Certains entrent dans Tintin comme d'autres entrent en religion. Un corpus existe, qu'on est prié de vénérer dans son intégralité. Comme dans toute religion, des schismes s'organisent, qui séparent des chapelles, sinon des sectes, aux interprétations radicalement différentes. Ainsi d'ailleurs qu'une opposition farouchement athée, pour laquelle c'est tout Tintin qui serait à jeter.

Des enjeux de commerce se surajoutent à tout cela, qui contribuent à rendre illisible " l'actualité de Tintin " : l'honnête amateur n'y comprend plus rien et se demande ce qui a bien pu arriver qui vaut de tels déchaînements autour de ces quelques histoires, dont la majorité d'entre elles est, en définitive, d'apparence sympathiquement anodine.

Qu'est ce qui, donc, peut expliquer un tel succès ? Le temps de publication de l'œuvre est long : deux à trois générations de lecteurs ont eu l'occasion de palpiter à la lecture des histoires par petits morceaux hebdomadaires: cela constitue un groupe important de personnes qui ne peuvent ouvrir " Tintin " sans la nostalgie de plaisirs de jeunesse. Pourtant, ni la nostalgie, ni la lisibilité " ligne claire ", qui rend l'œuvre accessible et plaisante à tous les âges à la fois, ne suffisent à épuiser la question du succès.

Trois clés expliquent que Tintin soit le contraire d'une BD anodine. D'abord, dans la suite d'Alain Saint-Ogan (1), Hergé implante le genre " BD " en Europe : l'introduction des phylactères dans les cases est une innovation technologique qui fera exploser le récit. Une dynamique tout à fait spécifique devient possible ; l'image, enfin, bouge ; les personnages peuvent se parler directement entre eux (2). On l'a compris : Hergé n'est pas à proprement parler l'inventeur du phylactère, mais il sera l'explorateur de ce qu'il ouvre comme possibilités nouvelles pour le récit dessiné. Tintin fascine donc en ceci : si les premiers albums ne sont pas des œuvres abouties, ils en sont néanmoins des œuvres d'explorateur. Ce n'est sans doute pas que hasard si Tintin aime tant courir tous les continents et s'égarer dans les forêts vierges.

Ensuite, l'œuvre d'Hergé épouse le XXe siècle. Tintin est une éponge. Chaque album a pour lui quelque chose d'irréductible, parce qu'il a à voir avec l'Histoire, les contradictions et les conflits du siècle. L'œuvre se laisse ainsi facilement découper en époques, surtout si on tient compte des rééditions (et donc des adaptations) successives des albums les plus anciens. Quiconque est impliqué dans un conflit prend parti, fût-ce en suivant les courants majoritaires. Hergé lui-même est précisément le contraire d'un héros. Il est plutôt " citoyen lambda ", qui redit ce que dit la majorité du moment. Entre l'avant, le pendant et l'après Seconde Guerre mondiale, l'avant et l'après décolonisation, il s'empêtre dans toutes sortes de contradictions, qui alimentent les appréciations les plus critiques.

