Le conflit des « intermittents » du spectacle en France a attiré l'attention sur la question du statut social de l'artiste. En Belgique aussi, cela fait de très longues années que cette question fait l'objet d'études, de revendications, de discussions, de tables rondes. Dans le cadre de la dernière législature, deux réformes assez importantes ont été apportées. D'une part, une modification des règles d'assujettissement à la sécurité sociale. D'autre part, un élargissement des possibilités d'effectuer des activités artistiques de création durant le chômage.

Ces réformes ont été accueillies avec des sentiments mélangés. Des associations catégorielles d'artistes, ainsi que les organisations de travailleurs indépendants, se sont déclarées satisfaites, tout en soulignant que la réforme est encore incomplète. Les organisations syndicales du milieu du spectacle, ainsi que les interlocuteurs sociaux interprofessionnels, sont plus critiques.

La situation précaire des artistes (ou de certains d'entre eux) dans le système de protection sociale est parfois invoquée pour critiquer le système lui-même, qui serait exagérément rigide, voire basé sur un modèle social dépassé. Il est vrai que, comme la plupart des systèmes européens « continentaux », le système belge est basé sur le statut professionnel. Il repose donc sur des distinctions assez nettes entre activité professionnelle et activité non professionnelle ; entre salariés, indépendants et fonctionnaires ; dans une moindre mesure, entre employés et ouvriers. Les artistes, si l'on veut donner à ce mot une définition qui englobe toutes les situations, ne se retrouvent comme tels dans aucune de ces grandes définitions. D'où les problèmes bien connus des « faux bénévoles » et des « faux indépendants ». On notera tout de même que, si le monde artistique est effectivement confronté à ces problèmes, il n'est pas le seul. Il n'est pas sûr que la meilleure solution de ces problèmes passe par un régime qui couvre l'ensemble des artistes, mais eux seuls.

Le statut social des salariés et celui des indépendants comportent plusieurs différences importantes. Mais, si l'on y regarde de près, la plupart de ces différences tiennent davantage aux rôles respectifs de la protection sociale légale obligatoire et de la prévoyance privée qu'à la possibilité pour les travailleurs d'obtenir une protection sociale adéquate. En fait, pour un travailleur qui gagne correctement sa vie, le statut des indépendants présente plusieurs avantages. Le taux de cotisation est sensiblement moins élevé, et il est calculé sur le revenu imposable, autrement dit sur le bénéfice après prise en compte des charges professionnelles. Le régime est, proportionnellement, davantage subsidié par l'État, alors qu'il supporte une charge de solidarité moins importante ; il présente donc un « retour sur cotisations » bien supérieur à celui des salariés. Les prestations légales sont moins élevées que dans le secteur des salariés, mais il existe de nombreuses possibilités de les compléter par l'épargne privée ou par des assurances complémentaires, qui sont parfois subventionnées par l'État ou fiscalement encouragées, et qui, au total, coûtent moins cher qu'un assujettissement au régime des salariés. La vraie différence concerne la couverture du chômage, autrement dit de la perte ou de la diminution de revenus résultant du manque de travail. Le statut des indépendants ne couvre pas ce risque. Il est donc conçu en fonction d'une carrière professionnelle offrant une stabilité suffisante de prestations et de revenus.

Le statut des indépendants et celui de salarié présentent donc l'un et l'autre des avantages et des inconvénients. L'équilibre du système est que chacun expérimente ces avantages et ces inconvénients sur l'ensemble d'une carrière professionnelle. On ressent comme une anomalie que les gens profitent de la sécurité du régime des salariés au début ou à la fin de leur vie professionnelle, mais s'en désolidarisent lorsque leur carrière est à leur zénith. Les revendications de certains milieux artistiques mettent précisément en cause cet équilibre traditionnel. Cela suffit à expliquer les réticences des partenaires sociaux interprofessionnels, car les raisons avancées pour justifier cette mise en cause pourraient être invoquées par d'autres professions que les professions artistiques. Leur donner satisfaction représente donc un précédent qui pourrait être dangereux.

