Depuis 25 ans, on assiste à une augmentation continue du niveau de diplôme le plus élevé obtenu par la population ayant quitté l’enseignement de plein exercice (dit "niveau de diplomation"). En 1996, près d’un Belge sur deux (40% pour les femmes en Région wallonne) possédait un diplôme de fin d’études secondaires, contre 15% seulement en 1970. Et près d’un Belge sur cinq a un diplôme de l’enseignement supérieur. Il s’agit là d’un pourcentage parmi les plus élevés observés dans les pays de l’OCDE (2).


Cette évolution positive peut toutefois être observée d’un autre angle. Ces chiffres signifient en effet que plus de 50% des Belges n’ont effectivement pas de diplôme de secondaire supérieur, ce qui est pour le moins inquiétant si l’on admet – comme le font l’OCDE et la Communauté européenne – que la possession d’un tel diplôme constitue à notre époque le minimum requis pour une insertion sociale et professionnelle jugée "positive". Cette situation fait dire à l’un des rédacteurs du Tableau de bord, M. Roucloux, que "malgré un important effort de scolarisation depuis de nombreuses années et l’existence d’un grand nombre de diplômés du supérieur, la majorité de la population belge, et surtout wallonne, ne serait pas adaptée au mode de fonctionnement de notre société" ! Preuve en tout cas manifeste du fonctionnement encore très inégalitaire de notre système d’enseignement, capable tout à la fois de mener un nombre record de jeunes à l’enseignement supérieur et de laisser un nombre tout aussi record de jeunes quitter l’enseignement obligatoire sans le minimum d’instruction nécessaire à une insertion socioprofessionnelle positive.

Sélection socioéconomique
Ces inégalités de parcours scolaires trouvent en partie leur origine dans le recrutement social des établissements, dans les pratiques d’orientation des élèves et plus largement dans les déterminants socioéconomiques de la réussite – et donc de l’échec – scolaire. L’égalité d’accès et l’égalité de traitement sont deux "lois" fondamentales de tous services publics dignes de ce nom. L’école ne peut y déroger, en théorie du moins. Car le fonctionnement et la situation réelle de notre système éducatif sont en effet tout autres. Tout d’abord, le recrutement des établissements scolaires continue massivement de s’opérer en fonction de critères socioéconomiques, ce qui conduit inévitablement à une structuration très duale du champ éducatif et, inévitablement, à un traitement particulièrement inégal du public "élèves". Ce recrutement social affecte à peu de choses près identiquement tous les réseaux (3). En ce qui concerne, par exemple, le primaire ordinaire, des 10% d’implantations les moins favorisées aux 10% d’implantations les plus favorisées, le pourcentage d’élèves défavorisés va de 76% à 15% dans le réseau de la Communauté française, de 72% à 9% dans le réseau communal et de 70% à 8% dans le réseau libre.


Ségrégation
Cette répartition sélective des publics fonctionne plus radicalement encore en ce qui concerne les élèves de nationalité étrangère qui se concentrent majoritairement dans un nombre relativement restreint d’établissements. Alors que pour l’ensemble de la Communauté française, 2% d’implantations n’ont pas d’élèves défavorisés, 33,4% n’ont aucun élève de nationalité étrangère et 52,7% d’implantations n’ont pas d’élèves de nationalité hors Union européenne. Or, précise, le rapport, "la forte concentration des élèves de nationalité étrangère dans un petit nombre d’établissements a pour effet que, lorsque l’implantation compte beaucoup d’élèves étrangers, il est quasi certain qu’elle compte aussi beaucoup d’élèves défavorisés." Cela s’explique en effet en partie du fait que 53% des élèves issus de l’immigration ont un père ouvrier (et 18% ont un père sans profession ou de profession inconnue) contre seulement 22% des élèves "de souche belge".

Au passage, le rapport tord le coup à un préjugé encore fortement ancré chez certains qui voudraient que les jeunes issus de l’immigration obtiennent, de par leur nationalité et leur langue maternelle, de moins bons résultats scolaires que les jeunes belges "d’origine". Le taux de redoublement et de relégation en filière de qualification est certes sensiblement plus important chez les élèves issus de l’immigration. Mais c’est essentiellement dû à leur origine sociale en général plus modeste et donc nettement moins pour des raisons d’ordre culturel ou de nationalité. À origine sociale identique, l’inégalité disparaît en effet complètement et tend même à se renverser constate le rapport : "globalement, les enfants d’ouvriers immigrés réussissent, non pas moins bien, mais un peu mieux que les enfants d’ouvriers belges. De même, les élèves dont le père a un diplôme d’un niveau donné obtiennent des résultats scolaires légèrement meilleurs si la nationalité d’origine de ce père n’est pas belge." Reste ce constat lourd et scandaleusement récurrent : la régulation marchande ou quasi marchande du système scolaire, les rapports de concurrence entre établissements et les choix stratégiques de certaines familles entretiennent et favorisent une politique globale de recrutement socioéconomiquement ségrégationniste qui va fondamentalement à l’encontre du principe d’égalité d’accès de tous au système scolaire.

