Numéro d'été, numéro « léger »... Petite pause estivale dans la réflexion et l'analyse politique, ce numéro de Démocratie est tout entier consacré à la BD, et plus particulièrement à Franquin, auteur d'une œuvre majeure de la bande dessinée. André Franquin est-il ce « contraire » d'Hergé, comme l'affirment certains ? Si, avec Tintin, ce dernier a inventé les règles de la BD, l'auteur de Gaston en aurait plutôt inventé les exceptions. Place, donc, à Franquin, à l'homme et à son œuvre... « subversive ».

Le contraste est saisissant : en 1946, André Franquin reprend de Jijé le petit personnage de Spirou, souple et bondissant, en lui donnant des « scénarios » ne dépassant d'abord pas le niveau des dessins animés de court-métrage, durant lesquels on se court les uns derrière les autres sous des prétextes divers. Il décède 50 ans plus tard, début 1997, laissant derrière lui une œuvre unanimement célébrée comme majeure pour le monde de la bande dessinée. Que s'est-il donc passé entre-temps ? Bio express.

• 46 : Jijé prend sous son aile quelques jeunes talentueux auxquels il apprend les rudiments du métier. Parmi eux, Franquin auquel il cède le personnage de « Spirou ».

• 48-49 : « Fuite aux Amériques ». Jijé a peur de l'arrivée des communistes, il rêve de se mettre à l'abri en émigrant aux États-Unis. Il part à l'aventure, via le Mexique, et embarque ses jeunes collaborateurs avec lui. Une bonne année de « road movie » plus tard, Franquin rentre sans attendre Jijé.

• 55 : Dispute avec Charles Dupuis. Pour une sombre affaire de droits d'auteur (1). Franquin passe à la concurrence : le journal Tintin pour lequel il crée la série « Modeste et Pompon ». Immédiate réconciliation : il revient au journal Spirou.

• 57 : Création de Gaston.

• 58 : Le Parisien libéré lui commande du « Spirou » mais en aventures originales s'il vous plaît. Pour quelqu'un qui s'est toujours présenté comme un paresseux, ce n'est pas mal. Impossible de faire cela seul : il se fait aider de Greg (sur les scénarios), Jidéhem et Roba (sur les dessins).

• 59 : Il va craquer, cela doit se sentir : le journal Tintin le laisse partir.

• 60 : Fin de la collaboration avec Le Parisien.

• 68 : Franquin lâche le personnage de « Spirou ». Il se consacre alors essentiellement à « Gaston », et complémentairement à une collaboration à « Isabelle », petite série au charme fou, emmenée par son copain Will.

• 77 : Les « Idées Noires » arrivent. Dans leur foulée, une partie de sa production se « politise », quoiqu'il nie être « auteur engagé ». Il produit gratuitement pour l'Unicef, Amnesty International, Greenpeace, le comité de Mellery (2), sur des thématiques d'environnement et de droits de l'homme.

• 81 : Un commando fasciste incendie les locaux de l'hebdomadaire d'extrême-gauche Pour (3). Franquin se met gratuitement au service pendant plusieurs mois, et cela même s'il dira ne pas partager les opinions très radicales de ce journal (4).

S'il se dit de gauche, on ne peut pour autant l'accrocher à une tendance précise : le positionnement est celui d'un homme qui a une vue globalement pessimiste sur l'humanité en général, et qui utilise l'arme du sarcasme contre les oppressions de l'autorité. Lorsqu'il s'agit du sabre et du goupillon, la charge est gratinée. Les marchands d'armes, les flics, les chasseurs en prennent eux-aussi plein la poire. À la lumière des idées noires, une partie de l'œuvre antérieure se révèle pour ce qu'elle est : les militaires sont toujours mauvais ou stupides (et souvent les deux à la fois) ; les administrations sont rarement présentées sous un jour favorable (le bureau de poste ou la douane fournissent des scènes d'anthologie) ; dans la mise en scène de la rencontre des cultures entre elles, c'est l'anti-racisme qui prévaut (en ceci au moins que les Blancs y sont toujours aussi caricaturés que les Noirs, l'odieux en sus). Trois grilles d'interprétation coexistent pour expliquer Franquin.

