Dresser un bilan de la régularisation, en période d’examens, divise nécessairement le monde en deux camps : les « aiguillonneurs » des droits de l’homme, les jamais satisfaits, qui insisteront sur les lenteurs de la procédure, ses limites, les laissez-pour-compte : à revoir, à refaire … le plus tôt possible et… les « nombrilistes », les contents-de-soi, ceux qu’un match nul rend euphoriques : Bravo, Antoine ! Rien à redire et surtout rien à refaire… Et si le bilan de la régularisation se réduisait à un mot, simple, évident : la régularisation. Point.

Le courage des dits « sans papiers », qui en avaient des kilos, ce bas-les-masques qui les exposait à la lumière d'une apparente clandestinité punissable, cette décision politique qui rompait avec ce mythe de l'immigration zéro. Régulariser, c'était admettre la réalité : celle des flux migratoires, des disparités Nord-Sud, de l'inégalité des chances selon que l'on était né quelque part. Pour ceux qui seraient sceptiques : petit flash-back historique. Rappelez-vous des grandes manifestations des années 80. Se rendant compte que, l'on entrait dans une société multiculturelle, que ces personnes étrangères que le gouvernement belge avait appelées avec leur famille pour travailler dans nos mines et charbonnages, prenaient l'accent wallon ou flamand, s'intégraient en Belgique et que le mythe du retour au pays n'était plus crédible, les mouvements sociaux provoquèrent une prise de conscience.

Première prise de conscience

Trois revendications étaient portées par ces manifestations : la première, se voulant symbole de la reconnaissance des droits de la personne étrangère et de l'ouverture à l'autre de la société belge, était la volonté de faire voter une loi contre le racisme. Ce fut la loi dite Moureaux, accompagnée aujourd'hui d'amendements du député Erdman. Le racisme est un délit. Nul n'est censé ignorer la loi. La seconde était la revendication du droit de vote aux élections communales pour les étrangers. Cette proposition semblait être une étape nécessaire finalisant le slogan : « Une voix des droits ». Ce fut la galère, c'est encore la galère puisque, plus de 20 ans plus tard, le droit de vote des étrangers est toujours à l'agenda politique. La troisième revendication était, enfin, de donner un statut juridique aux personnes étrangères. En 1974, le gouvernement, sans même passer par une loi votée au parlement, avait décrété l'arrêt de l'immigration. C'est sur ce mythe d'une immigration zéro que fonctionne aujourd'hui encore la politique belge et européenne d'immigration. Mais, et c'est essentiel pour comprendre l'origine de la procédure de régularisation, une loi donnant un statut à la personne étrangère est votée et paraît au Moniteur le 15 décembre 1980 : la loi relative à l'accès, le séjour et l'éloignement des étrangers sur le territoire belge. Cette loi était considérée comme étant une avancée quant aux droits des étrangers. Elle va cependant figer, jusqu'aujourd'hui, leur statut.

Hors les six statuts, point de salut ?

Elle définira six statuts : à défaut d'entrer dans l'un d'entre eux, il n'y a pas de salut possible. Ces six statuts sont : - le regroupement familial : pour l'obtenir, il est nécessaire d'avoir des ascendants ou descendants résidant régulièrement en Belgique ; - le statut d'étudiant : sur la base d'une inscription dans un établissement supérieur universitaire ou non universitaire, vous pouvez vous voir délivrer une autorisation de séjour provisoire à l'ambassade belge du pays d'origine. Cette politique se fera cependant plus restrictive puisqu'elle s'oriente principalement vers les études de troisième cycle. Le permis de séjour est limité à la durée des études et fortement conditionné par sa réussite ; - l'obtention d'un permis de travail accordé par le ministère de l'Emploi régional. Mais, ici aussi les portes sont largement… fermées. Seules des compétences spécialisées et l'apport de la preuve qu'une autre personne résidant déjà légalement en Belgique ne peut effectuer le même travail, ouvrira le précieux sésame du permis de séjour ; - l'obtention d'une carte professionnelle avec les mêmes difficultés que pour le permis de travail mais dans le cadre d'une activité d'indépendant. Cela suppose généralement un investissement financier considérable ; - le mariage qui permet d'obtenir un visa de regroupement familial mais le coup de foudre à distance n'est pas toujours aisé ; - et enfin le statut de réfugié. Seul statut où il ne faut aucune autorisation préalable (il n'y a pas de visa de réfugié), mais une obligation de prouver que l'on entre dans le cadre de la Convention de Genève, parce que l'on a des indices sérieux d'une crainte raisonnable de persécution.

