Le climat n’attendra pas que les négociations internationales à son sujet aient abouti. Il risque de nous rappeler brutalement qu’il y a bien des limites à la croissance de la pollution.


Bon, minuit et demi, ce 12 juin 2003. La réunion dite « informelle » a commencé il y a plus de 3 heures. Nous formons l’un des groupes de travail de l’Organe subsidiaire de conseil scientifique et technologique de la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques, dont c’est la 18e session depuis 1995. Le texte sur la table concerne le processus à mettre en place pour prendre en compte concrètement le dernier rapport scientifique du GIEC (1) sur les changements climatiques. Le chef de la délégation de l’Arabie Saoudite, conseiller du ministre du Pétrole, est venu nous dire avec un petit sourire qu’il n’avait pas de raison de faire de compromis ici vu l’absence de progrès dans les autres dossiers à l’agenda de cette session. L’Écossais qui préside lui répond qu’il reste encore au moins 10 heures de négociation, et qu’il a bien l’intention d’aboutir. Il fait très chaud dans la salle. Le représentant des États-Unis prend la parole, mais son GSM sonne, il répond sans même s’excuser, et poursuit en insistant pour que l’on prenne en compte d’autres sources d’information que les rapports du GIEC. Le délégué de Tuvalu, un petit archipel d’Océanie, insiste au contraire sur leur importance et rappelle que le dernier de ces rapports a averti que son pays risquait de disparaître suite à l’élévation du niveau des mers. Le représentant de Malaisie, qui parle ici au nom des 134 pays en développement membres du « Groupe des 77 et de la Chine » dit qu’il ne comprend pas le point de vue de l’Union européenne. Mme Berghäll, chef de la délégation finlandaise, qui représente l’Union européenne dans ce groupe de travail, me passe la parole pour un éclairage scientifique. Le délégué chinois explique que la priorité de son pays n’est pas la prévention des changements climatiques, qu’il réserve actuellement aux pays riches, mais l’adaptation à ces changements, qu’il entend bien faire payer aux pays qui ont causé la dégradation du climat par leur pollution. Il sait aussi que la prévention, aussi globale qu’elle devienne, ne suffira pas à contrer tous les effets des changements annoncés. Je repense au jeu de rôles organisé sur un thème proche en décembre dernier à Louvain-la-Neuve, dans le cadre du cours SPED3300 et du DES en science et gestion de l’environnement : la réalité dépasse ici la fiction. Il y a une vingtaine de groupes comme celui-ci qui travaillent en parallèle pendant ces deux semaines, pour faire progresser la mise en œuvre de la Convention « climat », et préparer ce que certains appellent avec mépris la « grand-messe » annuelle, qui aura lieu cette fois à Milan, en décembre.
Derrière ces mots, il y a un enjeu clé : la négociation de l’après Kyoto (2). Le protocole n’est pas encore entré en vigueur, car la Russie se fait encore prier pour ratifier, mais chacun sait que Kyoto ne suffira pas pour protéger le climat. La participation des États-Unis sera indispensable à terme, tout comme, progressivement, celle des pays en développement.