Le choix "négatif"

Cette inégalité d’accès se renforce, on le sait, d’une inégalité de traitement et de réussite scolaire. Là encore, les déterminants socioéconomiques jouent à plein. L’orientation vers l’une ou l’autre forme d’enseignement et la réussite scolaire sont fortement corrélées à l’origine des élèves. Le passage de l’enseignement général – filière jugée "noble" – au technique et du technique au professionnel traduit un parcours "descendant" effectué par "choix négatif" (euphémisme signifiant en réalité que ce passage est plus subi que vraiment choisi) qui remet fortement en cause la probabilité d’obtenir un diplôme de l’enseignement supérieur et plus particulièrement universitaire. Cette répartition des publics en différentes filières hiérarchisées se calque globalement sur les hiérarchies socioéconomiques, le système éducatif tendant ainsi à reproduire la stratification sociale existante. Une enquête menée en 1996 par N. Hirtt et J.P Kerckhofs en province du Hainaut montre ainsi qu’au deuxième degré du secondaire, 89% d’enfants d’enseignants et 67% d’enfants de cadres ou de professions libérales fréquentent l’enseignement général – passeport privilégié pour l’enseignement supérieur – alors que les enfants d’ouvriers ou de parents sans profession sont déjà très largement orientés vers les filières de qualification : 66% chez les ouvriers (dont 40% en professionnel) et 79% chez les "sans profession" (dont 53% en professionnel).
Or, les sorties du système scolaire sont bien plus fréquentes dans les filières de qualification et les chances d’accès à l’enseignement supérieur y sont nettement moindres. À titre d’exemple, un peu plus d’un homme sur cinq, tout âge confondu et pour peu qu’il ait obtenu un diplôme de l’enseignement secondaire inférieur général, a également obtenu un diplôme universitaire. Cette proportion tombe à moins d’un pour cent pour les diplômés du technique de même niveau.
Il en va de même en ce qui concerne l’égalité de réussite. Si le revenu des parents, observe les mêmes auteurs, dépasse deux millions de francs, un enfant a près de 70% de chance de terminer l’école primaire avec une note de 80%. Cette probabilité tombe à un peu plus de 40% pour un enfant dont les parents ont un revenu inférieur à 500.000 francs. Ces inégalités des chances de réussite au niveau de l’enseignement fondamental vont par la suite s’amplifier et se traduire très logiquement dans des retards scolaires. Ainsi, si l’on prend cette fois comme critère de comparaison le niveau d’étude des parents – critère qui semble par ailleurs jouer le rôle le plus déterminant – il apparaît qu’au deuxième degré du secondaire, 75% des enfants d’universitaires n’ont jamais redoublé, alors que plus de la moitié des élèves dont le père n’a pas dépassé l’école primaire ont déjà subi au moins un redoublement et 21% ont redoublé plus d’une fois.

L’importance du lieu des devoirs
Enfin, les chances de réussite scolaire se jouent également en dehors des murs de l’école, au domicile même des élèves, où les conditions matérielles ainsi que la durée de l’étude des jeunes varient considérablement, que l’on soit élève en professionnel ou en général, fils ou fille d’ouvrier ou de cadre; ces deux critères étant par ailleurs, on l’a vu, assez fortement interdépendants. Toujours dans le cas du Hainaut, le rapport relate qu’au premier degré d’observation, les enfants d’ouvriers consacrent en moyenne 8 heures par semaine à leurs devoirs et leçons alors que leurs condisciples – fils et filles de médecins, de cadres, d’avocats ou d’indépendants – y consacrent en moyenne deux heures de plus. Mais cette différence se marque davantage dans les conditions matérielles où s’effectue ce travail à domicile : un tiers des enfants d’ouvriers et près de 50% des enfants de parents sans profession sont dépourvus d’une chambre personnelle ou d’une pièce isolée pour faire leurs devoirs et étudier leurs leçons. Cette situation ne concerne que 12% des enfants de cadres, de médecins, de notaires ou d’avocats. Or, et toujours d’après Nico Hirtt, c’est précisément dans les milieux populaires que le fait de pouvoir disposer d’un lieu de travail isolé semble très sensiblement accroître les chances de réussite scolaire, contrairement aux milieux aisés où travailler dans une pièce commune signifie sans doute plus souvent travailler sous la surveillance et/ou la direction d’un parent. Le rapport fait ainsi observer que parmi les enfants d’ouvriers disposant d’une chambre individuelle, 45% ont un indice de réussite supérieur à la médiane, alors que pour les autres, obligés de travailler dans une pièce commune, ce pourcentage se réduit à 35%.

