Le travail et l’emploi sont deux choses bien distinctes : en échange de mon travail, je reçois un emploi, c’est-à-dire un ensemble de droits qui est bien plus qu’un simple salaire (droit à la sécurité sociale, au repos, au bien-être au travail, à la représentation syndicale...). Il est donc légitime d’aspirer à l’emploi pour tous, tout en cherchant en même temps à réduire la place et l’emprise du travail dans la vie de chacun. Les politiques qui influencent le volume et le type d’emploi sont évidemment centrales, car il n’y a pas, jusqu’ici, de meilleur fondement que l’emploi pour le revenu et la sécurité d’existence.

 

De manière générale, l’évolution de l’emploi a un effet (inverse) sur l’évolution du chômage. Mais l’emploi n’est pas le seul facteur qui entre en ligne de compte. Il peut arriver que le chômage et l’emploi augmentent tous les deux en même temps. Parce que le taux de chômage est aussi influencé par l’évolution de la population active. L’emploi est influencé par trois facteurs essentiellement :  1. la croissance économique : pour produire plus, il faut – en principe – plus de travailleurs. Attention, cette croissance est loin d’être une « donnée naturelle » : les États peuvent jouer un rôle pour l’accélérer ou la ralentir, ou pour en influencer le « contenu » (plus d’autos ou plus de culture ?) ;  2. la productivité, qui mesure en combien d’heures on produit une quantité donnée de richesses ; cette productivité augmente sans cesse (avec un rythme historique autour des 2 % par an). Si la hausse de la productivité est aussi rapide que la croissance, l’emploi n’augmente pas (on produit plus, mais plus vite...) ;  3. le temps de travail moyen, qui lui-même dépend de la durée légale ou conventionnelle, du recours plus ou moins fréquent au « temps partiel », et accessoirement du respect des horaires et de la fréquence des heures supplémentaires.  Quant à la population active, elle évolue en fonction de deux types de facteurs essentiellement :  1. l’évolution de la population totale (décès, naissances, solde migratoire), et la structure des âges (quelle part de la population est en âge de travailler ?) : ce sont les facteurs démographiques ;  2. la propension des personnes d’âge actif à vouloir travailler. Qu’est-ce qui fera par exemple que, selon les époques, les femmes vont ou pas s’engager et rester dans le monde du travail ? Des normes sociales, mais aussi les revenus des ménages (si les salaires sont bas, il en faudra bien deux...), ou le nombre de séparations des couples.  Les libéraux voient le problème du chômage à travers le prisme de la « libre volonté des acteurs » et de la loi de l’offre et de la demande. Si vous chômez, c’est que vous ne voulez pas travailler, ou que vous n’y trouvez pas d’intérêt, ou que votre « prix » (le salaire auquel vous prétendez) est trop élevé. La solution au chômage consiste donc à baisser le salaire en s’attaquant par exemple au salaire indirect par des réductions de cotisations sociales patronales (on atteint pour les années 2000 à 2005 un montant global cumulé de 5,4 milliards !), tout en organisant la modération salariale : par un encadrement très rigoureux des salaires, ainsi que la mise en œuvre d’une flexibilité tous azimuts et des mesures d’augmentation du temps de travail, ce qui est une autre façon de diminuer le « coût du travail ». L’autre « solution » prônée par les libéraux est la croissance, mais dans une vision individualiste et marchande, où seule la consommation individuelle serait porteuse de croissance – ce qui empêche les pouvoirs publics de donner à celle-ci un contenu social ou écologique. C’est cette foi en la croissance qui justifie les réformes fiscales. Celles-ci, faut-il le rappeler, ne « créent » pas de la demande, mais transfèrent une part de la demande publique vers la demande privée.

Politiques inefficaces

 Ces politiques entretiennent un chômage très élevé. D’abord parce que les salaires faibles poussent à une participation maximale au marché de l’emploi... mais comme il n’y a pas suffisamment d’emploi, cela ne fait qu’augmenter le chômage. De même, à l’instar des récentes mesures du « pacte des générations », elles visent à ramener une partie des « inactifs » vers la population active… mais donc vers le chômage pur et dur. Ensuite, parce que les salaires ne sont un « coût » que pour les actionnaires ; pour les travailleuses et les travailleurs, c’est un revenu (« pouvoir d’achat »), qui permet de consommer ; en particulier, le salaire indirect (sécurité sociale) assure une répartition plus « équilibrée » de la consommation. Baisser les salaires pour relancer la croissance est donc absurde. On peut aller plus loin et considérer que ce haut taux de chômage permanent (entre 700 000 et 800 000 personnes durant toute la période) correspond à un réel choix de société : le chômage fait baisser les salaires (ou dégrade les conditions de travail) et, inversement, les bas salaires entretiennent un chômage élevé. L’avenir de l’emploi et du chômage, selon cette option, est donc clair : davantage de chômage et davantage de travail, des emplois moins sûrs et moins bien payés, plus de flexibilité et de précarité ; et l’asphyxie des fonctions collectives pour alimenter artificiellement une « demande privée » qui sera plus ou moins soutenue par des astuces fiscales réservées aux catégories les plus favorisées de la population.