Un monde global, mais fragile
La nature n’est pas invitée à ces négociations interminables et souvent très difficiles, pas plus que les peuples indigènes qui en sont les plus proches. Il n’y a ici que des diplomates et des experts. Certains me font penser à ces médecins qui discutent d’un « beau cas », au chevet d’un patient mourant, plus soucieux de défendre leur réputation et leurs intérêts que d’être à l’écoute des dernières paroles du malade.
Et pendant ce temps, la situation se dégrade. Entre 1990 et 2000, les 23 pays les plus riches ont vu leurs émissions de gaz à effet de serre (lire l’encadré) augmenter de 8.4 %. L’Union européenne a vu décroître ses émissions de 3.5 %, mais ce n’est pas grâce à la Belgique (3), dont les émissions ont augmenté de 7 %. De plus, les émissions du transport aérien international ont explosé : + 48 % pour les pays développés, ce qui n’est pas surprenant quand on sait qu’un seul « minitrip » en Europe équivaut à l’émission de 2 tonnes de CO2 par passager. Pour le futur, les projections montrent que beaucoup de mesures doivent encore être prises pour atteindre les objectifs du Protocole.
Le cycle global du carbone dans le système climatique est tel que seule environ la moitié du carbone émis par les activités humaines sous la forme de CO2 est réabsorbée par la biomasse et les océans, l’autre moitié s’accumule dans l’atmosphère et y séjourne de 50 à 200 ans. Environ 6 milliards de tonnes de carbone ont ainsi été brûlées en 1990. Près de 22 milliards de tonnes de CO2 par an sont émises du même coup dans l’atmosphère (4), soit 4 tonnes de CO2 par personne (5). Ainsi, nous déversons chaque année dans l’atmosphère une quantité de carbone que la nature avait mis environ un million d’années à enfouir dans les réserves fossiles. Cette grave perturbation du cycle naturel du carbone est au cœur de la complexité du problème climatique. Contrairement à d’autres pollutions, les quantités instantanées émises importent peu. Ce qui compte, c’est l’accumulation des gaz au fil des décennies. Les causes des émissions sont globales. Un litre d’essence brûlé à Tombouctou ou à New York a le même effet sur le climat à long terme. Les pays développés produisent cependant près des deux tiers des émissions actuelles de CO2 et leur production moyenne de CO2 par habitant est environ six fois supérieure à celle du reste du monde. De plus, près des trois-quarts du carbone excédentaire accumulé au cours du dernier siècle provient des pays riches. Ceux-ci ont ainsi contracté une dette morale envers le reste du monde et les générations à venir.
Les impacts des changements climatiques (6) seront aussi globaux, et affecteront l’habitabilité même de notre planète. Des dizaines de millions de gens vont voir leur maison inondée, perdre le fruit de leur travail, si pas leur vie ou celle de leurs enfants, parce que les océans se dilatent quand ils s’échauffent, et que leur niveau va s’élever, inondant des pays entiers. Mais aussi parce que des pluies diluviennes, comme celles qui ont ravagé l’Europe à la fin de l’été 2002, s’abattront de plus en plus fréquemment sur bien des régions. L’accélération du cycle de l’eau provoquera davantage de sécheresses dans certaines régions, et facilitera les feux de forêts. Des vagues de chaleur tueront par centaines de milliers chaque année. Des millions d’hectares de cultures seront brûlés par le soleil, et de nombreuses espèces vivantes ou écosystèmes disparaîtront. Des moustiques porteurs de maladies tropicales viendront piquer les banquiers à Wall Street. Plus tard, l’Antarctique et le Groenland commenceront à fondre, et Bruges retrouvera la mer. Et les sociétés humaines n’ont pas l’expérience d’un climat nettement plus chaud : pour retrouver un climat dont la température globale dépasse de plus de 2° C celle d’aujourd’hui, il faut remonter plus de 2 millions d’années en arrière !
Les premiers à subir ces impacts seront les pays en développement, qui ont justement le moins de moyens d’y faire face, et ne manquent pas d’autres difficultés. Deux milliards de Terriens ne connaissent ni électricité, ni téléphone, ni internet, et n’ont qu’un revenu inférieur à quelques euros par jour. Plus d’un milliard de gens n’ont pas non plus accès à l’eau potable et 5 millions meurent chaque année de maladies liées à l’eau. Mais avant la fin du siècle, si le dossier climatique n’est pas pris au sérieux, ce sont par exemple près de 3 milliards de Terriens de plus qui risquent de connaître le manque d’eau, et 300 millions de plus la malaria. D’ici quelques décennies, les réfugiés du climat se compteront par millions. Même les plus riches ne pourront plus échapper aux conséquences des changements climatiques.
Lors d’un été anormalement chaud, la Belgique connaît environ 1000 décès supplémentaires, comme cela a été montré pour l’été de 1994. Fin mai 2003, ce sont près de 1500 personnes qui sont mortes en Inde à cause d’une vague de chaleur qui a eu droit à quelques lignes dans les journaux occidentaux. On a vu les milliers de victimes en France cet été. Faudra-t-il qu’un cataclysme climatique s’abatte sur la Maison Blanche, comme dans « Colère », le passionnant roman de Denis Marquet (7), pour que le problème soit pris au sérieux ? C’est un des paradoxes de la question des changements climatiques : les bases scientifiques sont largement comprises, les chiffres sont clairs, nous allons vers un mur, mais nous ne faisons rien, ou presque.

