Les derniers mois ont été riches en événements dans le secteur de la presse écrite où, traditionnellement, les nouveautés sont rares. Le démarrage en pointillé du Matin, celui du quotidien gratuit Métro, de même que le prolongement du Journal du Mardi (devenu du Samedi) manifestent une fébrilité nouvelle dans un paysage rétréci où disparitions et fusions étaient plus habituelles. Pourtant, la chute des feuilles semble devoir succéder à ce printemps trompeur...

 

 

Au cours des deux dernières années, tous les quotidiens francophones, y compris Le Soir, auront connu une refonte de l'organisation de leur contenu et de leur présentation graphique ; et dans ce dernier, comme ailleurs du reste, de nouveaux suppléments sont apparus. Du côté des hebdomadaires, la nouvelle formule du Soir illustré, rebaptisé "magazine" cherche à prendre position comme alternative populaire au Vif/L'express. Il sera ainsi le seul rescapé de la période blanche qui avait été marquée par des prétentions nouvelles des hebdomadaires de télévision en matière d'information (Ciné-Télé Revue et Moustique).

Est-ce à cette activité nouvelle qu'on doit la santé de l'audience des journaux enregistrée par la dernière enquête du CIM ? (cf. graphique page 2) À défaut de se vendre plus, les journaux seraient plus lus, certains d'entre eux connaissant des bonds spectaculaires (comme La Libre et La Dernière Heure) de l'ordre de 30%. Des chiffres qui, beaucoup de commentateurs l'ont noté, posent aussi quelques questions sur la procédure d'enquête par laquelle ces mesures sont obtenues, mais qui en termes de vente d'espaces publicitaires peuvent valoir très cher.

Or, chacun sait que de ce côté, il y a urgence. Car jusqu'à présent, seul un marché publicitaire en croissance forte permet à la presse quotidienne de se financer tout en faisant face aux pertes de parts de marché que lui ont imposées ses concurrents des autres médias. Le coup de frein de la guerre du Golfe, perceptible en 92 et 93, avait mis le secteur sur le flanc. Ce besoin de recettes publicitaires se fera d'autant plus sentir que la part financée directement par la vente au lecteur ne croîtra pas. Car nos journaux sont déjà chers, et le passage sur Internet ou l'apparition d'un quotidien gratuit ne constituent pas des facteurs favorables pour une augmentation de leur prix de vente.

 

Métro, le petit nouveau qui bouscule

Métro, distribué dans les transports en commun, constitue sans doute le frémissement le plus symptomatique du paysage en fusion de la presse quotidienne. Signe de renouveau, il touche déjà des franges de lectorat souvent imperméables à la lecture de toute presse quotidienne, et cela au moment de disponibilité qu'offrent les voyages en transport en commun. De quoi convertir un public (souvent jeune) que l'on s'ingénie par diverses opérations à rapprocher du support écrit et régénérer le cadre en voie d'extinction que constituent les lecteurs fidèles de nos quotidiens traditionnels ? Mais pour que le nouveau support se transforme en opportunité et joue pour eux ce rôle de produit d'appel, il faut encore que ses concurrents payants soient à même de relever le défi qu'il leur lance. En clair, par rapport à la lisibilité minimaliste et synoptique de l'info que propose Métro, par rapport à son format maniable en toutes circonstances, les journaux payants seront sommés de faire voir leur valeur ajoutée (en termes de compréhension, de richesse, d'originalité... et d'analyse de l'information) pour que le nouveau journal ne prenne pas leur place.

De cette première condition dépendent les conséquences (les dégâts) que pourrait entraîner l'irruption de Métro sur un marché des supports publicitaires... extrêmement conservateurs. Il est vrai que le nouveau Soir lancé à grand fracas le douze décembre dernier, ne fait pas droit à une demande prioritaire de ses lecteurs : son format encombrant ne se réduira pas, en raison des investissements industriels que ce changement aurait entraîné, mais aussi des pertes de rendement que rencontrerait toute modification des surfaces vendues aux annonceurs. On sait aussi que l'échec du Journal du Mardi tient non pas à son succès vis-à-vis des lecteurs, dont témoignent ses chiffres de vente, mais bien à la difficulté de s'imposer sur ce marché publicitaire : jugé sombre et catastrophiste, l'hebdomadaire ne produirait pas l'euphorie qu'on attend d'un "bon" support.