 

L'évolution psychologique de l'auteur

Passons vite sur cette grille, sans grand intérêt. En gros, il s'agit de mettre l'accent sur les dépressions de l'homme. Il en a beaucoup souffert, c'est devenu du domaine public. Mais ce ne l'est que parce que des commentateurs se sont acharnés à monter cela en épingle, et des interviewers à faire parler Franquin sur le sujet. Que les souffrances de la personne privée puissent rétroagir sur l'œuvre publique, c'est difficilement contestable. Mais le malaise est réel face à l'étalage voyeur que l'on trouve parfois. Et donc d'accord, il y a un avant et un après dépression. Comme il y a un homme d'abord jeune, puis mûr, et qui vieillit ! Les idées noires trouveraient ainsi une certaine « normalité », parce que créées par un homme vieillissant et/ou déprimé.

 

Le miroir de son époque

Pierre-Yves Bourdil (5) s'attache quant à lui à montrer que les années Franquin sont les années heureuses d'un monde qui croit pouvoir jouir impunément de la modernité : l'auteur joue avec les nouveautés, invente lui-même des machines formidables, par Zorglub ou Gaston interposés, crée le gag par le détournement des engins, participe pleinement du design contemporain (les intérieurs des maisons de Spirou ou de Modeste sont documents pour un improbable musée du design des années 50-60). À partir du milieu des années 70, le modèle entre en crise, doute de lui-même : c'est le début des « Idées noires ». L'homologie est au moins troublante !

 

Il invente les exceptions

En ces années d'après-guerre, il s'agissait d'éduquer la jeunesse, en lui permettant de retrouver en ses loisirs les illustrations des principes qu'on tentait de lui inculquer à l'école, au patronage et à l'église. À ses débuts, Franquin n'innove pas. Il s'inscrit dans la continuité de Jijé, et perpétue ce qui se fait. Son héros n'a plus de groom que l'uniforme, il exerce « la » profession des héros de l'époque : reporter pour le compte d'un grand journal. Les canons des temps sont intégralement respectés: le reporter sans famille, est aussi un justicier, évoluant dans un univers exclusivement masculin. Le personnage est « parfait », courageux, gentil, sans faille, coquille aussi parfaitement vide que peut l'être Tintin. Elle permet à chaque lecteur, quelle que soit sa condition personnelle, de se glisser dans le costume et de vivre les aventures par procuration. L'intérêt réside en la galaxie des autres personnages: les BD les plus marquantes de l'époque sont celles qui parviennent à entourer les héros d'une « famille » : c'est en elle que résident les caractères, les défauts, les qualités, bref tout ce qui nous « dit » quelque chose de notre humaine condition. À partir de 1950, Franquin va réussir à donner une « famille » à Spirou : le village de Champignac.

Les contenus d'époque sont parfois, disons étranges au regard d'un lecteur de 2003. Exemple par un passage chez les Pygmées (6). Les héros y parviennent à arrêter une guerre entre deux tribus, l'une brune, l'autre vraiment noire, en faisant passer les vraiment noirs au nettoyage : devenant bruns, la réconciliation est permise dans l'enthousiasme ! Cet épisode est le seul dérapage identifié dans la mise en scène des cultures, un « péché de jeunesse » en quelque sorte. Significatif du mental de l'homme blanc.