Que faire ?
Pour éviter le crash climatique à nos enfants et petits-enfants, c’est une révolution qui est nécessaire. Il s’agit de réduire les émissions de CO2 dans les pays développés d’au moins 50 % d’ici 50 ans, tout en aidant les pays en développement à limiter les leurs. Et il faudra réduire encore davantage au-delà de 2050. Limiter les gaspillages et mettre en œuvre le protocole de Kyoto ne suffira pas. Nous n’avons d’autre choix que de remettre d’urgence en question les fondements de notre manière de consommer, de produire, de nous déplacer. Il faut réfléchir aux structures et aux moyens qui permettront de développer une économie, des techniques, des modes de vie qui répondent aux besoins des générations actuelles (y compris le légitime souhait des populations du Sud de sortir de la misère) avec deux fois moins d’énergie et d’émissions de CO2 qu’aujourd’hui. Il faudra sans doute remettre en cause la croissance elle-même. L’industrie qui produit pour produire, et le consommateur qui consomme pour consommer, les véhicules de plus en plus lourds et rapides, les voyages aériens pour un oui ou pour un non, la climatisation énergivore, l’aménagement du territoire qui rend indispensables la voiture et le camion, les subsides aux énergies fossiles, tout cela devra être remis en question. L’efficacité et la sobriété énergétique maximale et toutes les formes de l’énergie solaire joueront un rôle clé (cf. les avis du Conseil fédéral du développement durable sur www.cfdd.be). Le nucléaire, qui ne dégage pas de CO2, mais pose d’autres problèmes (coût initial très élevé, déchets de longue durée, risques de prolifération, vulnérabilité aux actes terroristes), n’est pas une solution viable à long terme (8), d’autant plus que les réserves d’uranium sont limitées également. Certaines entreprises (et beaucoup d’universités) (9) ont compris qu’il était temps d’évoluer vers plus de « durabilité » ; rares sont celles qui changent autre chose que la publicité ou des aspects secondaires de leur modèle de production. Seule compte vraiment la course au profit à court terme. Peu de gouvernements intègrent les principes du développement durable au cœur de leur action. Trop peu osent appliquer le principe du « pollueur payeur » et annoncer une hausse réelle des prix de l’énergie, pourtant indispensable. Car la Terre et les Terriens ne s’en sortiront ni avec des rapports aux actionnaires sur papier recyclé, ni avec quelques éoliennes qui ne peuvent être visibles depuis les terrains de golf de la mer du Nord, ni avec un plan national climat qui reste à l’état d’ébauche.
L’année 2050 apparaissant comme une échéance fort lointaine à la plupart des gens, il importe de lier tout objectif climatique lointain à d’autres, aussi souhaitables mais plus rapprochés. La réduction du chômage par une diminution des charges sociales sur le travail peu qualifié financée par une hausse progressive des prix de l’énergie est par exemple une piste particulièrement intéressante. Une partie du fruit de la taxation des énergies non renouvelables devrait par ailleurs servir à aider ceux qui payeraient cette taxe (firmes et citoyens) à acquérir l’isolation ou les technologies qui les aideraient à consommer moins d’énergie.
Enfin, il serait équitable qu’une part des sommes collectées soit affectée à compenser les dégâts causés dans les pays en développement par les inondations et autres désastres « naturels » aggravés par notre boulimie d’énergie fossile. Avec une réelle coopération au développement durable accompagnée par une ouverture effective des marchés du Nord aux produits des pays du Sud, une telle application du principe « pollueur payeur » contribuerait à créer la solidarité et le partenariat planétaire dont le monde a un besoin encore plus évident après le 11 septembre 2001.
Il est une heure du matin, la séance de Bonn est suspendue. Le président soumettra un nouveau texte ce matin. Le compromis final (10) sera décevant, comme souvent, mais un petit pas a été fait : le dernier rapport du GIEC devra être utilisé systématiquement lors de la préparation des dossiers, et lors de la discussion des aspects scientifiques, techniques et socio-économiques de la réduction des émissions et des mesures d’adaptation, qui commencera à Milan en décembre prochain. Cela ne suffira pas à sauver le climat, et ce n’est pas une révolution. Et si la prochaine fois, on invitait la nature à la table de négociation ?

