Deux jours après les 100.000 syndicalistes qui avaient défilé à Barcelone à l’occasion du récent sommet européen, quelque 300.000 manifestants ont envahi les rues de la capitale catalane, donnant une étonnante illustration de nouvelles formes de militantisme et d’action, qui bousculent le paysage social traditionnel : antimondialistes, syndicats de chômeurs, squatter luttant pour le droit au logement, autonomistes, groupes militants en faveur des frontières ouvertes... On les appelle les " nouveaux mouvements sociaux ". Mais sont-ils vraiment nouveaux ?

 

Alors que de nombreux sociologues se penchent sur les conditions d'émergence de ces mouvements, les hommes politiques s'interrogent, eux, sur leurs revendications; les syndicalistes, sur leurs troupes ; et… les services de police, sur leurs modes d'action. Car l'une des caractéristiques de ces " nouveaux " mouvements est la culture de la contestation et la désobéissance civile. Les arrachages de plants transgéniques en sont une illustration, tout comme le démontage d'un MacDonald à Millau (France), le squat d'un immeuble, ou la distribution de cartes gratuites de " droit au transport " dans les transports publics, la destruction de grilles d'un centre fermé pour demandeurs d'asile… Derrière chacun de ces coups de force, s'exprime un cri de colère dirigé, selon l'action, contre la malbouffe, l'industrie des aliments transgéniques, l'enfermement des demandeurs d'asile, la spéculation immobilière, etc. Une dénonciation, aussi, d'un monde de plus en plus marchandisé, et d'une classe politique perçue comme complice de cette marchandisation, ayant renoncé à faire valoir le bien commun et respecter les droits fondamentaux. Qui sont ces nouveaux militants ? Quel est le moteur de leurs actions ? Quels projets politiques portent-ils ? Il n'est sans doute pas possible d'apporter une réponse univoque à ces questions, mais l'on peut approcher, de manière impressionniste, la réalité multiforme de cette " nouvelle dynamique contestataire " (1).

Post-68
Première difficulté : peut-on dater l'émergence des nouveaux mouvements sociaux ? Il serait par trop réducteur de se limiter à l'existence, d'un côté, de grands " poids lourds " du mouvement ouvrier et, de l'autre, de jeunes pousses contestataires. En effet, où situer dans ce cas les nombreuses organisations non gouvernementales nées au cours des trente dernières années – voire davantage –, et dont les actions s'enracinent dans la promotion des droits de l'homme, la coopération au développement, la protection de l'environnement, la lutte contre l'exclusion sociale… On ne peut qualifier Amnesty International, Entraide et Fraternité ou Oxfam de nouveau mouvement social. Pourtant, les nouveaux mouvements se nourissent des actions menées au sein de ces ONG, des mobilisations des années 70, et des analyses qui ont pu y être faites. Ce qui fait dire à Isabelle Sommier, chercheur à la Sorbonne, que si le surgissement des nouveaux mouvements sociaux est récent (une dizaine d'années), il est le fruit, ou l'aboutissement, d'une évolution plus ancienne liée aux transformations du capitalisme mondial à l'œuvre depuis 30 ans et au mouvement séculaire d'individuation. Ces collectifs et associations plongeraient même leur racine dans les grandes mobilisations de l'après-68 liées à l'écologie, au pacifisme, à la coopération au développement, au féminisme, à la contre-culture, à l'épargne alternative...

En France, on peut probablement dater ce surgissement au début des années 80, avec l'émergence progressive des mouvements de " Sans ". Sans emploi, sans-abri, sans papier… Le collectif AC! (2) est né en 1993, dans le sillage d'autres initiatives apparues dans les années 80, notamment le premier Syndicat de chômeurs, et le Mouvement national des chômeurs et précaires. L'un de ses fondateurs, Christophe Aguiton, veut " aider le syndicalisme à se développer dans des couches qui lui échappent ". En cette époque de forte dépression sur le marché de l'emploi, il organisera des marches contre le chômage vers Paris, qui draineront un public nouveau composé de zonards révoltés, lesquels modifieront petit à petit, selon Sommier, la composition sociologique d'AC!
Aux côtés des sans emploi, apparaîtront durant cette même période des initiatives pour les sans-abri. Ainsi les actuels DAL (Droit au logement) et DD!! (Droits devant) s'inscrivent également dans le prolongement d'actions lancées dès le milieu des années 80 par le Comité des mal-logés. Sur le plan médiatique, ces actions culmineront avec les squats, occupations et campements (1994, rue du Dragon). Enfin, le milieu des années 90 verra apparaître les actions en faveur des sans-papiers (auparavant appelés " clandestins " !), errant d'églises en gymnases. On se rappellera en particulier l'expulsion brutale, en août 1996, des sans-papiers de l'église Saint-Bernard par les forces de l'ordre.