Enfin, et en cela réside la plus haute fascination, l'œuvre est susceptible d'une multitude de lectures, philosophiques, psychologiques, sémiologiques... En cela, Tintin a clairement rejoint les mythologies : derrière des récits d'apparence simple, il se dit, en langage codé, quelque chose du sens du monde et de la vie. Ainsi par exemple, Tintin au Tibet, superbe album (3), qui a fait l'objet de plusieurs analyses. Simplement quelques éléments, pour donner l'eau à la bouche. Tintin a deux amis, celui du quotidien, le tellement humain capitaine Haddock (4), que l'on retrouve dans tous les albums depuis 19 ans ; celui du rêve, Tchang, qu'il n'a croisé brièvement qu'une seule fois, 24 ans plus tôt (5). Tchang doit retrouver Tintin. Malheureusement, son avion s'écrase au Tibet ; les secours envoyés sur place concluent à la mort de tous les passagers. Et si, tant bien même il y aurait un survivant, il serait mort de faim, de froid, d'épuisement, après quelques jours. Tintin cependant fait un rêve, duquel il tire la conviction que Tchang est bien vivant. Contre l'évidence, qu'incarne superbement le capitaine, Tintin décide de partir, même seul. Il abandonne ainsi son ami concret pour aller à la rencontre de son ami rêvé. Haddock pourtant se décide à suivre, bien que ce soit totalement contre son gré. Il témoigne ainsi de sa sincère amitié envers Tintin qui, quant à lui, ne lui prête en retour qu'une attention très distraite : toute ressemblance avec des situations de vie n'est pas fortuite ! Plus on approche du site de la catastrophe, plus croissent angoisse et tension : non seulement on ne sait pas si l'expédition finira par retrouver Tchang (6), mais en outre plane l'ombre menaçante de l'abominable homme des neiges, le yeti. Alors qu'il s'avèrera que Tchang a été recueilli et soigné par le yeti, bien plus que retenu par lui contre son gré, toute l'histoire tendra d'abord à nous faire prendre le yeti pour l'adversaire. Les dernières pages offrent un retournement très émouvant : tandis que Tintin ramène Tchang vers la civilisation, le yeti observe, tente de s'approcher une dernière fois, pleure la séparation, regarde s'éloigner l'expédition. Sa blessure est aussi blessure pour le lecteur. Ainsi l'album met-il en scène la quête de Tintin vers un bonheur d'abord virtuel, au prix du désarroi de son meilleur ami; l'atteinte du bonheur se paye du prix du malheur d'un autre. Tout cela dans un album palpitant, durant lequel, à deux reprises, le héros s'autorise à pleurer, ce qu'il n'avait jamais fait jusque-là. Cette profonde humanité exprimée, dans un album où coexistent deux inversions majeures, le "mauvais" présumé qui fait le bien, et le "bon" qui quant à lui crée aussi du malheur, fait de Tintin au Tibet une œuvre qui participe au moins de la méditation philosophique (7). L'histoire est pré-publiée en 1958 et 1959. En mars de cette dernière année éclatera au Tibet le soulèvement populaire contre l'occupation chinoise, qui contraindra le dalaï lama à l'exil : Hergé, sans doute bien involontairement, se retrouvait une fois encore en phase avec son siècle (8).

 

Les ennemis de Tintin

Revenons un instant sur l'œuvre comme " épouse du siècle ", et Hergé " citoyen lambda ". Car c'est bien cela qui fonde un premier clivage, entre les pro- et les anti-Hergé. Des représentations du monde sont très critiquables, aux yeux d'un lecteur progressiste du XXIe siècle. La représentation de l'Afrique et des Africains, par exemple, est tout simplement consternante. N'oublions toutefois pas qu'il n'était pas seul en son temps. Tout le monde s'y est mis. Franquin lui-même, dont toute la gauche pourtant célèbre le talent, a produit des représentations navrantes, qu'il qualifiait lui-même de " péchés de jeunesse ".

Il est cependant un album plus particulièrement controversé, L'étoile mystérieuse. L'histoire a été pré-publiée en 1941 dans Le Soir, à l'époque volé par les Allemands. Elle commence par une catastrophe naturelle dont certains pensent qu'elle signe " la fin du monde ". On est en plein cataclysme, la référence est évidente, mais... à quoi au juste ? À la Seconde Guerre mondiale ou à la situation des Juifs ? Toujours est-il que deux cases dans le descriptif de la panique mettent en scène deux commerçants caricaturalement juifs, selon les canons de l'époque. Le premier dit : "Tu as entendu, Isaac ?...La fin du monde ! Si c'était vrai ?..." Le deuxième répond, en se frottant les mains : " Hé ! Hé ! Ce serait une bonne bedite avaire, Salomon ! Che tois 50.000 francs à mes vournizeurs... Comme za che ne tefrais bas bayer " La suite de l'aventure met en scène une lutte opposant les Américains et les Européens pour la conquête d'un aérolithe. Tintin se range aux côtés des " bons ", l'expédition européenne, composée uniquement de représentants de pays de l'axe (ou alliés) et de pays neutres. Dans les coulisses, un mauvais tire les ficelles : un certain Blumenstein, lèvres épaisses, nez long et busqué, oreilles en feuilles de choux (9). C'est clair qu'avec une telle trame, il y avait peu de risques qu'Hergé se fâcha avec l'occupant ! Lorsque le vent a tourné, ça a été une autre affaire ! Hergé a eu quelques ennuis à la libération. Mais ça n'a guère duré. Il n'a en tout cas pas été condamné par les tribunaux, ni inquiété très longtemps. Un résistant notoire, Raymond Leblanc, lui permet de rebondir à l'occasion de la création de l'hebdomadaire Tintin, dès septembre 1946. Les albums Étoile mystérieuse sont discrètement expurgés des cases litigieuses. L'Europe devient opposée à une nation imaginaire. Blumenstein est rebaptisé Bohlwinkel, et l'affaire est faite !

