Après de longs mois de laborieuses négociations nationales visant à réduire le périmètre de l'État fédéral belge et à tenter de régionaliser de nouvelles compétences, la Belgique se lance dans la présidence de l'Union européenne (UE) avec un credo : le renforcement des institutions fédérales européennes et l'intégration politique de l'Union... Incohérence ?
Saint Polycarpe contre " Saint Schuman " ? Repli régional contre ouverture supranationale ? Alors que le débat sur l'avenir de l'Europe bat son plein, avec les récents discours allemands sur la vocation fédérale de l'UE et français sur la Constitution européenne, le gouvernement arc-en-ciel prend en mains la présidence de l'UE pour les six prochains mois au lendemain de pénibles polémiques sur les transferts de compétences et la régionalisation de politiques fédérales. Cela ne l'empêche guère d'annoncer de grandes ambitions pour l'Europe. Selon le Premier ministre Verhofstadt, notre pays va en effet faire progresser l'UE dans tous ses domaines de compétences durant six mois. La Belgique inaugurerait-elle la devise "Un pour tous, chacun pour soi" ? Car il y a, à tout le moins, quelques ambiguïtés à vouloir décentraliser dans le cadre national ce que l'on tente de mieux coordonner au niveau européen : autonomie fiscale en Belgique contre tentatives d’harmonisation et de coordination des régimes fiscaux au niveau de l'UE, régionalisation de la coopération au développement contre renforcement de son efficacité au niveau européen, régionalisation du commerce extérieur à l'heure où l’UE se prépare à un nouveau cycle de négociations commerciales mondiales, etc. S’il ne s’agit pas de tomber dans la nostalgie d’un passé unitaire, il n’en est pas moins paradoxal de constater qu’ici, l’union fait la force au niveau régional et européen, mais de moins en moins au niveau national. Certes, la construction européenne n'exige pas des États membres un jacobinisme centralisateur. Plusieurs autres États fédéraux s'accommodent – tant bien que mal – de l'articulation complexe entre les différents niveaux de pouvoir. Inversement, la régionalisation des compétences n'empêche pas de plaider en faveur de l'intégration politique européenne. Mais la mise en perspective de ces deux logiques peut, dans certains cas, révéler des incohérences. Quel projet " belge " dans quel cadre européen ? Voilà apparemment une équation à double inconnue...
Une Europe plus sociale ?
La construction d'une Europe plus démocratique et plus sociale exige dans bien des cas le renforcement de prérogatives européennes. Si l’on attend de l’UE qu’elle serve de cadre de régulation socioéconomique à l’échelon du continent (par exemple sur les questions du travail atypique, sur les comités d’entreprise, sur l’information et la consultation des salariés dans le cadre de restructurations d’entreprises, etc.), il faut alors doter celle-ci d’institutions et de procédures de décision capables de surmonter les stratégies dilatoires ou de blocage menées par certains gouvernements. Approfondir les aspects sociaux de l’UE signifie tout d’abord élargir la règle de décision à la majorité qualifiée sur les questions sociales et fiscales (ainsi qu’environnementales). Comme cela a déjà été souligné à de nombreuses reprises, le fait de devoir prendre des décisions à l’unanimité des Etats membres dans certaines matières – en particulier, la sécurité sociale et la fiscalité – entraîne d’immenses difficultés. Lorsque l’Europe comptera 27 États, c’est-à-dire dans quelques années, ces difficultés se transformeront en obstacles quasi insurmontables. Il ne faudra plus – sauf miracle – compter sur des marges de progrès dans ces matières. Sauf à accepter dès maintenant, dans la perspective de la prochaine révision des traités en 2004, de remplacer l’unanimité par la majorité qualifiée (pour rappel, le traité de Nice instaure un système de " passerelles " de l’unanimité vers la majorité qualifiée pour un certain nombre de matières sociales, mais le refuse explicitement pour les questions de sécurité sociale et de protection sociale des travailleurs). Au-delà d’un enjeu qui peut paraître technique, la question est bel et bien de savoir si l’on veut ou non que l’Europe sociale puisse encore progresser demain.
Autre élément : les droits fondamentaux. Il demeure assez incompréhensible que, dans une Europe où peuvent circuler librement les personnes, les marchandises, les capitaux et les services, seuls les... grévistes se voient enfermés dans leurs frontières nationales. Rappelons en effet que les traités européens excluent de leurs dispositions les questions relatives aux rémunérations, au droit d’association, au droit de grève. La non-reconnaissance de ces droits syndicaux et sociaux transnationaux n’est pas tenable à moyen ou long terme. Dans une Europe citoyenne sans frontière, on ne pourra refuser longtemps à des salariés de s’organiser au-delà des frontières pour faire face aux stratégies, européennes, elles, mises en œuvre par les entreprises qui les emploient. Le jour où la CES lancera des mots d’ordre de grève européens à l’ensemble des salariés d’entreprises telles que Marks & Spencer à l’annonce de plans de licenciement brutaux et non négociables, ce jour-là on pourra dire que les rapports de force entre organisations syndicales et patronales européennes auront été rééquilibrés. A contrario, une segmentation géographique des mobilisations sociales contribue à affaiblir ce rapport de force.