Bref, si la vitrine offerte au lecteur s'enrichit apparemment, ce n'est pas toujours au profit d'une diversité réelle. Les deux ensembles de presse régionale (Vers l'Avenir et Sud Presse) ont ainsi subi une réorganisation qui se traduit notamment pour chacun d'eux par l'installation de pages "nationales" communes confiées aux soins d'une rédaction unique et centralisée.

Entre des quotidiens "nationaux" aux pages régionales pas ou peu variables selon le lieu d'achat (La Libre, Le Soir et la Dernière Heure) et des conglomérats de quotidiens régionaux aux pages nationales homogénéisées, le classement traditionnel se perd. Alors qu'autrefois, le double clivage (national versus régional et journal de "qualité" versus journal "populaire") marquait déjà chez nous, comme en France, sa redondance partielle (avec l'exception notable de la Dernière Heure, populaire et "nationale"), seul le dernier conserve une pertinence relative. Et l'information locale, qui avait longtemps assuré une zone de repli pour la rentabilité des quotidiens, paraît avoir désormais ses beaux jours derrière elle. Son recul en volume rédactionnel est patent dans la nouvelle formule du Matin, tandis que les nouveaux journaux en forme (L'Écho, La Libre et la DH) l'ignorent quasiment. Il faut sans doute attribuer cet infléchissement à la progressive extinction d'une clientèle fidèle mais aussi à la montée en force sur ce terrain de concurrents radiophoniques ou télévisuels qui épongent une partie du marché publicitaire jusque là spécifiquement réservé à ces quotidiens et/ou remplissent des fonctions de proximité analogues (les télés locales notamment). À noter que la densification des réseaux de presse gratuite "toutes boîtes" associés aux groupes de presse rogne également ce créneau.

 

Innovations

À cette double concurrence, la presse écrite locale ne résistera que difficilement si elle ne peut s'appuyer sur des bastions monopolistiques, selon une géographie qui se dessine déjà. D'autre part, l'évolution technologique et organisationnelle qui permet d'articuler la confection décentralisée d'un quotidien voire d'en produire des éditions locales multiples semble se généraliser. Vers l'Avenir avait donné le ton en précurseur. Il est aujourd'hui rejoint sur ce terrain par ses concurrents les plus directs mais aussi, d'une façon différente, par les petits nouveaux (Le Matin et Métro) qui en donnent chacun à leur façon un exemple extrême. Partagée entre Liège et Bruxelles, la rédaction du premier travaille à une édition unique. Métro, quant à lui, est un quotidien qui se distribue en deux éditions quotidiennes de langues différentes (néerlandais et français) relevant de deux rédactions supposément autonomes. À ma connaissance, il aura fallu à la Belgique, d'abord unitaire puis fédérale, plus de 170 ans d'existence pour que soit tentée pareille expérience.

Dans les journaux "nationaux" ou prétendant à la "qualité" (catégories qui aujourd'hui se recouvrent pratiquement) se dessine une évolution dont témoignent Le Matin (depuis son redémarrage cet été) et la nouvelle mouture de La Libre. On y trouve en effet une présentation brève, synoptique et structurée de l'actualité en début de journal avec des renvois en pages intérieures. Mieux qu'un simple sommaire (les deux colonnes encadrant la une de l'ancien Soir) ou que le désordre des premières pages chamarrées des quotidiens populaires, cette formule semble correspondre aux attentes d'une lecture à deux vitesses: le survol permettant un cadrage rapide et l'amorce d'une lecture ciblée, plus approfondie mais non exhaustive, se limitant souvent à quelques champs d'intérêts spécifiques au lecteur. Ce dispositif tend à relativiser la hiérarchie qu'impose implicitement la rédaction à travers l'ordre d'exposition des sujets dans le journal. Quant au nouveau Soir, il continue d'hésiter entre les attentes très diverses de son lectorat. Position dominante oblige, il se trouve tout à la fois concurrent de la DH et de la Libre. Sa cohérence rédactionnelle nécessiterait un rigoureux travail collectif de coordination rédactionnelle pour intégrer et présenter le contenu : les journalistes "vedettes" du Soir sauront-ils s'y plier?