En Belgique
Avec un léger décalage temporel, on retrouve ce type d'action en Belgique également. Dans le domaine du logement, le squat par des sans-abri du Château de la Solitude, à Bruxelles au milieu des années 90, fut très médiatisé et favorisa le développement d'autres actions du même type : à Liège, à Ixelles, à Saint Gilles. Ensuite, les occupations d'églises par des sans-papiers à Bruxelles, Liège, Charleroi, presque la copie conforme de l'expérience parisienne de Saint Bernard, couplées à la mort tragique de Semira Adamu, feront émerger les collectifs contre les expulsions (lire article en page suivante). Déjà se dégagent des points communs entre ces actions : elles sont l'expression d'une colère face à une attitude des pouvoirs publics jugée trop passive ou négative à l'égard d'un problème social. Elles ont un caractère offensif : il s'agit de flirter avec l'illégalité, la désobéissance civile, pour souligner que lorsque la loi fige ou renforce les inégalités, " c'est la loi qui est illégale " (3). Elles dénoncent la brutalité des forces de l'ordre, les méthodes d'expulsion, mais également la spéculation immobilière, l'état d'abandon du logement social, le contrôle des chômeurs, etc.

Redonner sens
L'émergence de ces collectifs a, paraît-il, été qualifiée par Pierre Bourdieu de miracle social, en ce qu'elle a permis de mobiliser des individus jusque là atomisés par leur souffrance et leurs problèmes sociaux, et dont il était dès lors très improbable d'en espérer l'agrégation et la mobilisation. Contre l'autodévaluation et le sentiment d'impuissance, ces actions ont permis de reconstruire le sens. Elles ont offert " une nouvelle définition de la situation qui donne le sentiment de pouvoir changer quelque chose dans un système jugé contestable " (4). Les exclus atomisés peuvent devenir acteurs militants, ils peuvent jouer un rôle dans leur réhabilitation sociale; aussi, ils peuvent désigner des adversaires, ou des responsables – en tout ou partie – de leur situation: grands propriétaires immobiliers, spéculateurs, responsables politiques. Cette réhabilitation, cette " rédemption ", permet également de reconquérir la dignité, tout en obtenant une reconnaissance publique de la souffrance endurée (la dimension médiatique joue un rôle non négligeable dans les actions menées au sein des collectifs). De ce point de vue, il serait naïf de penser que les exclus de l'emploi, de l'asile, du logement, de la prospérité s'auto-organiseraient spontanément en collectifs, construisant de manière autonome leurs revendications et menant leurs actions. Il existe, la plupart du temps, des sympathisants, des militants, des personnes ressources qui, au sein ou en marge d'associations existantes, apportent appui, savoir-faire, carnets d'adresses, et alliés éventuels. Isabelle Sommier va jusqu'à distinguer trois cercles dans ces mouvements contestataires : les victimes, les militants professionnels, les personnes ressources. Les militants, explique-t-elle, sont des individus politisés de longue date – du catholicisme social à l'extrême gauche – dans un syndicat ou dans un parti (ce qui amène parfois les médias à y voir de l'entrisme, ou de la manipulation). Quant aux personnes ressources, elles vont du professeur d'université, qui apporte sa caution " scientifique ", à l'artiste (surtout en France, moins en Belgique), qui apporte sa renommée, en passant par le député qui apporte son image de rebelle.
On pourrait déduire de ce qui précède à la fois que les nouveaux mouvements sociaux s'inscrivent dans l'air du temps, et qu'ils n'ont pas inventé la poudre. Durant l'hiver 1958, l'action de l'abbé Pierre en faveur des sans-abri aurait sans doute pu porter l'étiquette " nouveau mouvement social ", tant les ingrédients de l'action directe collective s'y trouvaient déjà bien présents: victimisation, mobilisation, dénonciation, médiatisation, politisation. Le succès des nouveaux mouvements sociaux actuels est sans doute à porter au crédit – façon de parler – du contexte de crise de la représentation politique, et du mouvement d'individuation. Ces deux évolutions contribuent au développement d'une certaine méfiance à l'égard des grandes organisations sociales qui ont pignon sur rue, sont hiérarchisées et davantage perçues comme acteurs de pouvoir que comme contre-pouvoir; alors que face à elles, les collectifs sont parés de toutes les vertus : démocratie directe, ouverture idéologique, proximité, citoyenneté, etc. En outre, leurs revendications portent sur les différents aspects de la vie quotidienne – le transport, le logement, l'emploi, la société multiculturelle – là où, dit-on, les syndicats s'arrêtent à la porte de l'entreprise. Mais n’est-il pas paradoxal que cette ouverture, et l’affirmation d’un " autre monde possible ", s’accompagnent d’un rejet des idéologies globales ?

