Les définitions dominantes du concept d’environnement tendent à faire de celui-ci une entité universelle, objective, neutre aux différentiations sociales. Nous serions dès lors tous dans le même bateau quand il s’agit de faire face aux dégradations de cet environnement, que constituent les retombées radioactives ou le réchauffement planétaire. Ainsi, dans le sillage du sociologue allemand Ulrich Beck, les chercheurs en sciences sociales désignent-ils ce risque global, systémique et indifférencié comme le nouvel horizon indépassable de nos sociétés contemporaines. Face à lui, il n’y aurait plus de frontières territoriales ou de barrières sociales qui vaillent. C’est oublier un peu vite que les dégradations environnementales sont loin de se limiter à ces risques globaux et que, face à la pollution atmosphérique ou sonore, par exemple, la métaphore du bateau unique est moins appropriée que celle d’un ensemble hétéroclite de paquebots et de rafiots. La catastrophe chimique qui a frappé la Côte d’Ivoire début septembre le montre encore à suffisance.

Cette négligence des liens entre environnement et inégalités sociales n’est pas l’apanage du monde académique : ni le mouvement associatif ni les partis écologistes n’ont fait des inégalités face à l’environnement une question politique majeure – partant peut-être du principe que la rencontre des questions sociale et environnementale risquait d’atténuer la portée de cette dernière, en gommant son aspect universel. Les divers courants environnementalistes recensés – depuis l’écologie « profonde », jusqu’à la critique radicale du développement, en passant par la critique de la technocratie ou la « modernité écologique » – n’ont consacré qu’une part très marginale, si pas inexistante, de leur production théorique aux questions de justice sociale. Et plus infime encore est la part consacrée aux inégalités face à l’environnement. Bref, c’est l’image de la double ignorance qui caractérise le mieux la relation entre la lutte contre les inégalités sociales d’une part et le combat contre la dégradation de l’environnement, d’autre part – un combat qui n’est quasiment jamais pensé dans les termes d’un combat contre les « inégalités environnementales ».
Relevons également l’étrange coexistence de cette idée d’un environnement unique, indifférencié et neutre aux catégories sociales, avec celle qui fait du souci environnemental un caprice de nantis ou une lubie de bien-nés, et donc de sa défense une cause bourgeoise. C’est une réfutation de ces deux préjugés symétriques qu’a entreprise Jacques Theys, professeur associé à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess - Paris) et coauteur du Plan national (français) pour l’environnement. Il rappelle que, loin d’être neutres aux catégories sociales, les nuisances environnementales sont au contraire fortement corrélées avec les niveaux de revenu. Un lien direct – mais évidemment inverse – unit le taux d’exposition aux nuisances et le niveau de revenu. Il prend ainsi l’exemple de Los Angeles : « À quelques kilomètres au sud de Beverley Hills, Santa Monica ou Malibu, la zone de SELA (South East Los Angeles), où vivent essentiellement des immigrés d’Amérique latine, concentre sur 1 % de l’espace urbain, 20 % des industries à risque : l’exposition à la pollution ou aux risques y est selon les domaines, 10 et 25 fois plus forte que dans la moyenne de l’agglomération. » Autrement dit, cette inégalité face aux risques environnementaux est bien plus prononcée que les inégalités de revenus et de condition sociale – qu’elle contribuent bien sûr à redoubler 1.
Du point de vue de la répartition sociale des nuisances sonores, il apparaît donc que Zaventem et ses environs constituent une exception. Les avions qui en décollent réveillent en effet surtout les résidents de la banlieue verte et cossue de la Région bruxelloise (Crainhem, Wezembeek-Oppem, etc.) – d’où, sans doute, la vigueur de la protestation. Situation exceptionnelle puisque, pour la France au moins, Jacques Theys a établi qu’un quartier de banlieue construit en habitat collectif – euphémisme pour « HLM » – a quatre chances sur cinq d’être traversé par une voie rapide et trois chances sur dix d’être côtoyé par une autoroute. Les habitants de ces grands ensembles ont une probabilité quatre fois plus grandes qu’ailleurs de subir un niveau de bruit très gênant 2.