Jean-Pascal van Ypersele
Professeur à l’UCL et membre de l’Institut d’astronomie et de géophysique G. Lemaître (Faculté des sciences), Jean-Pascal van Ypersele est physicien et climatologue. Il est membre du Bureau du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et préside le groupe de travail « énergie et climat » du Conseil fédéral du développement durable.
Cet article est tiré de la revue « Louvain » de l’UCL, septembre 2003.


L’effet de serre

L’effet de serre est le piégeage de la chaleur re-émise par la surface de la Terre sous la forme de rayonnement infrarouge par des gaz tels que la vapeur d’eau ou le dioxyde de carbone (CO2). Plus de la moitié de l’augmentation de la température globale observée au cours des 50 dernières années a été attribuée par le GIEC à l’élévation de la proportion des gaz à effet de serre due aux activités humaines (principalement le CO2, dégagé lors de toute combustion, en particulier celle des combustibles fossiles). Notons que le problème de l’effet de serre n’a pas grand-chose à voir avec celui de la couche d’ozone stratosphérique, avec lequel beaucoup le confondent encore. Pour en savoir plus : Berger A. (1992), Le climat de la Terre – Un passé pour quel avenir ? De Boeck Université, Bruxelles, 479 p. Voir aussi le site de l’Institut d’astronomie et de géophysique G. Lemaître de l’UCL : www.astr.ucl.ac.be Petit M. (2003), Qu’est-ce que l’effet de serre ? Vuibert, Paris, 125 p. Schneider, S.H., 1999. La Terre menacée – Un laboratoire à risque. Hachette, Paris, 239 p.

1 Le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, ou IPCC en anglais) fut fondé par les Nations en 1988 pour évaluer l’état des connaissances sur les aspects scientifiques, techniques et socio-économiques des changements climatiques. Il rassemble les meilleurs spécialistes mondiaux (près de 2500) dans un processus rigoureux d’expertise. Tout rapport qu’il publie est soumis à plusieurs relectures par des pairs (voir www.ipcc.ch).
2 Le Protocole adopté à Kyoto en décembre 1997 complète la Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, dont l’objectif est de stabiliser la concentration de gaz à effet de serre à un niveau qui ne soit pas dangereux. Les pays développés qui ont ratifié le Protocole s’engagent à réduire ensemble leurs émissions de six gaz à effet de serre à l’horizon 2008-2012 d’au moins 5 % par rapport au niveau 1990. Pour en savoir plus : Sites internet du Secrétariat de la Convention et du Protocole : www.unfccc.int.
3 Les intentions affichées par le nouveau gouvernement semblent indiquer une certaine volonté d’agir. Il reste à la concrétiser.
4 Chaque kg de CO2 contient 273 g de carbone, et chaque kg de carbone se combine avec 2.67 kg d’oxygène (O2) pour donner 3.67 kg de CO2.
5 Comme souvent, les valeurs moyennes cachent de grandes inégalités : chaque Belge émet en moyenne 12 tCO2/an, mais un Haïtien n’en émet qu’environ 200 kg/an. À l’intérieur de chaque pays, les inégalités de revenus se reflètent également dans la consommation d’énergie et les émissions de CO2
6 En l’absence de politique mondiale visant à protéger le climat, le GIEC estime que la température de l’air en surface serait plus élevée qu’en 1990 de 1.4 à 5.8°C en moyenne mondiale, et le niveau moyen des mers augmenterait de 9 à 88 cm d’ici 2100 (principalement par dilatation thermique des couches superficielles de l’océan).
7 Albin Michel, 2001.
8 Si le nucléaire ne constitue pas une solution à long terme, cela ne signifie pas qu’il faille fermer d’urgence les centrales existantes, sans mettre sur la table simultanément un plan alternatif de gestion de la demande et de la production d’électricité qui prenne en compte la nécessité de réduire les émissions de CO2.
9 J’avais proposé dans les colonnes de « Louvain » en septembre… 1992 que l’UCL réfléchisse aux moyens de devenir elle-même plus « durable ». Je repose la question : à quand une « commission du développement durable » à l’UCL ?
10 Contenu dans le document FCCC/SBSTA/2003/L.15, disponible sur www.unfccc.int.

 

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