Temps de travail

Le financement du régime des salariés repose sur les salaires, et le calcul de la plupart des prestations tient compte du salaire gagné. Le système est donc conçu en fonction de statuts professionnels où le salaire gagné, mais aussi ses principaux déterminants – particulièrement les notions de « journée de travail » et de « temps de travail » – sont raisonnablement définis. Cela présente des difficultés dès que l'on étend le régime de protection sociale des salariés à des personnes qui ne sont pas soumises à la réglementation du travail. Tel est le cas, par exemple, des artistes payés au cachet, c'est-à-dire par un forfait qui couvre la prestation proprement dite (par exemple un concert), mais aussi tout ce qui l'accompagne (répétitions, exercices à domicile...). Il est impossible, et il serait d'ailleurs arbitraire, de déterminer le temps de travail réel lié à ce cachet. Il faut donc trouver des techniques pour attribuer de façon forfaitaire un nombre de journées de travail, par exemple en divisant le cachet par un salaire forfaitaire de référence. Mais quel salaire de référence retenir, surtout dans des secteurs marqués par une énorme disparité de rémunération ? Si l'on retient par exemple le salaire minimum interprofessionnel, il faut constater que même cette base n'est pas toujours payée aux artistes. Elle ne leur est d'ailleurs pas nécessairement due, puisque les conventions collectives ne s'appliquent généralement qu'aux personnes liées par un contrat de travail. D'un autre côté, certains cachets équivalent à ce qu'un travailleur ordinaire gagne en plusieurs années, voire sur toute une vie. Serait-il équitable d'ouvrir un droit au chômage, voire d'accorder une pension complète sur la base du tournage d'un seul film ou d'une seule tournée de concert ?

Il faut admettre que le régime des salariés trouve sa pleine efficacité lorsqu'on bénéficie d'un emploi stable à temps plein. Par exemple, les allocations familiales sont en principe payées par une caisse choisie par l'employeur: pas facile lorsqu'on change perpétuellement d'employeur. De même, le pécule de vacances des employés est en principe payé par l'employeur. Pas facile, lorsqu'un engagement prend fin, de se dire que l'argent qu'on reçoit à ce moment sert à couvrir les journées de vacances de l'année suivante ! La revendication de règles adaptées à la situation des travailleurs intermittents est l'aspect le moins controversé du dossier.

Enfin, les questions juridiques et administratives ne peuvent masquer la dimension économique du problème. Sur ce plan-là aussi, les artistes se trouvent dans des situations fondamentalement différentes. Certains d'entre eux participent pleinement à l'économie de marché, et vivent entièrement de l'exploitation commerciale de leurs œuvres ou de leurs prestations. Mais beaucoup d'entre eux relèvent de la vaste nébuleuse du « secteur non marchand », autrement dit dépendent dans une mesure plus ou moins grande de subventions publiques. Mais très peu d'institutions bénéficient de subventions qui tiennent compte de leurs coûts réels. Le plus souvent, les subventions font partie d'un montage où interviennent également du parrainage privé, l'exploitation commerciale, etc.

Or, la protection sociale a un coût. L'assujettissement à la sécurité sociale des salariés entraîne un surcoût de l'ordre de 55 % par rapport au salaire net imposable. On a vu que le statut social des indépendants est beaucoup moins cher, et offre par ailleurs un meilleur « retour sur cotisation ». Mais, pour qu'un indépendant bénéficie d'une protection équivalente à celle d'un salarié, il faut qu'il soit libéré du risque du chômage, et qu'il complète la base légale par une épargne ou une prévoyance individuelles, qui ont également leur coût. Les discussions sur le « statut des artistes » comportent aussi un volet relatif au financement de la production artistique (qui relève des Communautés...) et à l'allégement des charges fiscales et sociales (notions de « tax shelter » ou de « Maribel artistique »).