Le Hergé de " L'Étoile " n'est donc pas le plus glorieux. À d'autres moments, des correctifs ont dû être apportés à l'œuvre, qui ne sont pas toujours que d'esthétiques (10). Reste à voir ce que l'on fait avec cela. Les plus radicaux en concluent que c'est toute l'œuvre qui est à jeter d'urgence. Maxime Benoît-Jeannin est désormais à la tête de cette croisade, suite à la publication d'un essai très controversé, " Le mythe Hergé ". Au vrai, si une série de choses sont correctement relevées, la haine finit par égarer l'auteur. Le sommaire du Soir volé de 1942, détaillé pendant tout un chapitre, n'apporte absolument rien à la démonstration : dès le moment où on sait qu'il s'agit d'un journal collabo, on se doute bien qu'il vend la soupe des nazis ! Il n'est pas jusqu'aux soldats français qui sauvent Tintin et Haddock dans Le crabe aux pinces d'or qui ne soient qualifiés du soupçon probablement pétainistes. De toute façon, dans le Maghreb, à l'époque où l'histoire est conçue, ça ne pouvait pas être autre chose. Bref, l'exagération nuit à la démonstration.

On n'est pas obligé d'aimer Hergé, ni de crier au chef-d'œuvre devant chacune de ses productions. Comme chez chaque artiste, il y a des moments d'apprentissage, des moments aboutis (11), des ratages. Il n'est pas interdit de regretter des faiblesses chez l'homme tout en appréciant l'œuvre, ou une partie de celle-ci. Au même titre qu'on peut dire que Louis-Ferdinand Céline est un voyou et reconnaître que la lecture des 150 premières pages du Voyage au bout de la nuit représente une émotion rare. Voltaire lui-même, actionnaire d'une société esclavagiste, est présenté en modèle dans toutes les anthologies humanistes de la littérature française : on l'excuse au nom de son époque.

Pierre Georis

1. Créateur de Zig et Puce, peu auparavant.

2. Au lecteur qui ne saisirait pas de quoi on parle ici, on conseillera de remettre la main sur un vieux Bécassine, et de comparer !

3. Si vous n'avez jamais lu Tintin, commencez par celui-là. Tous les albums de Tintin sont disponibles chez l'éditeur Casterman, Tournai. 24 opus, si on compte Tintin chez les Soviets et Tintin et l'Alph-Art.

4. Le capitaine Haddock est le véritable héros de cette série : il est à la fois plein de faiblesses et de chaleur humaine. Pas un récit où il ne doive prendre sur lui-même, pour se surpasser. Rien à voir avec Tintin, tout lisse, né pour l'action, sachant tout faire, n'ayant en définitive guère de mérite à l'héroïsme.

5. Tchang apparaît en 1936 dans Le Lotus bleu, Haddock en 1941 dans Le crabe aux pinces d'or. Tintin au Tibet est publié en 1960.

6. Bon d'accord, on est dans Tintin et l'expert ès scénarii ne nourrira guère de doute quant à l'issue prévisible. Mais faites l'effort de retrouver un moment votre âme d'enfant, bon sang !

7. Pierre-Yves Bourdil : Hergé. Tintin au Tibet, collection "Un livre, une œuvre", Éd. Labor, Bruxelles, 1985.

8. Remarque de Pierre Assouline, in Hergé, Plon, Paris, 1996.

9. Maxime Benoît-Jeannin, in Le mythe Hergé, Éd. Golias, Villeurbane, 2001.

10. Tintin au Congo et Tintin au pays de l'or noir sont d'autres exemples "d'albums évolutifs" pour raisons politiques ou culturelles. Même dans Le crabe aux pinces d'or, on a remplacé un Noir bastonnant Haddock par un Blanc. Mais ce n'est pas pour la raison que l'on croit : au moment où il s'est agi d'exporter l'album vers les États-Unis, les lois racistes de là-bas interdisaient la représentation de Noirs dans la BD !

11. Mon "top 5", en toute subjectivité : Tintin au Tibet (on l'aura déjà compris), L'Affaire Tournesol, Coke en stock, Les bijoux de la Castafiore, Le lotus bleu.

