"Avec le consentement de toutes les parties, votre honneur, nous vous demandons simplement de noter que la plainte est retirée". Stephanus Cilliers, l’avocat des 39 firmes pharmaceutiques qui avaient déposé plainte contre l’État sud-africain pour avoir autorisé l’importation de médicaments génériques pour le traitement du sida, a mis fin, le 19 avril dernier, à une procédure engagée depuis 3 ans. Cet épisode illustre une fois de plus l’important conflit d’intérêt entre le droit des brevets de l’industrie pharmaceutique et le droit à la santé des populations, en particulier, les plus pauvres d’entre elles...


Bien qu’elles tentent de sauver la face, il s’agit d’une reculade humiliante pour les firmes pharmaceutiques puisque cette décision rend possible l’importation et la copie de médicaments essentiels en Afrique du Sud. C’est donc une victoire pour tous ceux qui s’étaient mobilisés à travers le monde suite à la campagne lancée l’an dernier lors de la XIIIe Conférence internationale sur le sida à Durban, une des villes d’Afrique du Sud les plus touchées par le sida. Même si la Fédération internationale de l’industrie du médicament se rassure en estimant que l’accord conclu avec l’Afrique du Sud confirme "la forte protection intellectuelle des brevets", il reste que la marge de manœuvre des industries pharmaceutiques se voit considérablement réduite. Comme l’explique un responsable d’un groupe français au quotidien Libération : "On peut désormais avoir la certitude que les laboratoires seront dorénavant obligés de fournir à l’Afrique du Sud des prix suffisamment bas pour que le recours aux génériques ne soit plus justifié. La pression est trop forte." C’est donc une victoire pour les ONG qui se sont fortement mobilisées dans cette affaire. Alors qu’un traitement par une combinaison d’antirétroviraux pouvait s’élever à entre 20 000 et 30 000 dollars par an et par patient en Afrique du Sud, l’Inde propose des médicaments génériques à quelque 300 dollars par an et par patient.

Une loi illégale ?
En 1997, le gouvernement sud-africain vote une loi destinée à améliorer l’accès aux médicaments essentiels auxquels la majorité de la population ne peut avoir accès, contournant ainsi le monopole dont bénéficient les détenteurs de brevets. Celle-ci ne concerne donc pas seulement les traitements du sida. Mais, dans un pays où une personne sur cinq (soit 4,7 millions d’hommes et de femmes) est atteinte par le virus du sida et où les traitements sont impayables, le vote de cette loi était une question de vie ou de mort. Elle devait permettre à l’Afrique du Sud d’importer des médicaments au prix le plus avantageux. Il s’agit surtout de médicaments génériques, moins chers que les médicaments originaux parce qu’ils ne sont plus sous brevet. Cette loi fut aussitôt contestée par 39 firmes pharmaceutiques au nom des règles internationales fixées par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en invoquant l’accord TRIPS, c’est-à-dire l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce. Or, précisément, c’est en invoquant l’article 31 de celui-ci, qui prévoit des exceptions "au nom de l’urgence nationale", que le Brésil (comme l’Inde et la Thaïlande) fabrique des médicaments génériques et que l’Afrique du Sud recourt à l’importation parallèle de médicaments moins coûteux. Ce procès, qui avait débuté le 5 mars dernier a été abondamment relayé par les médias dans le monde entier. C’est que ce conflit est exemplaire. D’un côté, il y a le droit et le devoir des États à garantir l’accès aux soins de millions de personnes contaminées par le virus HIV, de l’autre le droit du commerce mondial qui, par le système des brevets, protège la propriété intellectuelle des laboratoires pharmaceutiques, mais aussi de plantureux bénéfices.

Les firmes pharmaceutiques ont fini par abdiquer devant les pressions internationales. Le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan avait lui-même lancé une campagne hautement politique en faveur de l’accès aux médicaments génériques contre le virus VIH-sida dans les pays du sud. Le Parlement européen votait le 14 mars dernier, à une très large majorité, une résolution d’urgence appelant non seulement les 39 firmes à retirer leur plainte, mais aussi à une révision des accords de l’OMC régissant la propriété intellectuelle des médicaments "pour garantir que les droits des pays en développement d’obtenir des médicaments vitaux au prix le plus bas possible, que ce soient des brevetés ou des génériques, soient respectés." Mais la pression venait principalement des ONG. Ainsi, sur place, le TAC (Treatment Action Campaign), une ONG sud-africaine militant pour l’accès aux traitements des séropositifs, demanda que les firmes pharmaceutiques expliquent devant le tribunal pourquoi les prix des médicaments peuvent atteindre jusqu’à 20 fois leur coût de production et pourquoi bénéficient-ils d’une aussi longue protection, le brevet légal garantissant un monopole de production et de vente pouvant aller jusqu’à 20 ans. La protection par les brevets, destinée en principe à promouvoir l’innovation, se traduit en fait par des prix plus élevés pour le consommateur et plus de profits pour les fabricants. La durée moyenne de protection d’un brevet tourne actuellement autour d’une quinzaine d’années alors qu’elle était de huit ans au début des années 80. Les firmes pharmaceutiques parviennent ainsi à retarder la mise sur le marché de nouveaux génériques.