 

Société civile et experts

Toujours dans la presse de "qualité", la place accordée à l'opinion ou à l'expertise et à sa diversité, qu'elle soit interne à la rédaction (éditoriaux) ou externe (interviews, réactions, "opinions", "cartes blanches" ou autres "lignes ouvertes"), semble croître en surface, tandis que son traitement apparaît de plus en plus désencastré du travail d'information proprement dit et repoussé des premières pages vers l'intérieur du journal. Au-delà de cette fonction, en effet, dans notre petite communauté, les journaux accueillent une société civile dont ils figurent le dialogue élitaire, créant ou entretenant de ce fait des notabilités indispensables à la médiatisation des débats. La gestion de cette fonction d'animation critique de l'espace public, et de l'embouteillage qui en résulte est absorbante. Elle entre en résonance avec un mode de consommation des journaux par revues de presse interposées, phénomène qui tend à aplatir la disparité d'audience des journaux dans ses conséquences sur la visibilité ou la diffusion réelle de tel ou tel point de vue. Les relations de la presse avec le monde universitaire qui, mis à part les bureaux de recherche des grandes banques, s'imposent comme la seule référence experte, se compliquent. Friands d'une information et d'une analyse qu'ils ne peuvent produire, les journaux sont aussi placés à leur égard en position d'arbitres universels du savoir et cela sous la pression commerciale. Ce qui ne manque pas d'avoir des effets en retour sur l'université elle-même.

Si le lecteur est d'abord intéressé par le produit qui lui est proposé, il n'a pu ignorer le remue-ménage social et financier qui a agité l'arrière-boutique des journaux. Mouvements sociaux et bouleversements inédits dans le - désormais - très petit monde des entreprises de presse sont une autre face des évolutions du secteur. Dans une société médiatiquement diversifiée, ces évolutions de la presse quotidienne sont-elles anecdotiques ou mettent-elles en péril une fonction essentielle pour l'autonomie politique et pour le fonctionnement de la démocratie en Communauté française?

Il faut l'avouer : au cours des deux dernières années, les péripéties et les changements de main dans la propriété des journaux ont été à ce point nombreux et inattendus qu'ils ont sans doute contribué à les rendre illisibles. Mais les cordonniers sont aussi les plus mal chaussés : l'implication des journaux dans ces diverses péripéties financières bride la relation qui en est faite par eux. Partialité et vérités officielles règnent en maîtres, tandis que le caractère superficiel des médias audio-visuels apparaît de façon d'autant plus patente qu'ils sont privés du support stable de la presse écrite qui les alimente dans d'autres circonstances. Le retard de l'annonce du décès de Robert Hurbain, administrateur délégué de Rossel, et le caractère soviétique des deux premières pages (en noir et blanc !) que lui a consacrées Le Soir sont hautement significatifs de cette carence des journaux quand il s'agit d'informer sur eux-mêmes ou les entreprises qui les éditent.

Avant de les résumer à gros traits, on les rapportera à leur double cause. D'une part, on assiste à la fin d'un mouvement long : le désengagement des organisations sociales et politiques du champ de l'édition des quotidiens. Ce désengagement est cohérent avec l'affaiblissement des "positionnements" traditionnels des journaux en regard des clivages socio-politiques ou religieux, y compris de ceux, comme Le Soir, dont le statut d'entreprise commerciale est originel ou acquis de longue date (la Dernière Heure).

Ainsi, l'apparition du Matin, puis la formule de son redémarrage correspondent à la sortie progressive des propriétaires de La Wallonie (les métallos de la FGTB liégeoise) et du Peuple (le PAC de Charleroi). Le bouquet final nous a été offert par l'évêché de Namur (voir ci-dessous). Désormais, chez nous, la presse quotidienne est totalement "professionnalisée", libérée qu'elle est de ses racines historiques. Si quelques notables colorent encore les conseils d'administration, ce sont désormais les rédactions (on y reviendra) qui se trouvent seules en charge de l'héritage identitaire de leur journal; du moins ce qu'il en reste...

 

Ton univers impitoyable

L'explication la plus radicale de cette instabilité est plus prosaïque et tient essentiellement au caractère peu rentable (pour ne pas dire déficitaire) de l'édition de presse quotidienne chez nous. Cette instabilité est apparemment liée à une économie d'échelle insuffisante. Dans ces conditions, le monopole, la diversification ou l'appui d'une structure dépassant les frontières permettent seuls d'envisager le soutien à une activité longtemps bridée par des pesanteurs politiques (les frontières) et un certain conservatisme protégé par les aides publiques. En attendant que ces dimensions se dessinent vraiment, on joue à un jeu qui combine les règles de Dallas avec celles du Monopoly...