 

Illustrations, mode d'emploi

Comme on le sait, afin de préserver l'intégrité de l'œuvre d'Hergé tant au niveau des textes que du trait et des couleurs, la société Moulinsart n'autorise " aucune modification et/ou retouches, pas de photocopies couleurs ou noir et blanc des albums, aucun collage et aucune interprétation picturale ". Notre demande d'autorisation introduite auprès de la société pour illustrer cet article a rencontré, semble-t-il, des problèmes techniques. Bref, voici donc un article sur Tintin sans Tintin. Le casse-tête de la rédaction: comment l'illustrer ? Jamais à court d'idées, Démocratie inaugure, dans les pages qui suivent, la technique de l'illustration interactive. Le principe est simple : installez-vous confortablement dans le fauteuil de votre bibliothèque, tout près de votre collection de BD. Chaque case d'illustration interactive de l'article ci-contre vous indique dans quelle BD et à quelle page vous trouverez la vignette correspondant à la légende. Pratique, non ?

La rédaction

 

À son décès, Hergé laisse un fabuleux héritage, culturel, populaire, et... financier

 

Première ligne de clivage entre les amis : que faire de l'héritage ? Grosso modo, deux thèses s'affrontent. Celle dont Hugues Dayez s'est fait le plus éloquent porte-parole (1) versus celle des propriétaires actuels des droits, la veuve d'Hergé et son mari, Fanny et Nick Rodwell (2).

Pour dire vrai, chacune des deux thèses a des arguments légitimes pour elle. Rodwell a mis en place tout un dispositif de promotion du personnage, via notamment des publications nouvelles, des boutiques spécialisées, un merchandising de produits de qualité et le soutien à de nombreuses initiatives qui le sollicitent. Dayez reproche plusieurs choses à la formule.

Premier reproche, elle fait de Tintin un produit de luxe, de plus en plus inaccessible. En contrepoint, Rodwell explique que le respect de l'œuvre passe par la protection soignée de l'image de Tintin. Il faut éviter qu'on en fasse n'importe quoi : " Il n'est pas vraiment indispensable de brouiller l'image de Tintin dans des opérations publicitaires, pour des marques de moutarde ou d'huile de moteur " (3). Reconnaissons que cette discussion n'est pas la plus importante : l'essentiel est l'accès aux albums à un bon prix. Le reste relève tout simplement d'un choix stratégique d'entreprise.

 

Les gardiens du temple

Second reproche, la société " Moulinsart " se serait érigée en une sorte de " gardien du temple ", cherchant à contrôler tout ce qui se fait et s'écrit autour de Tintin, en sanctionnant par le refus toute demande d'autorisation de reproduction de vignettes pour illustrer un écrit n'ayant pas obtenu l'imprimatur. Or, beaucoup de choses s'écrivent à l'initiative de nombreux amateurs de Tintin, sans qu'il y ait une ligne unique. Cette notion d'imprimatur ne peut être assimilée à de la censure, puisque cela n'interdit nullement la publication, mais ce ne sera pas à " Moulinsart ", et sera sans illustration tirée de l'œuvre. Il n'empêche, ce reproche est beaucoup plus gênant. On se retrouve bien en " religion " dans ce qu'elle a de sordide : un lieu définit le dogme; tout qui ne s'y plie pas est excommunié, et ses œuvres mises à l'index. Des amis et avocats de Tintin, parmi les meilleurs, peuvent ainsi devenir des réprouvés (4). Il ne fait guère de doute que ce conflit s'auto-alimente perpétuellement par les rancœurs accumulées de part et d'autre. D'autant que l'option actuelle des héritiers ne s'est pas imposée d'emblée. Immédiatement après le décès, la gestion a été pilotée par Alain Baran, l'ancien secrétaire d'Hergé. Ce n'est qu'après quelques années que les Rodwell se sont réellement investis, prenant le contrôle des opérations au terme de péripéties qui ont laissé des traces chez ceux qui les ont vécues. Il y a donc clairement un " avant " et un " après " prise de contrôle, et donc sans doute pour certains, un âge d'or et des temps difficiles.

 

À (re)prendre ou à laisser ?