Plus de pub que de recherche
En renonçant au procès, les firmes pharmaceutiques échappent à l’obligation de s’expliquer sur leur manière de fixer les prix des médicaments. Ceux-ci sont fixés de manière tout à fait opaque et varient de manière inexplicable d’un pays à l’autre en fonction des rapports de force sur le marché. Elles échappent aussi à l’obligation de dire comment des brevets censés financer leurs recherches ne sont parfois que des mises au point de résultats repris à des fonds de recherche financés par les États. Un procès aurait certainement permis de mieux connaître les stratégies commerciales des firmes pharmaceutiques et, notamment, de mettre en lumière leurs importantes dépenses de publicité et de marketing. Celles-ci, en moyenne, sont estimées à 35% des budgets, soit le double des moyens accordés à la recherche et au développement ! La pression morale était trop forte. Comment, au nom de la "propriété intellectuelle", pouvait-on laisser souffrir et mourir chaque jour des patients parce qu’ils n’ont pas les moyens de se procurer les médicaments leur permettant de réduire leurs souffrances et d’allonger leur espérance de vie ? Les firmes pharmaceutiques, d’habitude plus avisées dans la promotion de leur image de marque, se sont égarées dans un combat perdu d’avance. Comment, en effet, défendre aux yeux du monde que les profits commerciaux peuvent l’emporter sur le droit à la vie de millions de personnes ? Comment défendre l’idée que l’on peut tirer profit d’un cauchemar de santé publique ? Comment expliquer que les firmes pharmaceutiques se sont si tardivement rendu compte de l’impasse dans laquelle elles se sont fourvoyées, si ce n’est en constatant qu’elles ont agi dans cette affaire comme elles l’ont fait dans d’autres situations qui n’avaient pas le retentissement mondial de la pandémie du sida ?

En effet, combien de maladies endémiques dans les pays du Sud (mais ignorées dans nos régions) ne bénéficient pas de la recherche des laboratoires pharmaceutiques ? Peu de laboratoires commerciaux travaillent sur le paludisme qui ne concerne pas les pays riches (sinon les voyageurs). Les firmes ne produisent pas les molécules qui existent, faute de rentabilité. C’est aussi le cas pour la maladie du sommeil ou les leishmanioses (parasitoses). De manière générale, informe Médecins Sans Frontières, il faut savoir que près de 17 millions de personnes dans le monde meurent des suites d’une maladie infectieuse : 97% des décès surviennent dans les pays en développement. Rien qu’en Afrique sub-saharienne, les maladies infectieuses sont responsables de plus de la moitié des décès. Sur les 1 223 médicaments développés entre 1975 et 1997, seulement 13 sont utiles au traitement d’une maladie tropicale. À peine 8% des dépenses pharmaceutiques sont consacrés aux pays en développement alors qu’ils représentent 75% de la population mondiale...
Les firmes pharmaceutiques avaient donc décidé, dans un magnifique élan, de faire de la résistance à la loi sud-africaine une question de principe, déclarant que "les produits génériques sont des actes de piraterie". Il s’agit, disaient-elles, d’un vol intellectuel. Mais qu’est-ce que la "propriété intellectuelle"? Peut-elle être mesurée de la même façon que l’on est propriétaire de sa maison ? À cette question, Daniel Cohen répond dans le quotidien Le Monde : "La propriété intellectuelle est d’une tout autre nature que la propriété tout court… Mourir d’une maladie dont le remède existe déjà n’est pas comme envier le propriétaire d’une paire de mocassins… : ce n’est pas seulement injuste au sens ordinaire du terme, c’est inutile, “inefficient” au sens économique." Pourquoi donc mettre des obstacles à partager des biens qui ne demandent qu’à l’être ? Certes, tout ne peut être gratuit. Mais on sent bien que le prix de la santé ne peut être fixé comme celui d’une maison. Autrement dit, même si la santé a un coût, elle ne peut être objet de commerce. D’ailleurs, les produits génériques contre le sida ne constituent pas un manque à gagner pour les entreprises pharmaceutiques, comme elles le prétendent, puisqu’elles n’incluent pas dans leurs perspectives de profits de vendre aux pays pauvres.
Pourquoi, alors, l’industrie pharmaceutique s’est-elle opposée de manière si unanime et si forte à une loi sud-africaine, un pays durement touché par le sida, qui ne représente pourtant que 1% des ventes de médicaments ? "Ce procès résume bien toute l’hypocrisie de l’industrie pharmaceutique", estime Justin Forsyth, un des responsables d’Oxfam. "Les firmes parlent d’améliorer l’accès des gens aux médicaments, mais seulement à leur convenance. Lorsque le gouvernement sud-africain a voulu mettre en vigueur sa législation pour réellement améliorer cet accès, les firmes l’ont tout de suite bloqué. C’est un message destiné à refroidir les gouvernements des autres pays en développement : jouez selon nos règles, ou assumez-en les conséquences." Ce qu’elles craignaient, bien sûr, malgré l’actuelle faiblesse de ce marché, c’était d’ouvrir la porte au déferlement des médicaments génériques.

