Depuis 2001, se mettent en place les conditions d’une plus grande intégration des systèmes de formation et d’enseignement professionnels des pays européens. Sous le nom de « processus de Bruges », cette évolution politique ne fait l’objet que de quelques débats dans des cercles restreints d’experts. Pourtant, l'enjeu est crucial : des pans entiers du système éducatif pourraient se voir soumis à un projet à finalité uniquement économique. Ce processus européen rejoint en fait de nombreuses réformes initiées par les États, comme celle de l'école qualifiante chez nous. Nous donnerons-nous les moyens de proposer autre chose ?


Lisbonne, mars 2000. Les chefs d'État et de gouvernement européens assignent à l'Union l'objectif stratégique de « devenir, d'ici 2010, l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique au monde ». Bruges, novembre 2001. Des hauts fonctionnaires des ministères en charge de la formation professionnelle dans chaque État européen se réunissent pour définir en quoi la formation professionnelle pourrait contribuer à atteindre les objectifs de Lisbonne. Un an plus tard, le 30 novembre 2002, les ministres de l’Éducation de 31 pays européens et la Commission européenne adoptent la « Déclaration de Copenhague » visant l'harmonisation de la formation professionnelle mais aussi de l'enseignement qualifiant. Un texte qui est potentiellement porteur d’aussi grands bouleversements que ceux qui touchent l’enseignement supérieur au travers du processus de Bologne.

Transparence, reconnaissance et qualité
Que contient précisément cette « Déclaration de Copenhague » ? Elle s'articule autour de quatre objectifs. Le premier vise à améliorer la transparence des systèmes d’enseignement et de formation professionnels (EFP). Concrètement, il s'agit d'intégrer dans un cadre unique des instruments comme le CV européen, l’Europass formation (une sorte de portfolio d'expériences de formation européennes) ou le parcours européen de formation pour les langues. La Déclaration incite ensuite les États à reconnaître mutuellement les qualifications qu’ils délivrent. Les signataires s’engagent à développer des niveaux de référence et des principes de certification communs. C'est là le plus gros enjeu : à terme, on vise un système européen d'unités de cours capitalisables appliqués à l'EFP. Concrètement, toutes les formations seraient découpées en petites parties (et non plus en années) dont l'acquisition déboucherait sur un crédit transférable d'un pays à l'autre (à l'instar de l'European Credit Transfer System au niveau universitaire). Établir de tels dispositifs communs qui permettent la reconnaissance des acquis à travers tout le continent n’est pas anodin : pour y arriver, il faut définir des objectifs éducatifs et des contenus de formation qui participent de logiques intégrées dans une vision unique de ce que doivent être l’enseignement et la formation. Ce qui aura nécessairement un impact sur les programmes d'EFP et le travail quotidien des enseignants et des formateurs. Renforçant cette logique de standardisation, Copenhague préconise troisièmement la mise en place d’un système commun de mesure de la qualité des systèmes d'EFP. Elle prône enfin, de manière générale, « plus d’Europe » dans ces systèmes.

Opacité
Ce processus est passé quasiment inaperçu. Bon nombre de responsables n'en n'ont que vaguement entendu parler et il est quasiment absent de l’espace public. La presse et la « société civile organisée » n’ont que très peu attiré l’attention sur les enjeux de ce processus. Ce qui pose le problème plus large de l’articulation entre les espaces publics nationaux et la représentation des citoyens au niveau européen (tant par leurs parlementaires que par leurs organisations sociales). À leur décharge, il faut bien avouer que la lecture des différents documents que l’on parvient vaille que vaille à obtenir se noie dans un discours répétitif cachant à longueur de pages de véritables ruptures sous des concepts consensuels : coopération européenne, mobilité, adaptation aux changements, citoyenneté active… Face à cette absence de débat, ce sont les experts qui ont la main. Ce sont leurs travaux initiaux à Bruges qui ont été entérinés à toutes les étapes du processus décisionnel qui a conduit à Copenhague. Et ce sont de nouveaux des experts qui sont chargés de l'application de cette déclaration.