Pour l'essentiel, la BD francophone a baigné dans ce climat jusqu'en 1968. Les hebdomadaires Pilote et Charlie Hebdo provoquent alors un total renversement de tendance : fini d'être sage, on conteste tout sur le fond, on délire allègrement avec le sexe et la violence ; on fout un fameux bordel dans la « grammaire » BD, on innove radicalement dans la forme. Bref, la BD fait une sorte de « crise d'adolescence », elle produit une vigoureuse contre-image. Quelques années plus tard encore, une synthèse s'opère : la BD trouve à se déployer dans les espaces du romanesque. L'œuvre de Franquin anticipe largement les mouvements de la BD. Dans un monde exclusivement masculin, il introduit le personnage féminin de Seccotine (7). Elle est le contraire d'une potiche pour décorer quelques cases, ou de l'effroyable mégère qu'est la Castafiore. Ici, on a une journaliste, que les héros ne veulent pas vraiment associer, mais qui court aussi vite qu'eux, souvent les précède, et parfois les tire d'un sacré mauvais pas. La compétence du personnage trouve son couronnement dans l'album « Le nid des marsupilami » (1956). Les héros officiels n'y ont qu'une seule difficulté à affronter : parvenir à s'asseoir dans une salle de cinéma sans écraser les pieds des voisins, alors qu'ils sont arrivés en retard, et que règne déjà la pénombre. Ils viennent à une séance d'« Exploration du Monde » durant laquelle c'est Seccotine elle-même qui y présente le film remarquable qu'elle vient de réaliser. Seccotine s'affirme et bagarre. Il faudra attendre 15 ans pour en voir apparaître d'autres du même gabarit. La création de Gaston ouvre un nouveau champ, caractérisé par une grande complicité avec un rédacteur en chef particulièrement déjanté, Yvan Delporte, séduit par l'idée du « héros sans emploi ». C'est d'abord un parasite qui fout le bordel dans les pages du journal, jusqu'à faire exploser l'une d'elles : le concept est d'une drôlerie qu'on ne retrouvera plus avant « les années 68 ». Ce fainéant lorsqu'il s'agit de travailler pour son patron, ce courageux lorsqu'il s'agit d'inventer pour lui et ses amis, est un personnage qui véhicule une formidable dose de déstabilisation, dans un monde jusque-là fort aseptisé.

Gaston permet d'ouvrir le champ : la subversion va se glisser plus franchement dans les aventures de Spirou : ainsi voit-on un savant atomiste se faire dévorer par un dinosaure à la grande satisfaction de ses collègues scientifiques (8). Une « idée noire » 20 ans avant les idées noires. Se rend-on compte de ce que cela pouvait constituer comme audace pour un éditeur catholique en 1957 ? Ensuite, l'extraordinaire saga des Zorglub va nous montrer un monde décervelé de manipulation totale, comme seule la meilleure science-fiction parvient à le mettre en scène.

1977 : le monde de la BD a changé, mais pas le journal de Spirou. Franquin et Delporte (9) posent ensemble le même diagnostic : le journal va mal. Ils parviennent à négocier l'encartage du « Trombone illustré », journal « clandestin » au cœur du journal officiel. Un contenu adulte et subversif dans un journal pour enfants et adolescents, qui obtient le droit de paraître sans le regard du rédacteur en chef de l'époque. C'est à cette occasion que sont créées les premières « idées noires ». Pour le lecteur, l'affaire est inattendue et totalement jouissive. Pour le journal, c'est une autre affaire. Deux clans s'y constituent puisque les uns ont été mis dans la confidence et pas les autres : le climat est détestable. De toute façon, agrafer deux pièces aussi dissemblables, visant des publics qui n'ont rien à voir l'un avec l'autre, ne fait pas gagner un seul lecteur. Au bout de 30 semaines, l'affaire est cuite et s'interrompt. Il ne restera plus aux audaces de Franquin qu'à trouver refuge auprès de Gotlib, dans le magazine Fluide Glacial : au moins les temps avaient-ils changé qui permettaient désormais ce type de publication. Robert Rouyet ramasse ce parcours artistique d'une formule remarquable : « On a dit d'Hergé qu'il avait inventé toutes les règles de la bande dessinée moderne. On pourrait dire d'André Franquin qu'il a, lui, inventé toutes les exceptions » (10).

 

Pierre Georis

1 Dupuis avait diminué les droits d'auteur sur les albums sous l'argument d'amortir l'amélioration du cartonnage. La diminution était réputée être indolore car les tirages seraient augmentés... ce qu'ils n'ont pas été.

2 Lorsque les habitants avaient besoin d'argent pour lutter contre la décharge.

3 Avec des portes fracturées et 13 foyers d'incendie, difficile de nier qu'il s'agisse d'un attentat en bonne et due forme.

