’accentuation des programmes de recherche et d’évaluation. Ces processus d’évaluation sont essentiels en ce qu’ils mettent à jour le potentiel de la société civile, et incitent ainsi les pouvoirs publics à débloquer les moyens nécessaires à son développement. Par ailleurs, un tel suivi permet d’identifier les mécanismes d’échec et de dénoncer les trop fréquentes « usurpations » du concept de société civile et autres « mises en scène » de démocratie participative 10. En effet, une réelle politique de soutien à la société civile ne peut être faite de mesures ponctuelles. Elle passe par la mise en place d’infrastructures (organisations, associations, réseaux, collectifs, etc.) dont l’efficacité ne se mesure que sur le long terme et nécessite une implication au-delà des périodes d’enjeu électoral.
Une condition à la réalisation du projet d’engagement citoyen concerne également les acteurs de la société civile eux-mêmes. Ceux-ci doivent impérativement réussir à s’accorder sur des objectifs et des moyens d’action communs. Cela implique de surmonter les particularismes et les conflits d’intérêts existant entre les acteurs de la société civile que des considérations stratégiques individuelles poussent à refuser toute innovation structurelle. En premier lieu, sont concernées les organisations qui, ayant réussi à se placer dans le jeu du lobbyisme politique, s’opposent au changement dans une logique de conservation du pouvoir. Toutefois, l’immobilisme est également dû au découragement et à l’automarginalisation des acteurs de la société civile qui, craignant de devenir les instruments de la politique de désengagement de l’État, privilégient le maintien d’un statu quo ante par peur de se voir accusés de collaborer au démantèlement des « standards sociaux ».
La défense de ces intérêts communs passe dans un premier temps par une prise de conscience globale des changements structurels que connaissent les démocraties occidentales. Les représentants de la société civile doivent ensuite relever le défi des nouvelles responsabilités qui leur incombent, tout en revendiquant fermement les prérogatives qui les accompagnent. Cette prise de conscience est une condition préalable à la mise en place de stratégies et d’actions concertées, permettant d’affirmer la position de la société civile à l’égard des acteurs des secteurs concurrents.

Société civile européenne ?

Le concept d’engagement citoyen tel qu’élaboré par la commission parlementaire dessine les contours d’une société dans laquelle les institutions transformées de l’État Providence offrent aux citoyens et aux organisations de la société civile de nombreuses possibilités de participation au processus décisionnel. Dans une perspective internationale, l’expérience allemande de la politique d’engagement se révèle hautement pertinente pour les acteurs du tiers secteur et de la société civile européenne en général. En effet, les évolutions à l’origine de ce processus sont communes aux pays européens et devraient être considérées au-delà du cadre national. Si l’Union européenne semble avoir finalement découvert l’existence de ses citoyens, le taux de participation aux dernières élections européennes a rappelé que la constitution de la société civile ne se décrète pas au moyen de directives bruxelloises mais doit résulter d’une volonté issue de la base.
Pourtant, le retrait de la société civile vis-à-vis des deux autres secteurs est particulièrement frappant à l’échelle de l’Union. Alors que les secteurs étatiques et économiques se sont résolument constitués au niveau européen, l’influence des organisations représentatives de la société civile n’a pas significativement dépassé le cadre national. Ici se pose un problème pratique, lié aux différences culturelles et structurelles existant entre les sociétés civiles nationales européennes. Là où les acteurs du secteur économique peuvent se reposer sur un modèle bien défini (l’économie de marché) au socle théorique mondialement établi et quasiment incontesté, les définitions de la société civile et de son rôle sont multiples et intimement liées aux différentes traditions nationales. Dans ce contexte, le développement d’une société civile européenne, ou du moins l’intensification des liens entre les sociétés civiles nationales, dépendra en grande partie de la faculté de ses acteurs à s’entendre sur des définitions et des objectifs communs, et de leur volonté de se constituer en réseaux transnationaux 11.


Co-écrit par Thomas Olk et Yvan Léger



1 Ce concept ne connait pas de traduction française réellement appropriée. C’est l’un des objectifs de cet article que d’offrir au lecteur francophone un aperçu des différents éléments qu’englobe l’idée d’« engagement citoyen ». Cette traduction littérale imparfaite est utilisée par défaut dans la suite du texte.
2 Une des difficultés associées au concept de société civile est qu’il bénéficie d’une grande popularité sans offrir de définition reconnue et établie. La moins mauvaise définition est sans doute une définition négative comme une sphère hors de l’État et du marché. Cet espace à la fois extrêmement vaste et hétéroclite est difficile à identifier puisqu’il englobe des réalités sociales telles que les associations, les syndicats, les organisations d’employeurs, les églises et les médias. À défaut d’une définition positive univoque et reconnue, le concept de « société civile » est évoqué soit dans le cadre d’une interaction avec un autre secteur, soit pour qualifier les phénomènes n’appartenant ni à l’État ni à l’économie à but lucratif. Une tentative de définition de la société civile : J. Planche, « Société civile, un acteur historique de la gouvernance », éd. Charles Léopold Mayer, Paris, 2007.
3 S. Roß und Klie, Welfare Mix : Sozialpolitische Neuorientierung zwischen Beschwörung und Strategie.
4 Les recherches d’A. Evers sur le tiers secteur ont servi de socle aux sociologues et politologues tels que Olk, Klein, Klie et Roß.
5 Le concept de « third sector » utilisé dans la littérature anglo-saxonne et reprise par les chercheurs allemands (« dritter Sektor ») est peu utilisé en France. En revanche l’« économie solidaire » est une notion très peu connue et utilisée en Allemagne. Les deux termes recouvrent des réalités assez proches, mais il semble que le concept de tiers secteur soit plus adapté dans une perspective comparative internationale. Voir The Third Sector in Europe, Adalbert Evers et Jean-Louis Laville (eds), 2004. Sur les implications théoriques du choix terminologique, voir : J-L. Laville Du tiers secteur à l’économie sociale et solidaire, article en ligne http://www-sciences-po.upmf-grenoble.fr/IMG/pdf/laville.pdf Voir également Develtere, Patrick et Bénédicte Fonteneau (2002), « Société civile, ONG, tiers secteur, mouvements sociaux et économie sociale : conception au Nord, pertinence au Sud ? » Article en ligne http://www.hiva.be/docs/paper/33.pdf
6 Sur la question des valeurs de la société civile, voir Planche 2007.
7 Evers 2004.
8 Ce n’est pas un hasard si les organisations de la société civile sont plus particulièrement présentes dans les secteurs touchant à des problématiques globales dont les enjeux sont à considérer sur le long terme tels que l’environnement, le développement durable, etc.
9 Deutscher Bundestag (2002) Bericht der Enquete-Kommission « Zukunft des Bürgerschaftlichen Engagements ». Bürgerschaftliches Engagement: auf dem Weg in eine zukunftsfähige Bürgergesellschaft. Bundestags-Drucksache 14/8900.
10 Voir l’article de O. Thomas « Gouvernement des villes et démocratie participative : quelles antinomies ? », Pouvoirs, nº 104, 2003, pp 145-158.
11 Le BBE a créé avec d’autres réseaux nationaux européens le European Network of National Associations dont l’objectif est l’unification d’organisations nationales à l’échelle européenne. Les membres de ce réseau se réunissent non pas parce qu’ils partagent un même champ d’activité mais en tant que représentants de leur société civile respective.