D’autres solutions

 Il convient d’abord de revenir à un indicateur qui permette de mesurer la situation en fonction de nos objectifs : le plein emploi, c’est à dire permettre à tous ceux qui veulent travailler de trouver un emploi. Actuellement, on vise surtout, de facto, à lutter contre l’inactivité entre 15 et 65 ans… en faisant comme si l’étudiant qui fait de longues études, la mère qui reste quelques années avec ses enfants, le prépensionné qui prend du temps pour ses proches étaient dans une situation identique à celle du chômeur qui cherche désespérément un boulot. Il s’agit là d’un indicateur importé de l’OCDE, qui vise à construire non pas une société de plein emploi, mais de plein travail précaire et à bas salaire. Le fait que cet indicateur fasse partie des objectifs phares de l’Union européenne donne la dimension du défi : il ne s’agit pas de changer de thermomètre, mais de rompre avec une stratégie européenne de l’emploi qui produit chômage et précarité.  Seconde option à prendre : diminuer le temps de travail sous toutes ses formes. Moins d’heures par jour, moins de jours par semaine, moins de semaines par an, selon ce qui est possible dans différents secteurs et différentes situations. Des fins de carrière bien pensées, pour lesquelles il n’y a pas que la prépension, qui permettent d’arrêter plus tôt et en douceur, non pas « parce qu’on est usé jusqu’à la corde », mais au contraire parce qu’on est encore en forme, et que c’est une belle période de la vie qui s’ouvre à 50, 55 ou 60 ans. Au rayon « temps de travail », ajoutons le crédit-temps. La très forte demande prouve que beaucoup de gens voudraient travailler moins. Toutefois, on sait bien que toutes ces formules (réduction du temps de travail, fin de carrière, crédit-temps) supposent que la sécurité d’existence soit garantie aujourd’hui et demain : cela peut passer par un maintien du salaire ou par une indemnisation suffisante pour vivre décemment, mais cela passe aussi par la sécurité collective que confèrent la sécurité sociale, les services publics, un projet de société plus égalitaire.  Troisième option : renforcer les fonctions collectives. On relève si souvent la contradiction entre le chômage élevé et le nombre de « choses utiles à faire » qui ne sont pas faites, par exemple améliorer l’accueil des enfants. La raison en est évidente : le marché ne développera que des activités pour lesquelles il y a une demande solvable. Les fonctions collectives (sécurité sociale et services publics) rendent solvables ces demandes sociales – outre qu’elles créent de la sécurité d’existence. Il faut donc arrêter de diminuer les cotisations sociales, développer de nouvelles cotisations pour de nouveaux besoins collectifs et défendre une fiscalité plus juste et suffisante.  Quatrième option : il faut des politiques économiques de soutien à une croissance durable. Favoriser l’investissement (pas le placement !) plutôt que l’épargne suppose une politique monétaire souple, permettant aussi des investissements publics suffisants sans relancer l’effet boule de neige sur la dette. L’investissement public, c’est aussi le soutien à l’enseignement et à la recherche, la mise en œuvre de l’innovation et l’encouragement des filières économiques inscrites dans le développement durable (économies d’énergie, protection de l’environnement).

Des pistes

 Les élections de 2007 se jouent au niveau fédéral ; nos revendications concrètes portent donc d’abord sur : • une autre politique fiscale favorable à l’emploi, y compris permettant la création d’emplois publics et non marchands. Cela suppose d’arrêter les « réformes » fiscales (qui ne sont en fait que des réductions, c’est-à-dire des distributions de cadeaux proportionnellement plus importants aux catégories les plus favorisées) et d’imposer davantage les revenus les moins solidaires ; • une inversion de la logique de « ristournes » (réductions) de cotisations sociales et un renforcement de la sécurité sociale : les taux de remplacement en chômage, en invalidité ou en pension sont devenus tout à fait insuffisants pour vivre décemment ; revendiquer leur relèvement significatif nécessite d’alimenter correctement la sécurité sociale ; • une rupture avec l’idéologie du « taux d’emploi » pour réaffirmer la légitimité des diverses situations d’inactivité, à commencer par la pension. Cela suppose de réaffirmer que le plein emploi est l’objectif et de financer correctement la sécurité d’existence des situations hors-emploi ; • dans cette ligne, les diverses formes de réduction du temps de travail sur l’ensemble de la vie doivent être encouragées. Une priorité à cet égard est l’assimilation pleine et entière de cinq années de crédit-temps sur la carrière. Une autre est le développement de formules audacieuses de fin de carrière anticipée, notamment pour les métiers pénibles non reconnus actuellement. Le « plan tandem » du non marchand en offre un bon exemple. Si on veut rester cohérent, il faut aussi arrêter la machine infernale de la subsidiation (depuis 2005) des heures supplémentaires ; • enfin, la priorité doit être donnée à une sécurité d’existence élevée, par la libre négociation collective des salaires ; ce qui suppose aussi de décourager ou de limiter les formes antisociales de rémunération (participation aux bénéfices ou stock-options, formes d’actionnariat ouvrier, chèques-bidule, voitures de société et autres avantages en nature, assurances complémentaires privées, etc.) et de favoriser au contraire les augmentations collectives de vrai salaire.  En résumé, sur l’emploi et le chômage, le mouvement ouvrier revendique le plein emploi, ce qui comprend nécessairement le plein droit, pour chacun-e, à ne pas travailler une partie de sa vie. Et cela suppose de reprendre le mouvement historique par lequel, depuis deux siècles, la sécurité d’existence s’est émancipée du travail immédiat (le travail individuel de chacun ce moisci) pour s’appuyer toujours davantage sur le travail socialisé (les richesses produites par l’ensemble des travailleurs à certains moments de leur vie).