Il y a deux ans encore, trois pôles dominés par leur ancrage en Communauté française étaient intéressés par le marché de la presse quotidienne : Rossel (Le Soir et Sud presse), Vers l'Avenir (ses diverses éditions régionales et ses satellites) et le groupe IPM éditant La Libre et la DH. On assistait à la prise de contrôle progressive du troisième par le second. Le paysage binaire qui aurait résulté de la manœuvre aurait eu l'apparence de l'équilibre: prenant pied sur le marché national, Vers l'Avenir pouvait prétendre faire pièce à la double implantation (régionale et nationale) de Rossel. Une transition lente s'amorçait entre des propriétés traditionnelles (familiales ou institutionnelles) et une logique entrepreneuriale. Quoique de façon un peu surprenante, l'apparition du petit Matin s'intégrait à cette donne, voyant entrer le groupe Vers l'Avenir dans son capital et dans son schéma industriel.

Un rebondissement a remis radicalement en cause cette évolution attendue. Il est venu de la nécessité de recourir à un partenaire français (La Voix du Nord) qui devait, en s'y associant, permettre au groupe de Namur de s'étendre alors même que ses résultats s'essoufflaient. Mais, à peine l'alliance scellée par la création d'une société commune (51% Vers l'Avenir, 49% Voix du Nord) destinée à gérer les participations extérieures de Vers l'Avenir, on apprenait en effet le rachat d'une majorité des parts du quotidien nordiste par... le groupe Rossel. D'où résultait une configuration bipolaire mais siamoise du secteur de la presse quotidienne francophone.

Toutes les conséquences de ce coup de théâtre et de l'imbroglio juridique qui s'ensuit ne sont pas encore advenues. Pour autant, la situation a notablement évolué depuis.

1° Après des péripéties nombreuses, l'évêché de Namur s'est désengagé du groupe Vers l'Avenir, en cédant son leadership à un consortium où domine la VUM, société d'édition flamande aux mains de la famille Leysen.

2° Quant au troisième groupe (IPM), il est parvenu à se soustraire à l'emprise de son candidat racheteur (Vers l'Avenir) : la toujours juteuse DH continuera à soutenir seule la toujours déficitaire Libre Belgique sous la férule de la famille Le Hodey.

Ce qui apparaît nettement ensuite, c'est la perte de contrôle du secteur par les capitaux endogènes. Flandre et France ont fait de la presse quotidienne belge francophone une annexe de leur marché domestique. La formule du Vif/ L'Express se répand. L'opération spectaculaire de Rossel doit être aussi comprise comme le signe d'une réconciliation de son actionnariat partagé en deux zones d'influence : celle de la famille Rossel (majoritaire) et celle de la Socpresse (ex-groupe Hersant) détenant 40% du groupe bruxellois. Cette dernière est aussi propriétaire du Nord Éclair, déficitaire dans les grandes longueurs, mais qui se trouve potentiellement valorisé par la prise de possession de la Voix du Nord. Désormais, ceux que la famille Rossel avait juré de traiter comme des parias sont devenus actifs dans la gestion stratégique du groupe... Si quelques potiches locales figurent encore dans le tour de table du groupe Vers l'Avenir, ils cacheront mal la toute puissance de la VUM. Il en va de même pour la reprise du Matin par le groupe France-Soir, et des alibis locaux dont elle s'est entourée. Cette tendance à l'internationalisation devrait s'approfondir, car le fougueux patron du groupe français a certainement d'autres vues sur notre marché que cette entrée en matière marginale. Quant à Métro, après avoir alerté Rossel, il n'a même pas pu recruter un partenaire local...