4 Témoignage de Jean Claire, à l'occasion du décès de Franquin, in Le Soir du jeudi 9 janvier 1997. Voir aussi le même jour le témoignage de Numa Sadoul, et le récit d'Olivier Van Vaerenbergh.

5 Pierre-Yves Bourdil, « Franquin », éd. Labor, collection « Un livre, une œuvre », 1993.

6 « Spirou chez les Pygmées », reprise dans « Quatre aventures de Spirou et Fantasio », 1950.

7 « La corne du rhinocéros », 1953.

8 « Le voyageur du mésozoïque ».

9 Delporte est sorti de sa charge de rédacteur en chef en 1968. Dans le diagnostic, il y a peut-être quelque chose comme : « De mon temps, c'était quand même mieux ».

10 « André Franquin n'a pas cessé de nous faire rire », in Le Soir, du lundi 6 janvier 1997.

 

Un orateur de toute première force

Le Maire de la riante municipalité de Champignac-en-Cambrousse vaut le détour. La véritable passion de cet homme politique pour sa commune, c'est d'abord une passion pour le progrès. Ainsi s'honore-t-il d'avoir fait installer le premier feu, qui permette de régler la circulation sur une route sans carrefour, et vérifie-t-il le respect des injonctions par les usagers de la route (1). Seul le comte bénéficie de sa tolérance, dût-il passer au rouge. Ce qui ne l'empêche pas de maugréer, sitôt ledit comte éloigné. Chez cet homme, ce sera constante de comportement : flagorneur devant (le comte), dénigreur derrière.

L'amour du progrès n'autorise cependant pas n'importe quoi. Face à un promoteur qui propose d'élargir la rue du Commerce pour y faciliter le trafic des camions, il défend ses vieilles pierres avec une rare éloquence (2) : « Jamais, vous m'entendez, je ne laisserai la dent des démolisseurs fouler au pied ces vieilles pierres dont le front chargé d'histoire a bercé le cadre où nos pères ont fait leurs premiers pas et dans le sein desquelles dort un passé glorieux qui tient l'œil fixé sur ses fils respectueux ». Il est toujours temps de retourner sa veste aussitôt après qu'un dinosaure indésirable ait détruit la rue : « Ce rétrécissement, véritable épine dans le pied de notre commerce, lui coupait les bras en étranglant la place du marché ! Repoussant d'une oreille sereine les objections de certains, nous avons hardiment tranché la question et décidé d'amputer ! ». Par sécurité, le Maire n'aime pas trop les étrangers. Croisant un pauvre romanichel, il lui tint des propos tout paternels : « Fichez-moi le camp plus loin ! Nous ne voulons pas de vagabonds pour voler nos poules » (3).

De façon générale, le Maire est en complète empathie avec ses concitoyens : il fuit avec eux quand ils ont peur ; il se met résolument à leur tête dès qu'il s'agit de lyncher (4). L'essentiel de son énergie, il la consacre à tenter de faire inaugurer des statues de lui, toujours plus grandes. « Tenter » est ici écrit à escient : il leur arrive toujours des accidents ! L'une d'entre elles d'ailleurs est carrément satellisée autour de la terre (5): ouvrez l'œil une nuit où le ciel est dégagé, vous l'apercevrez certainement qui passera dans l'axe de la constellation d'Orion. Cet ego surdimensionné trouve sa pleine expression dans la rédaction et le prononcé de discours flamboyants : ses concitoyens le tiennent pour un orateur de toute première force.

Juste pour le plaisir, ceci, qui fut prononcé à l'occasion de l'inauguration de la foire agricole, que Monsieur le Préfet avait bien voulu rehausser de sa présence (6): « Et je suis heureux d'être aujourd'hui présent parmi vous, parmi toutes ces magnifiques bêtes à cornes à la tête desquelles Monsieur le Préfet nous fait l'honneur de s'asseoir, lui, qui, debout à la proue du splendide troupeau de la race bovine du pays, tient, d'un œil lucide et vigilant le gouvernail dont les voiles, sous l'impulsion du magnifique cheval de trait indigène, entraînent, sur la route toute droite de la prospérité, le Champignacien qui ne craint pas ses méandres, car il sait qu'en serrant les coudes, il gardera les deux pieds sur terre, afin de s'élever, à la sueur de son front musclé, vers des sommets toujours plus hauts ! ».