L'assujettissement

Les artistes engagés dans le cadre d'un contrat de travail ou d'un statut de droit public sont assujettis à la sécurité sociale des salariés, en application des règles ordinaires. Tenant compte de ce que beaucoup d'artistes travaillent dans un cadre contractuel peu clair, voire dans le cadre de contrats excluant formellement qu'il s'agisse de contrats de travail, la réglementation prévoyait une règle spéciale au profit des « artistes de spectacle ». Ces travailleurs étaient assujettis à la sécurité sociale des salariés, du moment qu'ils sont « engagés contre rémunération », sauf si cet engagement a lieu « à l'occasion d'événement familiaux ». On ne se souciait donc pas de la nature et de l'intitulé de l'engagement. Il fallait seulement qu'existe un lien contractuel entre l'artiste et celui qui « engage », et que la prestation soit « rémunérée ». Cette disposition est apparemment très protectrice: en principe, il n'est pas possible à l'artiste ou à celui qui l'engage de prouver qu'il s'agit d'un travail indépendant. Mais en pratique, diverses formules permettent de la contourner. La plus fréquente consiste, pour l'artiste, à créer une société commerciale chargée d'exploiter ses œuvres, dont il est administrateur et, le cas échéant, seul actionnaire. Il n'y a alors plus de lien contractuel direct entre l'artiste et celui qui l'engage ; en tant qu'administrateur de société, l'artiste est assujetti à la sécurité sociale des indépendants, conformément aux règles ordinaires en la matière. Ces formules sont généralement utilisées par les artistes les plus renommés, qui peuvent se satisfaire de la protection minimale du statut social des indépendants. Mais l'existence de ces formules fait également pression sur les artistes qui sont à l'autre bout de l'échelle sociale, incités à choisir eux aussi le statut d'indépendant, ou à accepter de travailler « au noir ». Ce type de problèmes se rencontre dans d'autres professions. Mais il est vrai qu'il est exacerbé dans les secteurs qui, comme les professions artistiques, connaissent d'énormes disparités de revenus.

Dans le cadre de ces anciennes règles, les artistes qui ne sont pas liés par un contrat de travail ou un statut public et qui ne sont pas des « artistes de spectacle », sont normalement assujettis au statut social des indépendants. Tel est en général le cas des artistes de création : écrivains, peintres, sculpteurs, etc. La réglementation sur le statut des indépendants prévoit par ailleurs une dispense d'assujettissement lorsque ces professions sont exercées à titre accessoire (le travailleur bénéficie d'une couverture sociale par le biais d'une profession salariée exercée à titre principal ; le revenu de l'activité artistique ne dépasse pas un certain montant).

Le nouveau système, en vigueur à partir du 1er juillet 2003, se base sur une présomption de travail salarié en faveur de tous les artistes. Mais cette présomption peut être renversée si les prestations ou les œuvres « ne sont pas fournies dans des conditions socio-économiques similaires à celles dans lesquelles se trouve un travailleur par rapport à son employeur ».

La preuve de cette condition doit être apportée par l'artiste lui-même, et est appréciée par une commission composée de fonctionnaires de l'ONSS et de l'Inasti. Pour les « artistes de spectacle », il s'agit donc d'un élargissement important de la possibilité d'être affilié au statut des indépendants. En principe, seul l'artiste lui-même peut apporter la preuve de ce qu'il ne travaille pas dans des conditions similaires à un salarié. Mais certains craignent qu'en raison des nécessités économiques, certains artistes soient contraints de faire usage de cette possibilité, ou que s'instaurent des pratiques de concurrence déloyale. C'est entre autres la position des organisations syndicales du secteur du spectacle.

D'autres considèrent que le système revient en pratique à laisser à l'artiste le choix de son régime de sécurité sociale. Plus précisément, à faire usage de la présomption d'assujettissement au régime des salariés tant qu'il reste intéressé par la couverture en matière de chômage, et à s'en désolidariser lorsqu'il s'estime libéré de ce risque. C'est entre autres la préoccupation des organisations syndicales interprofessionnelles. Celles-ci avaient admis qu'un artiste pouvait être soit salarié, soit indépendant, ne contestent pas les critères retenus par la réglementation pour les distinguer et avaient elles-mêmes proposé l'institution d'une commission chargée de l'application de la notion. Mais elles estimaient que cette distinction devait être appliquée par les organismes de sécurité sociale concernés, et non laissée au libre choix du travailleur.