L'expertocratie
Des groupes de travail ont en effet été mis en place pour concrétiser Copenhague. Mais les questions qui y sont traitées interfèrent avec d'autres chantiers européens liés à la stratégie de Lisbonne, comme le programme de travail sur « les objectifs concrets futurs des systèmes d’éducation et de formation » adopté en février 2002. Ce programme n'est pas non plus sans effet : il a débouché sur l’adoption en mai dernier de cinq critères de référence permettant d’évaluer les « performances » des systèmes scolaires (voir encadré). Les six groupes de Bruges ont dès lors dû notamment articuler leur travail avec ceux des huit groupes du programme « objectifs ». Mais le problème se pose aussi avec les chantiers « apprentissage tout au long de la vie », critères d'évaluation des « performances » des systèmes, « processus de Bologne » (pour le supérieur), stratégie pour l'emploi, etc. C'est là que les pièces du puzzle de la politique européenne commencent à s'assembler, mais aussi à s'enfoncer dans une complexité de plus en plus difficile à saisir si ce n'est par les experts. Et encore… Face à cet écheveau, les groupes de Bruges – Copenhague ne voyaient plus très bien comment alimenter une évaluation un tant soit peu efficace de la stratégie de Lisbonne (prévue en 2004). Ils en sont donc venus à proposer, en juillet dernier, dix objectifs transversaux sur lesquels se recentrer.

Tendances de fond
Le processus de Bruges met en évidence les évolutions de fond qui travaillent les politiques européennes. En matière d’emploi d’abord. Les propositions d’investissements socio-économiques qu’avait faites Jacques Delors dans le Livre blanc n’avaient été que très peu suivies par les États : l’impact attendu sur l’emploi en a été d’autant plus faiblard. Cette tentative de relance « keynésienne » a fait long feu face aux critères de Maastricht (les 3 % de déficit maximum du pacte de stabilité) qui rendaient impossibles des investissements publiques d'ampleur. Les pouvoirs publics hors-course, le patronat « intouchable », les politiques d’emploi se sont dès lors reportées sur… les travailleurs et sur leur formation. Comme le montre « l’exemple » suédois, une politique d’investissement collectif dans la formation est en effet devenue indispensable à la création d’emplois. Mais, chez nous, dans les faits, les investissements des entreprises en matière de formation restent marginaux. On en vient finalement à discourir sur le manque de formation des travailleurs et des chômeurs à défaut de créer de l'emploi (en contradiction totale avec l'ensemble des données qui démontrent que les chômeurs sont de plus en plus hautement qualifiés). L'enjeu collectif de la relation formation – emploi s'individualise : il devient de la « responsabilité » exclusive de « la main-d’œuvre » de renforcer ses qualifications pour augmenter sa « capacité d’adaptation aux changements ».
Via « l’approche intégrée de l’éducation et de la formation » de l'Union européenne, c’est tout le système scolaire qui se voit en fait surdéterminé par cette manière d'aborder (ou plutôt d'éviter) les réalités du marché du travail. Bruges ne rassemblait d'ailleurs que des experts de la formation professionnelle alors que l'enseignement était également concerné. Dans cette optique, l'école a pour seule finalité d'offrir les compétences de base à de futurs travailleurs en formation permanente dans le seul objectif de s'adapter à cette « économie de la connaissance la plus compétitive du monde ». Au travers de la promotion européenne d'une certaine conception de la formation tout au long de la vie, l’école se voit très explicitement subordonnée à une approche de la formation elle-même soumise à une visée uniquement économique.