Priorités sociales
" Il faut comprendre, nous explique un "vieux routier" de l'action syndicale française, que les syndicats ont quelques craintes de perdre leurs priorités sociales dans des mouvements qui partent dans tous les sens. L'interlocuteur d'une organisation syndicale, c'est avant tout le patronat. L'interlocuteur des organisations non gouvernementales, c'est d'abord le monde politique. Nous nous trouvons dans deux milieux assez différents. " Autre crainte, plus forte encore: " dans ce nouveau concept fort à la mode de société civile, il y a une minorisation du monde syndical. Ce concept est utilisé par certains hommes politiques et organisations patronales pour nous mettre sur la touche; par exemple, la réflexion européenne sur la responsabilité sociale des entreprises a été menée avec les ONG, qui ont été utilisées comme couverture sociale ". Cette stratégie politique permet de faire de l'acteur syndical un acteur parmi d'autres, dont le rôle et les revendications sont dès lors relativisées.
En dépit de ces différences et de ces méfiances réciproques, les contacts se font plus nombreux entre ces deux types d'acteur, que ce soit en Belgique, comme on l'a vu dans le précédent numéro de Démocratie, où CSC et FGTB se concertent avec les ONG dans le cadre des Forums sociaux mondiaux (Porto Alegre), ou au niveau européen, où s'est récemment créée une plateforme rassemblant la Confédération européenne des syndicats, d'une part, et les principales fédérations européennes d'ONG actives dans les domaines du développement, de l'exclusion sociale, de l'environnement et des droits de l'homme.
Par ailleurs, comment ne pas souligner que l'on retrouve bien souvent dans les nouveaux mouvements sociaux des militants syndicaux, des permanents, des délégués qui se jouent de clivages par trop rigides ? En France, le deuxième cercle défini par Sommier, celui des militants, n'est-il pas souvent composé d'anciens syndicalistes ?
Alors que les nouveaux mouvements sociaux seront de plus en plus confrontés à la question de leur unité et de leur capacité propositionnelle (pour ne prendre qu'un exemple, qu'est-ce qui fédère les autonomistes basques et l'association ATTAC ?), les organisations sociales traditionnelles seront quant à elles confrontées aux évolutions du libéralisme qui les affaiblissent : mondialisation, mise en concurrence, sous-traitance, précarisation de l'emploi et du salariat, recul de l'emploi industriel, individualisation croissante des contrats de travail… Autant d'évolutions qui entraînent une rupture de la dynamique collective, dynamique qui a toujours constitué la première force du mouvement ouvrier. L’un des enjeux de la question sociale sera sans doute de trouver l’articulation juste entre ces deux pôles différents mais non divergents. Deux pôles qui pourraient, dans leur complémentarité, renforcer la vision – et la concrétisation – d’un possible " autre monde ".
Christophe Degryse

  1. Pour ceux qui voudraient aller plus loin, nous recommandons la lecture d'un petit livre très intéressant écrit par Isabelle Sommier : " Les nouveaux mouvements contestataires à l'heure de la mondialisation " (Éd. Flammarion, Coll. Dominos, 128 pp., 2001). Cet article s'inspire des analyses développées par l'auteur dans cet ouvrage.
  2. Agir ensemble contre le chômage.
  3. Pour paraphraser, l'abbé Pierre au début de son combat pour le droit au logement, dans les années… 50.
  4. Sommier, op. cit.
Barcelone

100.000 manifestants syndicaux à Barcelone, le 14 mars dernier. 300.000 manifestants deux jours plus tard. Des syndicalistes, des ONG, des antimondialistes, des autonomistes basques et catalans, des jeunes, des familles, clamant ensemble aux quinze chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne qu’un autre monde, qu’une autre Europe, est possible. Le contraste est saisissant si l’on se rappelle qu’il y a dix ans, en décembre 1991, était négocié le traité de Maastricht en l’absence du moindre manifestant, de la moindre contestation. Aujourd’hui, chaque réunion européenne ou internationale, même non déterminante, s’accompagne d’une nuée de caliquots. La capacité de mobilisation européenne des syndicats, et de la société civile dans son ensemble, a crû considérablement. Les Quinze, qui veulent " rapprocher l’Europe des citoyens " font la sourde oreille. Jusqu’à quand ?