Le 17 octobre dernier fut un jour faste pour le Parlement belge. Pas un député, semble-t-il, ne manquait à l’appel. Et on jouait des coudes pour accéder aux places réservées au public, entre les équipes TV, les ministres régionaux et communautaires, les "collègues" des autres niveaux de pouvoir, les étudiants intrigués et les citoyens attentifs. L’événement du jour : la tant attendue déclaration du Premier ministre, qui devait présenter le plan de son gouvernement pour 2001 et pour les années suivantes, en matière de Sécurité sociale, de fiscalité, d’emploi, de mobilité.


C’est peu dire qu’elle était attendue : depuis des mois, chaque ministre y était allé de son couplet, promettant pour son département d’être tout à la fois Saint-Nicolas et Père Noël; nous nous étions tous pris à rêver que les mots "crise", "restrictions" et "austérité" appartenaient à un passé désormais révolu. Finis les Val Duchesse et autres pouvoirs spéciaux ! Bienvenue aux marges financières et aux fruits de la croissance... Il restait donc au commandant Verhofstadt à gérer les arbitrages nécessaires pour faire en sorte que, comme l’avait annoncé le premier lieutenant Louis Michel, l’on puisse tout faire. Ce qui, en l’occurrence, signifiait en même temps donner du grain à moudre à chaque composante de la majorité (sur la base du "subtil" équilibre contenu dans l’accord de coalition : du social, du fiscal et de l’environnemental), et offrir quelque chose à toutes les catégories de la population (les pensionnés, actuels et futurs, les chefs d’entreprise et les indépendants, les travailleurs, les malades, les chômeurs).
Sur le premier plan, le Premier ministre a indéniablement réussi; les partis de la majorité estiment avoir obtenu gain de cause, chacun mettant l’accent sur ses priorités : les socialistes engrangent la réserve démographique et le relèvement de certaines allocations sociales; les libéraux font passer leur réforme fiscale; les écologistes gagnent le plan mobilité et un peu de développement durable; les francophones crient victoire sur le refinancement de la Communauté française, et les partis flamands en font de même sur l’autonomie fiscale. Par contre, en ce qui concerne les promesses faites avant les élections vers les différents groupes sociaux, il en est une qui est, c’est le cas de le dire, complètement passée au bleu : celle de compenser, pour les citoyens et ménages en difficulté, la hausse du prix de l’énergie, de manière plus substantielle et plus large que ce qui a été décidé précédemment. Tant pis pour les familles qui vont inmanquablement se trouver, durant les semaines qui viennent, dans l’incapacité matérielle de se chauffer correctement, avec les conséquences dramatiques que l’on peut craindre.


Bémols
Le bel enthousiasme des partis de l’arc-en-ciel doit de plus être tempéré par deux observations, l’une ayant trait aux délais d’exécution des mesures qui composent ce plan, l’autre concernant l’équilibre général d’un tel programme, et donc l’importance relative de chaque disposition, permettant de juger du caractère progressiste et égalitaire de l’ensemble.
La première observation peut se résumer à un constat : on nous avait promis l’arrivée de Saint-Nicolas pour la fin de l’année, il faudra attendre, selon les cas, de un à trois ans, voire plus. Intéressant, la nouvelle culture politique : à la présentation du budget 2001, on dit qu’on ne fera à peu près rien en 2001, mais on dit ce qu’on fera en 2002 et, surtout, durant les années suivantes (c’est-à-dire après les prochaines élections). Des exemples : la suppression de la cotisation complémentaire de crise se fera en deux temps (dès le 1er janvier 2001, certes, pour la première imputation dans le précompte, mais en 2002 pour la suppression totale); l’augmentation des allocations minima pour invalides interviendra en effet au 1er juillet 2001, mais le relèvement de certaines pensions et du minimum d’existence ne se fera qu’à partir de 2002; la fameuse réforme fiscale que le ministre des Finances a déjà tant et tant de fois annoncée dans la presse est reportée d’un an, et ses premiers effets pour les citoyens ne se feront dès lors sentir qu’en 2002; les Communautés seront refinancées, mais seulement à partir de 2002, et en commençant très modestement, ce qui signifie que la Communauté française n’obtiendra pas un franc supplémentaire du fédéral pour boucler 2000 et 2001. Il est vrai que les marges financières devant permettre ce nouveau souffle politique ne vont se dégager que très progressivement, et ne deviendront réellement significatives qu’à partir de 2002 : on est très loin de l’opulence annoncée par les uns et les autres avant les élections communales ! Tant et si bien que, et c’est notre deuxième observation, la diminution d’impôts voulue par les libéraux va effectivement absorber, en "vitesse de croisière", la totalité des marges disponibles. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le gouvernement annonce une marge maximale de 145 milliards en 2005, et estime le coût de la réforme fiscale à 134,5 milliards lorsqu’elle sera appliquée intégralement, à laquelle il convient d’ajouter les 25,6 milliards liés à la suppression de la cotisation de crise. On notera avec intérêt, d’ailleurs, que le chapitre consacré à la fiscalité est celui qui comporte les chiffres les plus précis : pour l’emploi, pour les prestations sociales, pour la lutte contre la pauvreté, on trouve des intentions, certes louables, mais peu calibrées.