Les discours du Maire sont une mécanique diabolique d'une rare précision, l'emphase mise au service de l'aberration totale : « Agriculture, commerce et tourisme sont les deux mamelles qui sèment le pain dont il abreuve ses enfants ! » (7). Franquin avoue qu'il passait beaucoup de temps, et de plaisir, à leur mise au point. Il a expliqué ses influences : surtout Pierre Dac, dans la revue « L'Os à moëlle ». Au-delà, Monsieur Prudhomme, personnage d'Henri Monnier, écrivain et dessinateur du XIXe (8) C'est de Monsieur Prudhomme qu'on tient l'apophtegme célèbre : « C'est mon opinion et je la partage ».

P. G.

 

Déchiffrez les caractères chinois

Il y eut un temps où il ne pouvait être question de prononcer des gros mots, jurons ou insultes dans une BD, pour ne pas donner du mauvais vocabulaire aux petits lecteurs. Pourtant, tout ce qui arrive aux bons et aux méchants dans une BD prêterait à de tels débordements dans la vraie vie. Pour contourner l'obstacle, les auteurs remplissent de petits dessins les phylactères exprimant les colères et disputes. Le caractère chinois est parfois utilisé pour la même fonction : le procédé s'indique particulièrement pour des histoires mettant des Chinois en scène.

Mais comment faire pour exprimer quelque chose de cohérent quand on est soi-même ignorant tant de la langue que de la calligraphie chinoise ? Franquin explique qu'il contournait l'obstacle en... recopiant des menus de restaurants chinois. Ses personnages s'envoient ainsi à la figure des noms d'oiseaux (si l'on peut écrire) tels que « Porc aigre-doux », « Canard laqué » ou « Nid d'hirondelle ». Voilà désormais l'abonné à Démocratie armé pour lire le Chinois de Franquin, et épater ses amis (enfin, ceux qui ne sont pas abonnés !).

Des restaurateurs chinois cependant diraient que ce ne sont pas leurs plats qui figurent ainsi dans les phylactères. Ils ne précisent pas pour autant ce que disent vraiment les textes ! Se pourrait-il qu'il s'agisse de véritables horreurs ? Face à ces deux versions, quelqu'un lèvera-t-il un jour ce coin du voile du « mystère Franquin » ?

P. G.

 

Censure

En début de carrière, Franquin pouvait être confronté à deux sources de censure : l'éditeur d'une part, le Comité de surveillance français d'autre part, organisme officiel dont l'objet était le respect de la loi sur les publications pour la jeunesse. Les appréciations du Comité étaient plus sourcilleuses lorsqu'il s'agissait de publication venant de l'étranger. Il est probable qu'une partie des interventions de l'éditeur ait à voir avec la proactivité à l'égard du Comité français. En même temps, il n'y avait pas « nécessité » d'intervenir beaucoup puisque l'auteur était de son époque, et que l'auto-contrôle jouait à plein. Contrairement donc à ce qu'on aurait pu croire, il y a très peu de faits à recenser (1) :