Troisième reproche, l'œuvre serait enfermée dans la naphtaline et dès lors destinée à mourir, tout simplement parce qu'on l'empêcherait de continuer à vivre : "Pour entretenir l'intérêt, il faut de nouveaux albums." D'accord, mais est-ce une si bonne idée ? Les reprises, parfois sont des succès, à un point tel que le repreneur peut éclipser le créateur (cas de Spirou, où Franquin a éclipsé Rob-Vel, et même Jijé), mais souvent sont désolantes (Franquin, toujours lui, peu prudent, a vendu son personnage du marsupilami, ainsi que sa signature. Cela autorise une maison d'édition peu scrupuleuse à mettre en vente des albums du personnage, signé du nom d'un auteur qui, forcément puisqu'il est décédé, n'a plus rien à voir avec la piètre production soumise à nos lectures). Il vaut sans doute mieux pour Tintin d'être sérieusement protégé et de n'avoir pas à subir une dérive " à la marsupilami ". De toute façon, Hergé lui-même a exprimé de son vivant et de la façon la plus claire son refus d'une quelconque continuation (5). Ne faut-il cependant pas faire une exception pour l'album inachevé Tintin et l'Alph-Art ? Un courant regrette qu'autorisation n'ait pas été donnée à Bob De Moor, le principal collaborateur d'Hergé, pour terminer le travail (6). Les deux points de vue se valent. Pour notre part, nous apprécions la symbolique que représente une œuvre inachevée, pour cause de mort. D'autant que la toute dernière planche scénarisée et (très) sommairement esquissée ouvre au mystère et au trouble : Tintin est prisonnier, condamné à mort, appelant au secours, ne sachant pas comment s'en sortir...

Un dernier aspect mérite d'être évoqué, parce que lui aussi véhicule sa polémique : les piratages, et le sort qu'il faut leur faire.

 

Un pirate n'est pas l'autre (7)

D'abord, la " création " nouvelle, souvent pastiche bâclé, aux contenus gravement inintéressants, généralement grossiers (Tintin en Suisse). L'intention est double : nuire et faire de l'argent. Un certain tam-tam s'organise, suffisamment d'afficionados sont intrigués et cherchent à se procurer un album vendu sous le manteau, à un prix nettement surfait sous l'argument que la pièce est réputée être rare. Que les titulaires des droits sur le personnage se défendent farouchement, et protègent les lecteurs de l'arnaque, n'est que justifié.

Ensuite, il y a tout simplement les albums du marché qui sont édités illégalement par d'autres maisons que la maison titulaire. C'est un phénomène surtout asiatique. Là aussi, les poursuites sont justifiées.

Enfin, il y a des pastiches d'authentiques admirateurs de l'œuvre. Il existe toute une série d'albums où de nouvelles histoires sont construites en ne réutilisant pratiquement que des images extraites de l'œuvre initiale. D'une certaine manière, c'est un travail de fou, qui produit parfois des résultats assez amusants (L'énigme du troisième message). Parfois, le pastiche consiste à dessiner une nouvelle histoire dans son intégralité. Ces admirateurs ne sont pas poursuivis. D'autant que, généralement, le tirage est vraiment confidentiel et destiné aux seuls amis de l'auteur. Seulement, dans les amis se glisse souvent un filou, qui s'empare du travail, et s'en va l'éditer à des milliers d'exemplaires de son côté. C'est la blague qui vient d'arriver à un compatriote, qui signe du nom de Bud E. Weyser un Tintin en Thaïlande, désormais diffusé en anglais et en français.

Reste le cas de L'Alph-Art. Cet album a été terminé quatre fois. Dans la foulée des esquisses publiées officiellement en 1986, un certain Ramo Nash a vite bâclé quelque chose. Depuis lors, d'autres versions ont été proposées, parfois de meilleure qualité, mais avec des tirages dérisoires (dans un cas : 30 exemplaires seulement). Toutes ces versions ont été ensuite piratées.

La question de la meilleure façon de lutter est en pleine actualité. Faut-il prohiber ? Ou au contraire casser le marché du piratage, tout simplement en profitant de l'outil internet pour permettre des téléchargements gratuits? Des amis de Tintin ont créé un site qui est une véritable encyclopédie du piratage (8). Jusqu'à une date récente, il était possible d'accéder gratuitement aux Alph-Art piratés. Moulinsart a demandé que cesse cette diffusion, au nom, au contraire, d'une politique de prohibition. Les responsables du site se sont exécutés. Un débat qui en rappelle d'autres...

 

Pour en savoir plus

L'ouvrage n'est pas tout récent (1996), mais il demeure une référence. Pierre Assouline, directeur de la rédaction du magazine Lire, collaborateur de RTL et de L'Histoire s'est plongé dans une enquête qui l'a mené non seulement dans des archives inédites d'Hergé, mais également dans des fonds jamais ouverts de ses proches ou de la justice belge. L'apport de centaines de témoignages fait de cet ouvrage " la " biographie d'Hergé, qui entraîne les amateurs dans les coulisses de la création des vingt-trois albums de Tintin et Milou...