Augmenter l’emploi
Épinglons quatre sujets de cette déclaration. La politique de l’emploi et le pouvoir d’achat des travailleurs figurent sous l’intitulé, décidément très "porteur", d’État social actif. "Notre ambition pour 2001, déclare le Premier ministre, est d’augmenter de près de 1% le taux d’activité en augmentant de 50.000 unités le nombre d’emplois." Ambitieux, vraiment, un tel engagement ? Ou plutôt tragiquement modeste, pour les plusieurs centaines de milliers de personnes privées d’emploi que compte encore notre pays; et habilement prudent, quand on sait que le Bureau du Plan prévoit de toute façon que la croissance conduira à une telle création d’emplois pour l’année 2001, sans qu’aucune mesure volontariste nouvelle ne soit prise par les pouvoirs publics. Prudent, le Premier ministre l’est aussi quand il appelle les partenaires sociaux à faire preuve de responsabilité dans la négociation de l’accord interprofessionnel... en les invitant surtout à tenir compte du fait qu’en matière de pouvoir d’achat, les travailleurs seront, estime-t-il, déjà pas mal servis avec la suppression de la cotisation de crise, quelques corrections sociales, ainsi que les opportunités qui émergeront sur le plan des participations bénéficiaires et des fonds de pension. Le gain chiffré est de 39,6 milliards au bout de l’année 2002 : on le mettra en regard des 60 milliards (sur une base annuelle) offerts sans contrepartie aux employeurs en réductions des cotisations sociales, et ce depuis le 1er avril 2000 !
Le gouvernement demande également aux partenaires sociaux d’accorder toute leur attention à la qualité du travail, à la construction des carrières, à l’équilibre entre les activités professionnelles et la vie privée, et à ce qu’il nomme la "décélération", étrange appellation de ce qui semble être l’aménagement de la fin de la carrière. Pour les y aider, le gouvernement soutiendra la semaine de 38 heures pour tous, mais aussi tout choix qui conduirait à diminuer encore la durée du travail; ainsi que divers dispositifs qui seraient mis en place comme la semaine de 4 jours et une version révisée de l’interruption de carrière. Deux préoccupations devraient, pour le gouvernement, guider la concertation sociale en cette matière : maintenir les travailleurs âgés plus longtemps au travail, en adaptant la fin de leur carrière pour la rendre plus attractive et en prévenant tout départ anticipé, c’est-à-dire en décourageant les prépensions (appelées pudiquement les "personnes âgées percevant un complément à leur allocation de chômage"), qu’elles soient officielles ou officieuses; faire accéder les jeunes peu qualifiés à l’emploi par l’activation de leurs allocations, des réductions de cotisations sociales, l’encouragement de la formation en alternance. Par contre, s’agissant d’une injustice aussi ancienne que l’absence de statut pour les gardiennes encadrées, le gouvernement s’engage seulement à en "poursuivre l’examen"...


Réforme fiscale
Deuxième sujet important de la déclaration : la réforme fiscale. Comme on l’a dit plus haut, c’est indéniablement le gros morceau du plan gouvernemental. Si l’on peut rejoindre très facilement deux objectifs affichés par ce plan, à savoir la diminution de la taxation des revenus du travail et la correction des injustices existant en défaveur des couples mariés, il reste que ces mesures n’étant pas compensées par d’autres impôts sur des revenus peu ou pas taxés (rien n’est prévu en matière d’imposition des revenus mobiliers et immobiliers, des grosses fortunes, des plus-values financières), c’est une coupe drastique qui est ainsi opérée dans les moyens de l’État. Et cela, alors que chacun (y compris dans les partis de la majorité se réclamant de gauche) s’accorde à reconnaître qu’il existe un urgent besoin de réinvestissement dans les fonctions collectives et dans les missions sociales. De plus, on relèvera particulièrement deux mesures censées cibler les catégories situées en bas et en haut de l’échelle des revenus :
- le crédit d’impôt, devant permettre de ristourner totalement ou partiellement un montant de 20.000 F aux ménages à bas revenus (du travail) même lorsque leur déclaration n’entraîne pas de paiement d’impôt; on devrait constater à l’usage que cette mesure, dont on s’indignera que les allocataires sociaux en soient exclus, profitera à un nombre important d’indépendants, une très faible proportion de salariés devant en bénéficier. On est en droit, dès lors, de s’interroger sur la réelle équité d’une telle disposition
- la suppression des taux marginaux d’imposition au-delà de 50% (à savoir 52,5 et 55 %) : cette mesure devrait coûter 7 milliards, et concerner 200.000 personnes, soit un gain net de 35.000 F par personne. Voilà une décision qu’il faudra incontestablement mettre dans la colonne de droite de l’ardoise gouvernementale.
Ces deux exemples ne font d’ailleurs que conforter les résultats d’une analyse scientifique qui montre que ce sont les classes de revenus moyens et supérieurs qui seront les principaux bénéficiaires de cette réforme fiscale.