Lignes de force
Pas étonnant, dans cette perspective, que les organisations syndicales se montrent, en général, plutôt favorables à la construction européenne. Côté belge, l’attitude de la CSC et de la FGTB rejoint celle de la Confédération européenne des syndicats (CES). Ces trois organisations ont d’ailleurs publié un mémorandum commun à l’occasion de la présidence belge de l’UE, dans lequel elles définissent leurs priorités sociales. Ces priorités, un catalogue à la Prévert ! (cf. ci-contre), sont marquées par quelques grandes lignes de force. Il y a les questions institutionnelles, dont on vient d’évoquer l’importance. Outre la majorité qualifiée, ces organisations se prononcent en faveur d’un " pacte constitutionnel " européen qui intégrerait, en particulier, la Charte des droits fondamentaux de l’UE, timidement proclamée par les Quinze à Nice, en décembre dernier. Figurent également les questions de type macroéconomique. Le mémorandum juge que l’Union est en mesure de se fixer un objectif de croissance de 3,5 % par an et en appelle, à cette fin, à une meilleure coordination des politiques économiques des États membres. Viennent ensuite les nombreuses revendications politiques. Celles-ci portent sur l’harmonisation de la fiscalité pour éviter le dumping, l’amélioration de la qualité de l’emploi, le renforcement de la législation européenne du travail.
C’est donc presque par définition que le renforcement de l’Europe sociale implique le renforcement des institutions européennes et de l’intégration politique. Cette nécessité se heurte pourtant à une réalité de plus en plus présente : la crainte des peuples de se voir imposer par l’Union un modèle et des orientations politiques qu’ils n’ont pas choisis. Le récent référendum irlandais qui a abouti au refus de la ratification du traité de Nice en est une expression limpide. On peut compter sur l’habileté des Quinze et de Dublin pour sortir Nice de l’ornière. Il n’en demeure pas moins que le refus irlandais – plus que le refus danois de Maastricht, en 1992 – est symptomatique de l’absence de lisibilité du projet politique, social, économique de l’UE. Quelle aventure voulons-nous vivre ensemble ? Sans réponse claire à cette question, comment dire oui à l’Europe ? Comment ne pas être tenté par l’abstention ou le refus lorsque l’Union n’apparaît plus comme une ambition politique, mais comme un corps étranger qui vient perturber le cours " normal " des événements ? Les réflexions actuellement menées dans les capitales sur l’avenir de l’Europe sont indispensables. Le risque serait que l’on se limite à des questions institutionnelles et/ou de procédures en évitant, une fois de plus, la question de fond sur les finalités du chantier européen. Il s’agit, dans les six mois à venir, de définir un projet socioéconomique pour l’Europe dans la perspective de la " déclaration de Laeken " que soumettra le gouvernement belge aux dirigeants européens en décembre. Les organisations syndicales s’y attellent.
De son côté, M. Verhofstadt promet une vision, un agenda, une méthode et un calendrier pour l’Union. Il dit vouloir compléter l’union économique et monétaire par une Europe sociale et politique. On ne peut qu’espérer qu’il y parviendra. Au-delà des incohérences belgo-belges...
Christophe DEGRYSE
(1er juillet – 31 décembre 2001) Durant sa présidence, la Belgique entend rien de moins qu' " enregistrer des progrès dans tous les domaines de compétence relevant de l’Union européenne ". Le gouvernement Verhofstadt a identifié seize priorités politiques qui portent sur des dossiers en cours ou mis à l'agenda par les récents sommets européens, et sur lesquels la Belgique compte obtenir des avancées.
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Voici les principaux points contenus dans le mémorandum publié par les deux syndicats belges et la Confédération européenne des syndicats à l’occasion de la présidence belge de l’UE.
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C'est peu dire que les méthodes de travail du gouvernement arc-en-ciel ont, ces derniers mois, posé problème. Les négociations sur la réforme de l'État belge en sont le dernier exemple en date : le gouvernement s'est lancé dans des projets d'accords d'importance quasi-constitutionnelle sans vraiment se préoccuper de savoir s'il disposait de la majorité nécessaire pour les adopter. Ce qui a abouti à l'incroyable imbroglio des mois de mai et de juin derniers. Par ailleurs, lorsque des mises en garde furent formulées par le Conseil d'État, l'arc-en-ciel décida tout simplement de ne pas en tenir compte. L'à peu près fut également au rendez-vous dans d'autres grands chantiers politiquement sensibles : dossier bâclé des régularisations, méthodes méprisantes du ministre de la Fonction publique dans le cadre de la réforme Copernic, effets d'annonce du ministre Reynders pour une réforme fiscale dont les coûts seront supportés par la prochaine législature... (1) Au niveau européen, le gouvernement a commencé très fort en proclamant fièrement son ambitieux programme… en pleine présidence suédoise, comme si celle-ci ne comptait déjà plus que pour des prunes. Quelques jours à peine après ces fracassants effets d'annonce, l'un des partenaires de la majorité évoquait publiquement la chute possible du gouvernement sur Polycarpe ! Après le grand projet de réconciliation franco-allemande, l’Europe contribuera-t-elle à réconcilier les partenaires de la coalition arc-en-ciel ? Toujours est-il que pour peser dans le débat européen, le gouvernement devra sans doute avant tout se méfier de sa " méthode arc-en-ciel ". Car les subtilités de la diplomatie européenne ne s’en accommoderaient pas. |