On peut légitimement juger que les quelques données reprises ci-dessus – qui sont bien loin d’épuiser l’ensemble des indicateurs présentés et commentés dans ce rapport de la Communauté française – n’apportent rien de véritablement nouveau tant la situation qu’elles décrivent est connue, se maintenant ainsi, à des degrés certes variables et malgré les efforts de certains, depuis semble-t-il que l’école est école. C’est l’une des raisons pour laquelle elles doivent sans cesse être rappelées, dénoncées et combattues au risque d’en conclure finalement qu’au mieux, ces inégalités scolaires sont malheureusement le prix à payer pour assurer un niveau d’instruction et d’insertion acceptable à un plus grand nombre possible de jeunes ou, au pire, et ce qui revient finalement au même, qu’une libéralisation accrue du système éducatif résoudra à sa manière le problème. Laisser fléchir de la sorte notre exigence d’égalité par rapport à l’école, c’est s’apprêter à abdiquer face à toutes les autres formes d’inégalités sociales. Rappelons pour mémoire que près d’un million de jeunes de deux à 29 ans sont scolarisés à temps plein en Communauté française (4).

Frédéric Ligot

  1. Réalisé et publié par le Service des statistiques du ministère de la Communauté française avec la collaboration de chercheurs universitaires, le deuxième numéro du Tableau de bord de l’enseignement. Indicateurs statistiques. Année 2000, mis en chantier en 1998 et publié fin de l’année passée, dresse un état des lieux particulièrement instructif de la situation de l’éducation en Communauté française. Ce document peut être obtenu au ministère de la Communauté française, Service général de l’informatique et des statistiques, Cité administrative de l’État - rue Royale, 204 à 1000 Bruxelles. Tél. : 02/210 55 46.
  2. Il faut souligner que les femmes sont majoritairement détentrices d’un diplôme de l’enseignement supérieur de type court, alors que les hommes possèdent majoritairement un diplôme de type universitaire.
  3. La proportion d’élèves défavorisés (déterminés en fonction de la profession du père et de la mère) diminue légèrement lorsqu’on passe du réseau de la Communauté au réseau communal et finalement au réseau libre.
  4. En date du 1er janvier 1996.

 

Moins de devoirs = plus de justice ?

Dès la rentrée scolaire prochaine, le nouveau décret du ministre Nollet entrera en vigueur et limitera les devoirs à domicile. L'intention est louable : comme on peut le lire dans l'article ci-contre, les chances de réussite scolaire se jouent notamment au domicile des élèves. Pour schématiser : les inégalités entre enfants d'ouvriers peu qualifiés qui ne disposent, chez eux, que d'un bout de table dans la cuisine pour faire leur devoir, et enfants de notaires qui, auprès de la bibliothèque de leur bureau personnel, peuvent se faire aider par leur maman licenciée en Philo et mère au foyer, il y a bien sûr un gouffre. Comment le combler ? La question n'est pas simple. Selon le décret adopté au parlement de la Communauté française le 27 mars dernier, les écoles ne pourront plus imposer de devoirs en 1ère et 2e années, devront les limiter à "environ" 20 minutes par jour en 3e et 4e années, et "environ" 30 minutes en 5e et 6e. Cela revient à réduire, en tentant de le coordonner, le temps durant lequel se vivent ces inégalités. Est-ce pertinent? On espère une évaluation pour pouvoir en juger. Cependant, tant que subsisteront des inégalités sociales aussi flagrantes, il sera impossible d'égaliser (toutes) les conditions d'apprentissage à la maison; ce qui nous renvoie à un problème plus global. Par ailleurs, il serait sans doute naïf de considérer que le temps d'apprentissage par le travail est le même pour tous (ce que semblent penser les auteurs du décret). On sait qu'il n'en est rien; certains enfants ont besoin de plus de temps que d'autres pour assimiler la matière. Les enfants ne seront donc pas égaux devant les 20 ou 30 minutes du ministre Nollet. Vouloir une école plus égalitaire suppose avant toutes choses de mettre fin aux logiques de concurrence, de relégation et de sélection actuelles. Il s'agit donc prioritairement de promouvoir une régulation forte du système éducatif qui l'astreigne à un fonctionnement plus solidaire.
Christophe Degryse