Pour les autres artistes, la nouvelle loi offre la perspective d'un assujettissement au régime des salariés. Là aussi, il faudra voir quels seront les effets de la loi. Pour que la présomption joue, il faut toujours que l'artiste travaille « pour le compte d'un donneur d'ordre ». Tel n'est pas le cas d'un écrivain, d'un peintre ou d'un sculpteur qui travaille librement et essaie de commercialiser ses œuvres. Dans le cas des artistes internationaux, ne manqueront pas de se poser des questions complexes de droit international, lorsque le « donneur d'ordre » n'est pas établi en Belgique. Par ailleurs, la présomption peut être renversée. Si l'on craint des pressions dans le milieu du spectacle, où la tradition de travail salarié était relativement bien ancrée, qu'en sera-t-il dans des domaines où la relation contractuelle entre l'artiste et le « donneur d'ordre » est encore plus ténue ? Par ailleurs, la règle d'assujettissement suppose que l'on définisse, dans les différentes branches de la sécurité sociale, des règles spécifiques pour l'ouverture des droits. Tenant compte de ce que la majorité des artistes concernés ne sont pas assujettis à la réglementation sur le temps de travail et ne sont pas rémunérés au temps de travail, il faudra entre autres prévoir une règle de calcul des journées de travail, avec les difficultés et les risques de distorsion déjà signalés. Ne serait-il pas paradoxal d'ouvrir un avantage qui peut paraître disproportionné au profit de personnes déjà suffisamment installées dans leur métier pour bénéficier de commandes, alors qu'on délaisse ceux qui doivent créer sans être liés par contrat ?

Enfin, la loi prévoit une mesure spécifique de dispense de cotisations patronales, connue sous le nom de « maribel artistique ». À condition que la rémunération assujettie soit au moins égale au salaire minimum interprofessionnel, l'employeur ne doit payer de cotisations patronales que sur la quotité du salaire qui dépasse un seuil de 35 euros par jour. Cette mesure, qui allège sensiblement le coût du travail salarié pour les salaires inférieurs et moyens, sera peut-être de nature à éviter les pressions et l'effet de concurrence déloyale craints par certains. Par contre, elle pourrait encourager l'usage disproportionné du régime des salariés.

Enfin, conformément à leur position générale en matière de réduction de cotisations, les organisations syndicales contestent que le coût de cet avantage ne soit pas compensé pour la sécurité sociale.

L'administration sociale

Le Conseil national du travail avait préconisé de faciliter l'émergence de structures qui assumeraient les obligations des employeurs en matière d'administration sociale. Le législateur n'a que partiellement suivi cet avis. En ce qui concerne les artistes, les allocations familiales seront toujours payées par l'Onafts, et non par une caisse choisie par l'employeur. Bien que généralement employés, les artistes seront soumis au régime des vacances annuelles des ouvriers, ce qui implique notamment que leur pécule de vacances est payé par une caisse, et non par l'employeur ; contrairement au régime ordinaire des ouvriers, l'employeur ne pourrait cependant pas s'affilier à la caisse de son choix : le pécule sera toujours payé par l'ONVA.

Enfin, on a modifié la législation sur la mise à dispositions de travailleurs, pour permettre à des structures spécialisées dans le monde artistique de se faire agréer comme entreprise de travail intérimaire. Cela impliquerait, d'une part que les personnes engagées dans ce cadre seraient d'office salariées, et d'autre part que la structure concernée aurait la qualité d'employeur, et prendrait donc en charge l'administration sociale.

Il faudra évaluer si ces mesures suffiront à rencontrer les besoins. À première vue, le système imaginé par le CNT était plus simple, notamment en ce qu'il ne requérait pas de définir une règle spécifique pour les artistes, et ne préjugeait pas de la nature des liens contractuels entre le travailleur et la structure désignée comme employeur.

Paul Palsterman

 

(Suite dans le prochain numéro : « Artiste au chômage ? »)

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