Stratégie US
Les États-Unis, qui ont déposé plainte de leur côté contre le Brésil pour avoir autorisé la production nationale de médicaments génériques (jugement avant la fin de cette année), n’ont pas caché qu’il s’agissait de tester la capacité de l’administration américaine à imposer les règles du libre-échange dans le reste du monde. Mais le reste du monde ne s’en est pas laissé imposer. Paradoxalement, en se présentant à la face du monde comme un lobby puissant, les firmes pharmaceutiques ont démenti l’objectif qu’elles prétendent défendre : la liberté commerciale et la libre concurrence. En fin de compte, la manière très offensive avec laquelle elles ont défendu le droit de propriété intellectuelle s’est retournée contre elles. Leur manière de jouer dans cette aventure a sans doute été le meilleur argument pour faire émerger un peu plus la conscience que la santé est avant tout un "bien public" à partager. Le procès de Pretoria refusé par les industriels de la pharmacie est un moment important dans la résistance des pays du Sud aux pays industrialisés. Mais il ne s’agit là que d’une étape.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes que la lutte pour l’accès aux soins des malades atteints du virus HIV se déroule dans un pays où le président, Thabo Mbeki, a donné une large place aux thèses des "dissidents" du sida. Pour ceux-ci, en effet, il existe un sida spécifique à l’Afrique (qui n’a rien à voir avec le sida "occidental") et contre lequel des médicaments comme l’AZT ne seraient pas efficaces (lire à ce sujet "La croisade du président sud-africain contre le sida", Esprit - janvier 2001). Les militants sud-africains se mobilisent maintenant pour la production et la distribution de ces médicaments. L’insuffisance de l’infrastructure sanitaire, la précarité des conditions de vie, les tabous culturels freineront encore longtemps les actions de santé, pour le sida comme pour toutes les autres maladies.

Christian Van Rompaey

D’autres modèles possibles et souhaitables

Le GK (Gonoshasthaya Kendra), autrement dit le "mouvement pour la santé populaire", a été fondé en 1972 au Bangladesh par des médecins progressistes qui avaient soigné bénévolement des combattants pour la liberté. Ils ont commencé à Savar, à 40 km de la capitale Dhaka, avec un centre de santé pour la population. GK a depuis lors évolué vers un mouvement qui, outre les soins de santé, a développé d’autres initiatives. L’émancipation des plus pauvres restant le fil rouge de leur action. Parmi ces initiatives, GK a commencé en 1981 à assurer l’accès des médicaments aux plus pauvres grâce à la production de médicaments essentiels, en collaboration avec les instituts de recherche des universités du Bangladesh. L’entreprise (Gonoshathaya Pharmaceuticals Limited) produit actuellement des médicaments génériques de haute qualité et meilleur marché que les médicaments amenés sur le marché par les multinationales. Depuis 1986, et malgré le boycott solide de certains lobbies, l’entreprise a réussi à produire les matières premières pour la fabrication des antibiotiques. La qualité des matières premières est internationalement reconnue via des normes ISO et le contrôle de l’OMS. La production de 60 tonnes de médicaments par an est suffisante pour couvrir 90% des besoins locaux en antibiotiques. Notons par ailleurs que les 250 membres du personnel de l’entreprise sont principalement des femmes qui bénéficient de tous les avantages sociaux conformément aux conventions sur le temps de travail, le repos nocturne, la sécurité sociale, etc.

C.M.