 

Remous sociaux

Les symptômes d'un malaise sont pourtant bien perceptibles. Inquiétudes, conflits et grèves ont en effet marqué le climat social de la double restructuration de Sud Presse et du groupe Vers l'Avenir. Grève classique et "dure" dans le premier cas, mouvements plus timorés marqués par les incertitudes sur l'avenir de l'entreprise pour le second : le désengagement long et mouvementé des propriétaires historiques (l'évêché de Namur) et l'arrivée des nouveaux (la VUM de la famille Leysen) ont été vécus avec fébrilité. Le Soir aussi a connu sa grève où les journalistes salariés ont marqué leur solidarité avec leurs collègues "faux indépendants" : un conflit original et emblématique dont la conduite patronale, d'abord arrogante, a laissé des traces dans le management du quotidien déjà traversé par un mal-être sensible depuis plusieurs années. Le départ du rédacteur en chef, Guy Duplat (devenu collaborateur de La Libre), la campagne menée par les candidats à sa succession, le retard mis à définir une nouvelle formule en chantier depuis des mois, le nouvel organigramme alambiqué de la rédaction sont autant de symptômes de ce climat pourri par un vedettariat journalistique dont on ne sait s'il est la cause ou la conséquence de l'inconsistance de la ligne rédactionnelle du journal. Une inconsistance que révèle avec plus d'éclat encore la formule mise en place depuis le 12 décembre. Enfin, l'épicentre du dispositif de l'information, à savoir Belga (1), a lui aussi été marqué par des mouvements sociaux, et cela dans la plus grande indifférence.

Ces conflits relèvent d'une double lecture. On peut s'arrêter à leur aspect classique et n'y voir qu'une défense de l'emploi, des conditions de travail ou du statut. Le projet d'installer une structure de négociation collective poursuivi par la ministre de l'Emploi soutient cette vision banalisatrice. Mais les obstacles rencontrés par ce projet sont révélateurs. Tant dans la production (imprimerie) que dans les rédactions, on a affaire à des traditions corporatives solides : les travailleurs du secteur ne se regardent pas comme des travailleurs comme les autres. À quoi il faut ajouter une disparité objective du secteur entre les deux parties du pays, mais aussi la volonté d'affirmation subjective flamande qui a abouti à la scission de l'AGJPB (2), longtemps retardée pourtant. Les tensions communautaires ne sont pas étrangères aux malaises de Belga.

 

Une identité professionnelle à recomposer

Si la presse quotidienne reste le lieu emblématique de l'affirmation professionnelle des journalistes, cette revendication fière apparaît, de plus en plus, comme un déni de réalité face à une profession encombrée et en proie à des crises d'identité. Et les cicatrices laissées par la marche blanche sont encore visibles, malgré le triomphe apparent et tardif d'une conception institutionnelle du métier. Pourtant, au-delà de ces événements qui ont signalé le rôle de premier plan joué par les médias et les journalistes en particulier, deux logiques tendent à concentrer, individuellement et collectivement, la responsabilité éditoriale sur la profession. D'une part, le désengagement des "autorités morales" et des traditions de clivage dans l'édition au profit d'acteurs de nature de plus en plus exclusivement économique est aujourd'hui totalement accompli (cfr infra). En outre, le capital des sociétés éditrices est de plus en plus exogène à la Communauté politique au sein de laquelle s'exerce la responsabilité éditoriale des journaux. Tout cela laisse les journalistes seuls face à eux-mêmes quant à la représentation de leur fonction sociale ou quant à la résistance qu'ils ont à opposer aux pressions diverses (commerciales, politiques...) qui pèsent sur elle. D'autre part, la jurisprudence fait du journaliste le dépositaire d'une responsabilité éditoriale de première ligne : c'est ce que montrent de façon constante les récents procès.

Ainsi, la revendication par les journalistes d'un capital symbolique trouve-t-elle un double fondement au moment même où la profession se trouve particulièrement fragilisée. Ce paradoxe appelle quelques remarques stratégiques. La structuration réelle d'une association de rédacteurs constitue désormais un élément essentiel qui permet d'atténuer les effets d'une telle tension. Dans les rédactions où existe une tradition solide et effective de cette nature, là où il ne s'agit pas de coquilles vides, la profession peut encore (se) réfléchir son rôle dans la société et le préserver. Or, malgré les concurrences nouvelles et sa propre diversification, la presse quotidienne écrite reste un lieu stratégique où se définit le modèle de référence pour ce qui constitue une fonction essentielle dans une démocratie d'opinion. La prise en compte de ces deux éléments pourrait justifier la réorientation des aides publiques vers ces sociétés de rédacteurs, mais elle marque aussi les limites d'une telle réorientation.