 

Pierre Georis

 

1. Hugues Dayez : Chronique de l'après-Hergé. Tintin et les héritiers, Éd. Luc Pire, Bruxelles, 1999.

2. La gestion des droits s'opère par l'intermédiaire de la société Moulinsart SA, 162, avenue Louise, à 1000 Bruxelles.

3. On ne garantit pas que Rodwell ait prononcé textuellement cette phrase. Mais elle résume le sens de diverses déclarations.

4. Quatre "réprouvés célèbres" de la planète Hergé : Hugues Dayez (Tintin et les héritiers), Pierre Sterckx (Tintin et les médias), Albert Algoud (Tintinolâtrie) et Benoît Peeters (Le monde d'Hergé). Certains de ces auteurs ont été en grâce un moment avant d'être bannis. Source : Bo Doï, n°40, avril 2001. Ce même numéro de la revue interroge l'avocat de la famille Rodwell. Il convient de signaler que, sur le droit de reproduction, il tient des propos plus nuancés que ceux qu'on prête à son commanditaire : parce qu'il existe un droit de citation, toute reproduction ne nécessite pas systématiquement autorisation préalable. L'exécution de bonne foi du droit de citation se juge au cas par cas.

5. Numa Sadoul, Entretien avec Hergé, Éd. Casterman, Tournai, 1969.

6. Si Bob De Moor a été convaincant en collaborateur d'Hergé et dans son art du pastiche, cela n'en a pas fait pour autant un "grand repreneur". En tout cas, la finalisation du dernier album d'Edgar P. Jacobs est complètement loupée (Les trois formules du professeur Sato). Le meilleur service à rendre à De Moor aurait été de l'inciter à développer son œuvre propre, qui recèle quelques bijoux trop méconnus (Balthasar).

7. On ne parlera ici que des albums, mais il faut savoir que l'essentiel du piratage concerne des objets.

8. Site officiel : http://www.tintin.com, Tintin est vivant !, encyclopédie des pastiches et piratages : http://www.perso.wanadoo.fr/prad/

 

Dingding au Tibet chinois :

surprenante déviance...

La version légale des 22 aventures de Tintin en langue chinoise a été officiellement lancée le 22 mai 2001 à Pékin lors d'une cérémonie qui a scellé les retrouvailles de Tintin et de la Chine, 65 ans après les rebondissements du Lotus bleu. Exit Tintin au Congo jugé raciste et colonialiste par les Chinois et Tintin au pays des Soviets, jugé insultant à l'égard du communisme. Reste que le marché chinois est un territoire de rêve : 300 millions de jeunes en âge de lire. Perspectives pour Casterman : 20.000 albums d'abord, un million par an dans trois ans. Bref, l'eldorado...

Tintin n'est pas un inconnu en Chine, où des millions de versions piratées en noir et blanc circulent depuis le début des années 1980 en format poche. Mais la nouvelle livraison, rendue en principe possible par un accord entre l'éditeur belge Casterman et la Maison d'édition pour enfants de Chine, se veut une adaptation fidèle de l'original, sans comparaison possible avec les versions pirates. Même format, même papier et mêmes dessins que les albums en français, la version chinoise ne diffère que par la couverture souple et plastifiée et un changement de taille : l'album Tintin au Tibet est devenu Tintin au Tibet chinois dans la langue de Confucius. Consternation chez Casterman lorsque les Belges ont découvert la traduction-trahison en marge d'une réception à l'ambassade de Belgique en Chine, en présence du ministre de la Culture, Sun Xiaz Heng, et du ministre belge des Affaires étrangères, Louis Michel. Casterman n'aurait pas pris garde à cette subtilité de traduction... (1). Envahi en 1950 – " libéré ", disent les Chinois –, le Tibet est une région autonome où sévit une sévère répression. À Pékin, parler de " Tibet chinois " est au moins un pléonasme. L'expression n'existe en fait ni dans le parler courant, ni dans le langage officiel... Suite au tollé provoqué en Belgique, les Chinois auraient finalement promis de rétablir le titre original Tintin au Tibet mais seulement au deuxième tirage de l'album. Une promesse apparemment précaire, à l'heure où nous écrivons ces lignes...

 

C.M.

 

1. Pour rappel, Nick et Fanny Rodwell (la veuve d'Hergé et présidente de la Fondation Hergé), sont des amis personnels du Dalaï Lama et n'ont jamais caché leur sympathie pour le peuple tibétain opprimé. Ils ont organisé une exposition sur ce thème, en 1994, au Musée d'Art et d'histoire au Cinquantenaire.