À tous les échelons

Et ce qui est vrai au niveau local, le demeure aux échelons national et international : ce sont les pays plus pauvres qui accueillent les activités les plus polluantes, exposant leurs résidents aux retombées les plus nuisibles de celles-ci. Selon certains économistes bien-intentionnés, cet « accueil » devrait d’ailleurs s’intensifier : on se souvient du fameux « mémo » signé en 1991 par Lawrence Summers, alors économiste en chef à la Banque mondiale. Au nom de la rationalité économique et d’un simple calcul coûts-bénéfices, celui qui allait devenir secrétaire au Trésor dans l’administration Clinton incitait les pays industrialisés à exporter une part plus importante de leurs déchets toxiques vers les pays pauvres. La citation mérite l’exhaustivité : « J’ai toujours pensé que les pays peu peuplés d’Afrique étaient grandement sous-pollués. En termes d’efficience, leur qualité de l’air est probablement beaucoup trop élevée comparée à celle de Los Angeles ou de Mexico City. Seuls deux faits lamentables empêchent de développer un commerce en matière de pollution et de déchets, commerce qui serait pourtant maximisateur de bien-être : le fait qu’une bonne partie de la pollution soit générée par des industries non délocalisables (transport, centrales électriques...), d’une part, le coût de transport des déchets, d’autre part » 3.
Reste qu’au-delà de la constatation de ces inégalités d’un autre type, leur caractérisation même reste problématique. Comment définir une inégalité écologique ? Comment articuler cette définition avec la question sociale élargie ou reformulée ? Voilà deux interrogations qui demeurent largement ouvertes pour les chercheurs en « développement durable ». Ainsi, pour ne prendre qu’un seul exemple de frontière poreuse, les inégalités sanitaires relèvent-elles d’une appréhension environnementale ou sociale ? Le fait que l’espérance de vie d’un montpelliérain soit de onze ans supérieure à celle d’un natif de Béthune se laisse-t-il résumer à la différence de composition sociologique des deux cités ? Quelle part les facteurs environnementaux occupent-ils, comment interagissent-ils avec les inégalités socio-économiques ? Autant de questions qui pourraient utilement constituer les foyers d’un nouveau champ de recherches.

Réduire les inégalités écologiques

Quelles que soient les réponses précises que la recherche apportera à ces interrogations, Jacques Theys appelle d’ores et déjà à mettre la réduction des inégalités écologiques au coeur de l’agenda politique, et à substituer cet objectif à ce qu’il qualifie d’écologie de standing, de « zéro défaut appliqué à l’espace ». D’après lui, en effet, l’utopie dominante dans le contexte de compétitivité des territoires et de valorisation de l’image des villes ou des régions, est celle de la « qualité totale », qui s’incarne dans des projets « d’écoquartiers conçus selon les principes d’un mobilité douce, bien desservis par les transports en communs, abondamment végétalisés, et dotés de nombreux équipements de proximité ». Mais à qui sont-ils destinés ces quartiers, et qui en payera le prix ? À terme, Jacques Theys craint qu’ils ne servent que de vitrines – voire d’alibis – écologiques et ne favorisent les tendances déjà fortes à la ségrégation urbaine. Pour aller à l’encontre des conséquences d’une politique environnementale de standing, il préconise au contraire la focalisation des efforts d’investissement public sur les quartiers ou les populations les plus exposés aux nuisances, le développement de nouvelles formes d’économie sociale ou solidaire, une modulation géographique et sociale des mesures d’incitation fiscale, un financement beaucoup plus massif du renouvellement urbain, une prévention beaucoup plus active et égalitaire des risques majeurs 4.
Bref, c’est l’émergence d’une nouvelle génération de politiques ou de projets prenant comme socle cet impératif d’articulations entre les dimensions sociale et écologiques du développement des territoires qu’il appelle de ces voeux. À cet égard, c’est peut-être le Sud qui montre la voie de la convergence. Du moins si l’on accorde du crédit à l’anecdote que raconte le député européen (Vert) Alain Lipietz : « Très souvent, quand on me présente comme “écologiste” le maire d’une ville, au Mexique, au Pérou, au Brésil, il est médecin, et son conseil municipal est principalement composé de syndicalistes. »