En tout état de cause, deux éléments paraissent stratégiques dans la nouvelle configuration socio-économique de la presse écrite. D'une part, la formation des journalistes constitue une base essentielle : au-delà du professionnalisme, on attend d'eux qu'ils soient, à défaut d'autres acteurs sociaux, conscients et responsables des effets qu'ils produisent. D'autre part, et dans le même esprit, il est souhaitable qu'ils organisent un retour de leur public autrement que sur le mode chiffré de l'audience ou tout à fait empirique du bouche-à-oreille ou du courrier des lecteurs.

 

Théo Hachez

1. L'agence Belga est l'agence nationale belge d'informations générales. Constituée en société anonyme, elle est composée majoritairement d'actionnaires représentant la presse écrite et audiovisuelle.

2. Association générale des journalistes professionnels de Belgique

 

Presse quotidienne : on se concentre...

En Communauté française, la presse quotidienne ne compte plus aujourd'hui qu'une dizaine de titres seulement, alors qu'en 1903, soit à une période considérée comme l'apogée de la presse écrite, il existait en Belgique près de 1.100 journaux dont 105 quotidiens et, parmi ceux-ci, 86 feuilles politiques. Relevant à la fois de la liberté d'expression et de la liberté d'entreprise, vendant à la fois un bien culturel et un bien économique, les entreprises de presse n'ont pas échappé aux contraintes du marché et, principalement, au phénomène de concentration. Celui-ci a pris des formes variées allant de la fusion de sociétés existantes au simple accord de partenariat technique, commercial ou rédactionnel. Une analyse de l'actionnariat des titres existants révèle une réalité plus nuancée en termes d'indépendance et de pluralisme.

D'une part, deux groupes de presse dominent le marché, à savoir :

      • - Le groupe Rossel, contrôlé à 42% par la Socpress (groupe français Hersant), à travers Le Soir et les quotidiens de Sud-Presse : La Meuse, La-Lanterne, La Province et La Nouvelle Gazette;
      • - Le groupe Vers l'Avenir, devenu Médi@bel – contrôlé notamment par l'Évêché de Namur et depuis, 1999, par le groupe flamand VUM – qui édite par ailleurs Vers L'Avenir, Le Rappel (Charleroi), Le Courrier de l'Escaut (Tournai), Le Jour-Le-Courrier (Verviers) et L'Avenir du Luxembourg (Arlon). Ce même groupe contrôle la S.A. Informations et Productions Multimédias (IPM) qui édite La Dernière Heure et La Libre Belgique.

 

Presse écrite et audiovisuel

D'autre part, outre des accords de partenariat entre les entreprises de presse écrite, des liens se sont tissés entre le secteur de la presse écrite et celui de l'audiovisuel. L'exemple le plus marquant est fourni par Audiopresse, une société anonyme créée en mars 1985 par la majorité de quotidiens francophones, qui a pour but d'étudier, de développer et d'exploiter toutes les formes de communication audiovisuelle tant dans le secteur privé qu'en association éventuelle avec le secteur public. Concrètement Audiopresse est actionnaire de RTL-TVI et partenaire de la télévision privée en vertu d'une convention conclue avec la CLT, le 14 juin 1985. Ce partenariat porte notamment sur une collaboration rédactionnelle en matière d'informations régionales diffusées dans le cadre de journaux télévisés, en contrepartie d'avantages publicitaires. Des collaborations existent aussi avec les radios locales.

Cet intérêt de la presse écrite pour le secteur audiovisuel a en outre été soutenu par les pouvoirs publics afin de sauvegarder autant que faire se peut la santé financière de la presse écrite.

Enfin, les deux régies publicitaires (Scripta et Full Page) dominent la majorité de la publicité de la presse quotidienne francophone et flamande.

 

Côté flamand

Conséquence du même phénomène de concentration, la presse quotidienne compte, en Communauté flamande, un nombre également restreint de titres : quatre groupes de presse sont présents pour six rédactions indépendantes :

  • - VUM (Vlaamse Uitgeversmaatschappij), 1er groupe : De Standaard, Het Nieuwsblad, De Gentenaar, Het Volk;
  • - De Persgroep : Het Laatste Nieuws/De Nieuwe Gazet, De Morgen;
  • - RUG (Regionale Uitgeversgroep) : De Gazet van Antwerpen/Gazet van Mechelen, Het Belang van Limburg;
  • - Tijd : De Financieel Economische Tijd.

 

Source : Stéphane Hoebeke et Bernard Mouffe, Le Droit de la presse, Éd. Academia-Bruylant, L-L-N, 2000