  • – à l'initiative de l'éditeur, rhabillage d'une minerve recopiée du Petit Larousse, nue avec feuille de vigne (2).
  • – Par le fait du Comité français, les revolvers que pointaient des gangsters lors d'une poursuite sont effacés d'un album (3).
  • – La dernière demi-page de la courte histoire La Foire aux gangsters (4) a été totalement modifiée entre la publication dans le journal (un gangster en exécute froidement un autre) et la version album (les héros reçoivent des remerciements).
  • – Plus surprenante, des années plus tard, une intervention sur un gag en couverture du journal. Fantasio s'asseyait sur le canif suisse ouvert de Gaston qui lui expliquait avec fierté : « Rends-toi compte, tu as eu la fesse sciée, tournevissée, limée... ». Au titre de rédacteur en chef, Delporte a fait changer ce texte sous prétexte qu'on « ne parlait pas de fesse en couverture du journal ». Mais c'est revenu dans l'album (5).
  • – Une curiosité à relever dans le Spirou « QRN sur Bretzelburg ». L'histoire de cette histoire est particulièrement chaotique, interrompue en plein milieu pendant deux ans. Quand tout est enfin fini, il y a plus de matériel disponible que les 62 pages standard. Il faut sabrer. Parmi toutes les adaptations et suppressions, une bande où Fantasio est victime de tortures (le bourreau le force à marcher avec des chaussures qui sont 4 pointures en-dessous de la bonne). Dans une édition originale intégrale commentée (6), Delporte s'interroge : il n'y avait pas d'utilité objective à supprimer cette bande, mais personne ne se souvient de qui a pris l'initiative, ni pourquoi.
  • – Moment cocasse, qui est moins de censure que de politique. À l'occasion d'une gaffe, Gaston fait exploser un chauffe-eau, qui se retrouve satellisé en couverture du journal (7). Courrier énervé de « Gaz de France » à Charles Dupuis : « Les chauffe-eau ne peuvent exploser. Vous n'imaginez pas le préjudice que vous nous causez ». L'éditeur fait de la politique : il négocie en compensation la publication d'une série d'articles en faveur de l'industrie du gaz : reportage sur un méthanier, la vie exaltante des oléoducs... Cette curieuse succession, qui n'a rien à voir avec la ligne éditoriale habituelle, éveille l'attention d'Yvan Delporte (qui avait cessé d'être rédacteur en chef). Le pot aux roses levé, Franquin et lui montent une riposte caustique. Prétextant une gaffe de Gaston ayant occasionné un grave préjudice à l'entreprise voisine des éditions Dupuis, le journal se doit à présent de publier une série de publicités incitant les lecteurs à l'achat du produit qu'elle fabrique. Le produit en question était de génie civil : la fabrique de ponts ! Voilà comment les lecteurs du journal se sont retrouvé être absurdement sollicités à acheter des ponts suspendus de la marque « Ducrand, Lapoigne et Cie ».
  • – Beaucoup plus tard, l'aventure du « Trombone illustré », clandestin encarté dans le journal de « Spirou ». Franquin n'est touché qu'indirectement, comme co-créateur avec Delporte. Ce dernier avait entrepris une enquête: « Vous voulez devenir riche ? Créez une religion ! » Charles Dupuis, tombé sur le papier avant publication, entre dans une fureur noire : « Il n'est pas question que l'on publie cela dans mon journal ! ». Même s'il s'agissait surtout ici de se payer le scalp de quelques sectes, la religion était la frontière à ne pas dépasser. Cet incident décide nos compères à arrêter la publication du « Trombone », qui, par-là même entrait dans la légende de la BD (8) !

P. G.

 

À savoir

À savoir : des originaux se retrouvent sur le marché de la vente, qui sont des pièces volées. Des pirates font par ailleurs circuler des faux. Au contraire d'Hergé et ses héritiers, Franquin n'a jamais poursuivi personne : lorsqu'on débusque quelqu'un, disait-il, c'est souvent l'acheteur qui, lui, n'y est pour rien. En fin de carrière, Franquin a vendu les droits du marsupilami à un éditeur peu scrupuleux qui continue à publier des albums se prévalant de sa signature, alors que, décédé, il ne peut y avoir participé. Dans cette (triste) série, le seul album authentiquement de Franquin est le n° 0 « Capturez un marsupilami », qui collationne des « fonds de tiroir », c'est-à-dire pas les meilleures pièces puisque la plupart n'ont jamais été éditées dans des recueils. Ensuite viennent quelques albums, jusqu'au n°9 (1), dans lesquels l'intervention de Franquin est réputée jouer sur la « mise en scène », alors que scénarios et dessins sont de tiers. Tous ceux qui suivent usurpent la prestigieuse signature. Ne dépensez pas votre argent pour cela, ce serait encourager la filouterie. Vous ne raterez rien : la série est médiocre.

P. G.

1 « Le papillon des cimes », Éd. Marsu-productions.