Empreinte écologique et niveau d’éducation : plus on en sait, moins on en fait


L’empreinte écologique (ecological footprint) se mesure en hectares de surface terrestre (et aquatique) productive dont une personne ou un groupe humain a besoin pour fournir durablement les ressources nécessaires à son mode de vie et absorber ses déchets. Cette surface est déterminée par plusieurs facteurs : le niveau de consommation et de production de déchets évidemment, mais aussi le régime technologique prédominant – un hectare de forêt nourrit moins d’habitants qu’un hectare de champ. Critiquable dans la mesure notamment où son usage indiscriminé risquerait de favoriser une approche invidualisée de problématiques fondamentalement collectives, cet indicateur a néanmoins d’indéniables vertus pédagogiques. Sous la forme d’une question largement rhétorique, il agit comme un révélateur puissant de l’insoutenabilité de notre mode de vie : « Combien de planètes faudrait-il si chaque être humain adoptait mon mode de vie ? » 1.
Au-delà de sa valeur pédagogique, l’empreinte écologique a également l’intérêt de mettre en avant un fait trop souvent occulté : la véritable crise de soutenabilité de nos modèles ne provient pas tant de l’utilisation de ressources non renouvelables que de l’abus des ressources renouvelables elles-mêmes. L’humanité les consomme en effet à un rythme plus élevé que celui auquel les écosystèmes les régénèrent. Prosaïquement : si vous brûlez tous les arbres de votre jardin pour vous chauffer un hiver, vous ne pourrez pas compter sur la renouvelabilité du bois pour vous tenir chaud l’hiver suivant !
Or, si l’empreinte varie au gré des pays, sa moyenne au sein d’un même pays recouvre elle-même une importante variabilité. Ce sont en effet les catégories socio-professionnelles les plus élevées qui laissent l’empreinte la plus profonde. En soi, ce constat n’a pas de quoi surprendre. Il ne fait même qu’enfoncer une porte ouverte : plus on est riche, plus on consomme ; et plus on consomme, plus on pollue. Sauf que, croisée avec d’autres données, cette hiérarchie des pollueurs a quelque chose de moins trivial. Ceux-là mêmes qui polluent le plus, sont aussi ceux qui se déclarent les plus sensibles aux dangers que court la planète, et les plus « conscientisés » à la question écologique...



1 Pour rhétorique que soit la question, la réponse n’en est pas moins éclairante. En 2002, un Nord-Américain moyen « consommait » 9,7 hectares. Si les six milliards de Terriens en faisaient autant, il nous faudrait cinq planètes. Pour la Belgique, les chiffres sont respectivement de 5,2 hectares et donc près de 3 planètes. Pour les Népalais, de 0,6 hectare et donc un tiers de planète. Un site internet offre la possibilité à chacun de tester la « profondeur » de sa propre empreinte écologique : www.myfootprint.org. La rédaction décline toute responsabilité quant au sentiment de culpabilité consécutif à la lecture des résultats.


La citerne des Danaïdes


Un colloque consacré à la question du lien entre environnement et inégalités sociales a été organisé en décembre 2005 par l’Institut de gestion de l’environnement et d’aménagement du territoire (Igeat) de l’ULB. Lors de celui-ci, Pierre Cornut, chercheur à l’Igeat, a présenté les conclusions d’une recherche menée avec Pierre Marissal sur la thématique, a priori peu controversée, des citernes d’eau de pluie en Wallonie. Partant du constat que ces citernes n’étaient justifiées en Région wallonne par aucun motif environnemental – on est très loin de la pénurie –, les chercheurs ont étudié les impacts sociaux et économiques des politiques d’incitation à l’achat de citernes (subsides aux associations, primes communales à l’achat, etc.), qui profitent principalement à ceux qui ont les moyens d’installer des citernes chez eux. Soit, majoritairement, les résidents de « maison quatre façades » situées en zone rurale ou dans les banlieues résidentielles. Alors même qu’ils continuent à profiter comme tout un chacun de l’épuration de leurs eaux usées, ces heureux acquéreurs d’une citerne cessent d’en payer le prix, et voient donc leur facture d’eau considérablement réduite. En effet, la politique de tarification est fondée sur la consommation d’eau publiquement distribuée et pas sur la quantité d’eau rejetée. Au final, cette politique dite environnementale, mais qui n’est motivée par aucun argument écologique sérieux, aurait comme effet d’accentuer les différentiels de factures d’eau entre riches et pauvres et de faire reposer le coût collectif de l’épuration sur une assiette plus restreinte, constituée de résidents plus pauvres et « captifs » de la distribution publique. Toute la question est de savoir si cet exemple évidemment ponctuel a valeur d’anecdote – d’exception confirmant la règle en quelque sorte – ou de symptôme. Pour le savoir, et pour opérer un « retour du refoulé social » des politiques environnementales, les recherches manquent encore.

1 Jacques Theys, « L’approche territoriale du développement durable, condition d’une prise en compte de sa dimension sociale » in Développement durable & territoires, Dossier n°1, septembre 2002. La revue est disponible en ligne : http://www.revue-ddt.org ; sa prochaine livraison devrait d’ailleurs être consacrée à la question des inégalités sociales face à l’environnement.
2 J. Theys, op. cit.
3 Il faut croire que pour certains chercheurs, « briser les tabous du politiquement correct » soit devenu un objectif en soi quitte à ressasser les clichés les plus éculés. Le même Lawrence Summers, devenu recteur (president) de Harvard, a été contraint à la démission en juin de cette année, suite à des déclarations controversées attribuant la faible proportion de femmes scientifiques de très haut niveau à des facteurs d’ordre génétique.
4 J. Theys, op. cit.