Un processus politique
La formation et, à travers elle, l'enseignement sont ainsi les laboratoires privilégiés d'un approfondissement du déficit démocratique européen. Les groupes techniques qui travaillent sur ce processus de Bruges – Copenhague ne sont pas constitués d'un expert par pays. Chaque pays délègue en effet un technicien qui participe à un seul groupe : la logique de « représentation politique nationale » fait donc place à celle de « compétence d'experts ». C'est là toute la philosophie de la Méthode ouverte de coordination : le nouveau mode de « gouvernance » de l'Union (particulièrement en matière d'emploi et de formation). Les États s'engagent à poursuivre des objectifs proposés, suivis et évalués par la Commission, entourée d'experts qui évaluent et produisent des recommandations basées sur les « bonnes pratiques ». Est-ce à dire que les États se voient imposer une ligne contre leur gré et que les gouvernements nationaux sont mis de côté, au profit d'une technocratie européenne ? Le jeu semble bien plus subtil. Ainsi, le statut de la Déclaration de Copenhague. Elle a été précédée d'une résolution du Conseil des ministres de l'Éducation absolument non contraignante. L’éducation et la formation ne sont en effet légalement pas de la compétence de l’Union : cette dernière ne peut qu’encourager la coopération entre États et « si nécessaire, appuyer et compléter leur action ».
À travers la Déclaration (élargie aux pays en voie d'adhésion ainsi qu'à certains États de l'espace de libre échange européen), les États se sont engagés juridiquement plus fortement au regard d'un certain nombre… d'intentions à concrétiser sur une base volontaire. C'est dire si les États sont bien à l'origine d'un mécanisme qui par la suite semble leur échapper : car comment se retirer d'un mouvement suivi par l'ensemble des partenaires ? Chaque État est ainsi parfaitement libre de refuser l'harmonisation de l'enseignement supérieur du processus de Bologne. Mais comment rester au bord de la route ? En réalité, les États ont tout intérêt à initier ces processus qui leur lient les mains. Lors d’un récent séminaire du Conseil de l'Éducation et de la Formation, le président du Vlaamse Onderwijsraad et de l'European network of Education Council, le confirmait : « les États chérissent officiellement leur autonomie face à l'Europe qui sert en fait d'alibi à des orientations déjà prises par chacun d'entre eux y compris dans leurs politiques nationales ». C'est le cas en Communauté Wallonie - Bruxelles.