La p'tite porte de sortie…

C'est dire que si, pour ceux qui entrent dans un de ces statuts, les droits sont reconnus, cette loi confirme qu'en-dehors de ceux-ci, c'est bien sûr le principe de l'immigration zéro qui est d'application. Sauf, sauf un petit article qui est intégré dans la loi, article que tous les étrangers connaissent, le fameux article 9, alinéa 3 qui permet au ministre de l'Intérieur de régulariser la situation de séjour d'un étranger en dehors de ces statuts si des circonstances exceptionnelles existent. C'est cet alinéa de la loi du 15 décembre 1980 qui est le fondement juridique originaire de la régularisation. Le principe originaire concernait l'impossibilité d'introduire la demande de visa auprès de l'ambassade belge du pays d'origine parce que celle-ci était fermée. Ce fut le cas notamment lors de la guerre du Liban. Et puis, en 1990, il y eut le cas des réfugiés roumains. Ils viennent nombreux en Belgique, et celle-ci décide, au vu de leur nombre et du manque de clarté de la situation politique, de geler les dossiers. Même situation lors de la guerre en Yougoslavie. Ces candidats réfugiés resteront « gelés » pour la plupart durant cinq ans. Dur dégel puisque le CGRA considère après cette longue période de résidence que la situation du pays s'est démocratisée et qu'il n'y a dès lors plus lieu de leur accorder le statut de réfugiés. Oui, mais on se rend compte qu'en cinq ans, ces réfugiés se sont intégrés, ont souvent trouvé un emploi, des enfants sont nés et ont été scolarisés en Belgique. Oui, mais ils n'entrent dans aucun des statuts de la loi de 1980. On exhume alors de la loi le fameux article 9, alinéa 3. Le fait d'avoir attendu plus de quatre ans que l'État statue sur une demande d'asile peut être qualifié de circonstances exceptionnelles. Ce sera le premier critère de la loi du 22 décembre 1999 consacrant la régularisation : le fait d'être resté pendant plus de quatre ans ou trois ans si l'on a des enfants en âge de scolarité dans le cadre d'une procédure d'asile sans que l'État ne se soit prononcé sur celle-ci ouvre le droit à la régularisation. Un autre problème qui se posait était celui des personnes gravement malades dont le traitement et les moyens mis en œuvre pour celui-ci ne pouvait se faire dans le pays d'origine. Pour le sida, par exemple, la trithérapie permet au malade de repousser l'échéance, trithérapie qui ne peut, vu son coût, se poursuivre dans le pays d'origine. Là aussi, rappel est fait à l'article 9.3 Ce sera le troisième critère de régularisation de la loi du 22 décembre 1999 visant les personnes gravement malades. Et puis, il y avait les « morts civils ». Les Somaliens, les Afghans, les Sierras Léonais… Ceux qui, par une même décision du Commissariat général, se voyaient refuser le statut de réfugiés, donner un ordre de quitter le territoire et dans le même temps dire que tout éloignement était impossible. Là aussi recours au 9.3. Ce sera le second critère des régularisations fondé sur l'impossibilité de retour.

Et puis, il y a les autres…

Et puis, et puis, comme dirait Brel, il y a les autres. Ceux qui n'ont pas et n'ont jamais eu de statut, qui ne sont ni réfugiés ni gravement malades, qui pourraient rentrer dans leur pays si ce n'était la pauvreté, la crainte de ne pouvoir, demain, donner une éducation ou simplement à manger à leurs enfants. Ces sans-papiers, sans espoir de légalisation de leur séjour, ceux qui sont la preuve vivante que l'immigration ne peut s'arrêter par décret mais reflète la disparité entre pays riches et pauvres. Pour ceux-ci, pas de 9.3, pas de régularisation possible, la clandestinité comme seul avenir. C'est pour ceux-là que la régularisation a pris le plus de sens en ce qu'elle acceptait, enfin, de prendre en compte la réalité d'une immigration niée légalement. S'ils pouvaient prouver une présence de six ans ou de cinq ans, s'ils avaient des enfants en âge de scolarité, de présence en Belgique, ainsi que des attaches sociales durables, ils pouvaient forcer la porte de la régularisation. Ce sont eux qui, en acceptant de baisser les masques de la clandestinité ont été à l'origine de la régularisation. Les engagements des partis politiques pris avant les élections de 1999 et le résultat de celles-ci rendirent incontournable une régularisation, procédure qui se déroulait d'ailleurs dans plusieurs pays européens. Une double solution était envisageable : une régularisation qui toucherait indistinctement toute personne étrangère présente sur le territoire à une date déterminée, solution préconisée par les pays du Sud de l'Europe. Ou une régularisation individuelle après examen au cas par cas de chaque requête. C'est cette dernière solution que le gouvernement choisit. Dès ce choix, il était évident, malgré les promesses du ministre de l'Intérieur de clôturer la procédure en six mois que deux ans ne seraient pas suffisants pour finaliser celle-ci.