Société solidaire?
Le thème de la "société solidaire" aborde les questions relevant de la Sécurité sociale. Avec en premier plan, la mise en place d’une réserve démographique, en vue de faire face à l’augmentation très importante du coût des pensions à partir de 2010. C’est le produit des enchères des licences UMTS qui, en 2001, servira de capital de départ à ce fonds (1) dont l’alimentation sera par la suite assurée par des recettes non fiscales et des surplus de la Sécurité sociale, selon un montant décidé chaque année par le gouvernement. Si l’on se réjouit d’une telle initiative, on doit toutefois constater que le gouvernement stipule très précisément qu’il est hors de question d’envisager un financement du fonds en-dehors de la Sécurité sociale, au risque, dès lors, d’affaiblir celle-ci pour assurer la viabilité de celui-là.
Les autres dispositions concernent notamment des relèvements de diverses prestations sociales (mais on notera, par exemple, qu’il est prévu une augmentation des allocations de chômage pour les chefs de ménages et les isolés, pas pour les cohabitants), l’engagement de réduire de moitié, dans un délai de 10 ans, le nombre de personnes et de ménages vivant dans la pauvreté (mais si une telle déclaration est peut-être généreuse, elle n’engage pas à grand-chose : par qui et comment seront faites les évaluations?), l’augmentation du budget de l’assurance-maladie (mais avec des montants dont l’utilisation sera, semble-t-il, très calibrée sur de nouvelles initiatives, alors que l’on sait que l’évolution des besoins n’est de toute façon pas rencontrée par les moyens actuels, même en hausse).


Donnant-donnant
Enfin, le chapitre consacré à la "pacification communautaire" scelle l’échange entre le refinancement des Communautés et Régions voulu par les francophones, et une avancée en matière d’autonomie fiscale réclamée par les Flamands. On remarquera que si la mise en place d’un mécanisme structurel de liaison du financement au PIB est un incontestable progrès, il reste que, à l’heure où sont écrites ces lignes, de larges divergences d’interprétation continuent à prévaloir au sujet des montants qui seront effectivement engrangés par la Communauté française dans les années qui viennent (2). Ce qui est très clair et tout à fait certain par contre, c’est que, pour les années 2000 et 2001, puisqu’il n’y a pas de refinancement fédéral, la Communauté restera dans l’impasse sans apport nouveau des Régions, ce qui est plus qu’aléatoire dans le cas de Bruxelles. De plus, pour autant que la situation économique générale du pays se maintienne dans les proportions actuelles, la clé qui sera progressivement appliquée pour le partage des dotations sera largement défavorable aux francophones (de 40,45% en 2002, on passera à environ 35% en 2011).


Une société qui demeure inégalitaire

Bien sûr, il existe dans ce plan des dispositions qui méritent d’être soulignées avec satisfaction, en matière de mobilité par exemple (comme cette décision de supprimer la taxation au titre d’avantage en nature du remboursement par les employeurs des frais de transport en commun, ainsi que la déduction réelle de 6 F par km jusque 50 km d’aller simple quel que soit le moyen de transport), sur le plan de corrections sociales ou fiscales qu’il convenait d’introduire, ou concernant des projets plus ambitieux comme le plan-emploi pour les jeunes, le fonds de vieillissement ou les investissements dans la SNCB et le RER (que les syndicats de cheminots jugent très insuffisants). Ce sont là les raisons qui permettent aux partis progressistes de la coalition de continuer à justifier leur participation gouvernementale. Cela étant, la question capitale reste celle de la priorité dans les choix politiques qui sont posés. Le plan du gouvernement part d’un a priori idéologique habilement distillé dans la population : il faut réduire l’impôt car il est trop élevé. Point. C’est simple et clair. Pour les mouvements sociaux, la priorité est ailleurs : elle est dans l’utilité et la légitimité d’un impôt juste, indispensable pour développer les fonctions collectives et les politiques sociales que sont l’école, les soins de santé, la culture, l’emploi pour tous, la protection sociale, la qualité de la vie et de l’environnement. Elle est, pour le dire autrement, dans un impôt juste qui conduit à davantage d’égalité, dans une société qui est aujourd’hui profondément inégalitaire. Or, ce n'est pas cet objectif que poursuit le plan du gouvernement. On l'aurait pourtant espéré de la part des couleurs rouge et verte de l'arc-en-ciel.
Thierry Jacques

1. Il reste à savoir ce que rapporteront ces enchères. Apparemment, la déconvenue risque d’être au rendez-vous...
2. Le ministre Rudy Demotte, responsable du budget de la Communauté, est d’une prudence absolue et multiplie les réserves à ce propos en parlant de marges de manœuvre reportées à 2004, et les relativisant par rapport à l’évolution des besoins (une augmentation barémique de 2%, par exemple, réduit à néant toute vélléité de "faire autre chose"). Que fait-on des problèmes de vétusté des batiments scolaires, de l’augmentation de la facture de chauffage dans les écoles, de l’accord social dans le secteur non-marchand, etc.?