Bruges, la Wallonie et Bruxelles
Le mouvement initié au niveau européen en matière d’EFP entre en résonance forte avec des réformes lancées en Communauté française et au premier chef celles de la Commission communautaire des professions et de qualifications (CCPQ) qui a réformé l’ensemble des options et des programmes de l’enseignement technique et professionnel. Frédéric Ligot avait souligné dans Démocratie (1) le manque de dimension participative des travaux de la CCPQ, la trop grande place offerte aux entreprises, l’adéquationnisme entre les profils de formation dégagés par la CCPQ et ce qui semble apparaître comme étant aujourd’hui les besoins du marché du travail… Tout comme le processus de Bruges influence le système éducatif à partir de son « aval » économique, la formation et l’emploi, la CCPQ est en train de remodeler en profondeur l’enseignement qualifiant en se centrant sur la sortie du système scolaire et son articulation au marché du travail. Ou plutôt aux aspects les plus conjoncturels de ce marché, ce qui compromet en réalité son efficacité (2).
L’objectif poursuivi par Bruges est d'« améliorer la qualité, les performances et la réputation de l’EFP afin de lui conférer un niveau mondial » : créer une élite flexible et mobile à travers l'Europe dans les professions techniques. Ces réformes, à l'efficacité incertaine, ignorent en fait les besoins et les attentes des premiers intéressés : les élèves de l’enseignement qualifiant. Le défi urgent à relever est d’éviter qu’ils ne quittent sans qualification un enseignement où ils sont entrés par relégations successives. La démarche élitiste élevant le niveau d’exigence à l'œuvre dans l'Union risque au contraire d'augmenter ce taux d'abandon (30 % des élèves entre la 3e et la 6e secondaire en CFWB).
Certains outils tels que la modularisation prônée par le processus de Bruges sont pourtant intéressants. L’utilisation de modules capitalisables est, par exemple, développée dans l’avis 80 du CEF (3), qui a cherché à « refonder les humanités techniques et professionnelles » en plaçant le jeune au centre de la formation. Découper la formation en séquences plus courtes, avec chaque fois une partie humaniste et citoyenne, est un moyen de remotiver des élèves et éviter la relégation (cf. tableau ci-dessus). Celle-ci se combat aussi par un travail d’accompagnement et d’orientation des jeunes, par le développement d’un modèle propre au qualifiant et par la réforme d’un enseignement général qui a trop tendance à se débarrasser des élèves qui ne correspondent pas à ses normes.
Comme cela a été amorcé au travers du parcours d’insertion, il est plus que nécessaire de placer au centre des politiques d'EFP les élèves, les travailleurs, les chômeurs… et les projets que leur accompagnement leur permet de construire. Mais pour ce faire, un dialogue équilibré reste à instaurer entre les différentes filières d’enseignement (général, technique, professionnel, Cefa) et les différents opérateurs de formation (la promotion sociale, les classes moyennes, Forem, le secteur associatif de l'insertion et de la formation, les fonds sectoriels, etc.) ou de la future validation des compétences (acquises en dehors de l’école et de la formation). Tous ces acteurs ont souvent à faire aux mêmes publics et leurs échanges pourraient les amener à mieux cerner leurs besoins et la meilleure manière de les aider à se former.
Pour le moment, ce vaste secteur de l’EFP est, en Belgique francophone plus qu’ailleurs, fragmenté entre niveaux de pouvoir (Communauté et Régions), entre piliers, entre cultures syndicales (interprofessionnelle et enseignante) ou entre traditions d’action (pédagogie scolaire et actions de formation). La dynamique lancée à Bruges va submerger l’ensemble de ces partages de territoire. Il faudra que tous ces acteurs commencent au plus vite à articuler leur travail et à définir des positions communes, pour « piloter » les experts du Forem qui participent au processus de Bruges (et le demandent d'ailleurs). À moins de laisser l’espace Wallonie – Bruxelles particulièrement mal armé pour porter la voix de ses citoyens dans ce processus européen. Révélateur : le groupe réuni à Bruges ne comportait que des experts régionaux flamands et wallons en matière de formation professionnelle. La Région bruxelloise et la Communauté française n’avaient pas été prévenues par la présidence belge. Absente au tout début, la Communauté n’a donc pas pu avertir les acteurs éducatifs (dont le CEF) et influencer les travaux initiaux de ce processus. L'aurait-elle été qu'elle n'y aurait probablement rien changé. Il est plus que temps de débattre de manière élargie d'orientations qu'on espère encore réversibles (4).

Donat Carlier (5)


Critères de référence éducatifs (mai 2003)
L’Union européenne veut d’ici 2010 :
– abaisser à 10 % maximum le taux de jeunes quittant prématurément l’école,
– augmenter d’au moins 15 % le nombre de diplômés en maths, sciences et technologie (tout en réduisant le déséquilibre hommes-femmes dans ces domaines),
– qu’au moins 85 % des jeunes âgés de 22 ans aient terminé leurs études secondaires,
– réduire d’au moins 20 % par rapport à l’année 2000 le pourcentage d’élèves âgés de 15 ans ayant de faibles résultats en lecture,
– élever à au moins 12,5 % de la population adulte en âge de travailler (classe d’âge de 25 à 64 ans) le taux moyen de participation à l’éducation et à la formation tout au long de la vie.

 

1 Voir F. Ligot, Enseignement qualifiant. Les enjeux d’une réforme trop discrète, dans Démocratie, n°23, 1er décembre 2001.
2 Voir aussi F. Tilman, La technocratie contre l’efficacité ? Le cas de la CCPQ, dans Échec à l’échec, n°149, juin 2001, p. 11 ; Y. Cnudde et D. Carlier, L’école à l’ombre de la technocratie, dans la Revue nouvelle, n°10, octobre 2000, pp. 78-87
3 Voir http://www.cfwb.be/cef/listeavis.asp
4 Sur la politique européenne de formation et d’éducation, voir les sites : http://europa.eu.int/pol/educ/index_fr.htm ; http://europa.eu.int/comm/education/index_fr.html
5 Journaliste à Alter Éduc. Ces réflexions sont issues de nombreux articles parus dans cette publication (voir www.alter.be).