Régularisation, oui, mais après ?

La longueur de la procédure, actuellement toujours en cours, si elle met à forte épreuve le cœur et les nerfs des candidats à la régularisation aboutit cependant à la reconnaissance de certains droits, avant-même le résultat final, tel le droit au travail et à la scolarité des enfants. Le droit à l'aide sociale ne fut cependant jamais reconnu. Situation paradoxale de personnes n'ayant aucune identité légale en Belgique mais ne pouvant en être expulsés et pouvant y travailler. Après une fausse note juridique du ministre de l'Intérieur qui semblait ignorer qu'une loi ne peut être modifiée que par une autre loi, la loi de régularisation parut au Moniteur le 22 décembre 1999 et entra en vigueur pour une période s'étendant du 10 au 31 janvier 2000, possibilité étant laissée aux candidats de compléter leur dossier dans le courant du mois de février 2000. L'élément déterminant de la procédure fut la mise en place de Commissions de régularisation composée d'un magistrat, d'un avocat et d'un représentant d'une ONG, en ce compris les syndicats. La Commission sut, malgré les pressions venant de son secrétariat resté curieusement dirigé par le ministre de l'Intérieur, préserver son indépendance. Doté d'une compétence d'avis, le ministre respecta cependant de manière quasi générale son engagement de suivre cet avis, mis à part les dossiers mettant en cause l'ordre public. L'élément essentiel de la Commission fut la comparution personnelle des parties. Se distançant nettement du traitement purement administratif qui était réservé par l'Office des étrangers aux dossiers basés sur l'article 9.3, les Commissions n'hésitèrent pas à entendre non seulement les candidats à la régularisation mais aussi leur famille, leurs amis, leurs employeurs, ils firent par là la preuve que s'il est facile d'archiver un dossier en prenant soin de ne pas connaître la personne, il est plus difficile d'archiver des vies qui s'humanisent dans l'écoute qui leur fut accordée par la Commission. Il est vrai que les lenteurs de la procédure provoquèrent inquiétudes, désarroi et détresse. La régularisation a cependant pu redonner identité et dignité à ceux qui, en son absence, connaîtraient toujours la « mort civile » de la clandestinité. Il est évident cependant qu'une évaluation devra être faite dès la fin de la procédure. Les problèmes posés ne sont pas résolus. Il est temps de s'attaquer aux causes qui ont rendu nécessaire cette régularisation à savoir l'arrêt total et mythique de l'immigration depuis 1974. Il faut modifier la loi du 15 décembre 1980 qui n'est plus adaptée aux nouvelles formes de migration. Il est, aujourd'hui, nécessaire de lancer un nouveau combat, celui de l'instauration d'une commission permanente de régularisation. Ce combat doit être politique et associatif, mais l'expérience nous a montré que, si l'on veut le gagner, il doit aussi être le résultat d'une dynamique de mobilisation citoyenne. Le Conseil d'État vient de nous donner, en droit, un magistral coup de pouce en imposant au ministre de l'Intérieur de motiver le pourquoi de la non prise en considération des critères de la loi de 99 dans le cadre d'une demande de régularisation basée sur le fameux 9.3. À nous de transformer l'essai. S'il est un terme positif à retenir de cette expérience, c'est peut-être cette solidarité, solidarité pour obtenir la décision politique, solidarité, dans la procédure même, de tous ceux qui vinrent témoigner, solidarité qui doit s'exprimer aujourd'hui encore pour ceux qui sont restés au bord de la route.