Flottes vieillissantes, environnement hostile, conditions de travail sous la norme, violations des droits fondamentaux, piraterie... Le cocktail est explosif et, selon l’Organisation internationale du travail (OIT), il fait de la profession de marin-pêcheur l’une des plus dangereuses au monde. Suite de l’enquête menée par la Confédération internationale des syndicats libres (CISL).


Selon un récent rapport publié par l’Organisation internationale du travail (0IT), plus de 24.000 pêcheurs et autres personnes travaillant dans la pisciculture et la transformation du poisson sont tués chaque année. Aux États-Unis, indique le rapport, le taux d’accidents mortels pour l’industrie de la pêche était, en 1996, seize fois supérieur à celui enregistré chez les pompiers ou chez les policiers et quarante fois plus élevé que la moyenne nationale. Au Danemark, de 1989 à 1996, ce taux était 25 à 30 fois plus élevé que pour les personnes travaillant sur la terre ferme. Quatre cents pêcheurs meurent chaque année dans des accidents en Chine, et en Tunisie le taux d’accidents mortels des pêcheurs frise le double de la moyenne des autres industries. Quant aux accidents non mortels, leur nombre atteindrait 24 millions de par le monde, estime l’OIT. Malgré cette hécatombe, l’appel du grand large semble le plus fort et le nombre de pêcheurs ne cesse d’augmenter. L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) parle d’un total de 28 millions de pêcheurs en 1990 contre 13 millions en 1970. Quelque 15 millions d’entre eux travaillent aujourd’hui sur des navires dont plus de 90 % font moins de 24 mètres.

Insécurité
Si les intempéries et le déchaînement des éléments constituent des sources constantes de danger pour la profession, d’autres facteurs, humains cette fois, sont également mis en cause. Parmi ceux-ci, l’OIT cite la fatigue des équipages, la vétusté des équipements et aussi "la tendance... à l’inscription des navires de pêche de gros tonnage dans des pays de libre immatriculation, dont certains ont un historique lourd en matière d’accidents". En clair, des pavillons de complaisance. Une tendance "lente" reconnaît l’OIT mais qui semble s’accélérer à mesure que les propriétaires cherchent à esquiver les règlements en matière de sécurité.
La flotte mondiale de pêche est passée de 594.000 navires en 1970 à 1.258.200 en 1995. Le nombre de nouveaux navires de pêche a chuté en 1995 et 1996, mais 1997 marque une reprise dans la construction. Quinze pour cent des navires construits entre 1991 et 1995 battent pavillon de complaisance (Honduras, Liberia, Chypre et Panama). La flotte de complaisance atteint déjà 15 % pour les gros tonnages et est en augmentation. La tendance à l’enregistrement sous pavillon de complaisance peut aussi s’expliquer par la vieillesse de la flotte de pêche : en 1995 près de la moitié des navires de pêche affichaient plus de vingt ans, une donnée confirmée par les statistiques de la très réputée compagnie d’assurances maritimes Lloyds qui estime aussi à vingt ans l’âge moyen des bateaux de pêche dans monde.
Outre la vétusté et les carences de sécurité sur les navires, les conditions de travail des marins pêcheurs sont aussi influencées par le système de rémunération. "Traditionnellement, dans l’industrie de la pêche, le système de rémunération consiste à partager la prise", relève l’OIT. Cela encourage bien naturellement les équipages à accroître la productivité en travaillant avec une équipe aussi réduite que possible et durant de longues heures d’affilée. "L’absence d’un salaire minimum pour les pêcheurs et le flou qui entoure la question des revenus (font que) certains pêcheurs peuvent être amenés à travailler de façon plus intensive et à prendre des risques inconsidérés", note encore le rapport. Dans ces conditions, le fait que la plupart des accidents sont dus à l’erreur humaine mérite d’être souligné. D’autant que, outre la fatigue causée par de longues journées de travail, nombre de pêcheurs se plaignent de rations alimentaires insuffisantes ou de mauvaise qualité lorsqu’ils sont en mer. Et beaucoup d’entre eux préfèrent souvent taire les problèmes de peur sinon de perdre leur emploi du moins une partie de leur salaire.
Principal fournisseur de main-d’œuvre, les agences de recrutement aux Philippines sont montrées du doigt. Ainsi il n’est pas rare que le marin pêcheur signe deux contrats : un à l’engagement par l’agence, l’autre lorsqu’il monte à bord du navire. On peut par exemple lire la clause suivante dans un de ces deuxièmes contrats : "Je suis informé qu’il n’y pas d’heures supplémentaires requises de la part d’un membre de l’équipage dans le bateau de pêche, donc il n’y a pas de paiement d’heures supplémentaires. Il n’y pas non plus d’horaire défini. Habituellement l’équipage doit travailler un minimum de 18 à 22 heures d’affilée". De telles clauses en disent long sur les conditions de travail et sans doute sur les causes des accidents. Des accidents qui, outre leur coût social, ont également un coût économique. Rien qu’aux États-Unis, on estime que les pertes en vies humaines et en bâtiments qu’occasionnent les accidents dans l’industrie de la pêche atteignent 240 millions de dollars, soit trois fois plus que les pertes du trafic pétrolier. Et encore, ces chiffres n’incluent pas les coûts indirects tels que le sauvetage en mer et les recherches pour les bateaux de pêche en perdition. De quoi, en tout cas, alimenter la réflexion sur la sécurité.

Piraterie
Autre facteur d’insécurité : l’augmentation de la piraterie. Ainsi, la crise asiatique a provoqué une recrudescence de la piraterie dans la région. Les eaux indonésiennes sont devenues les plus dangereuses en 1999. Les données recueillies par le Bureau maritime international (IMB) témoignent d’une augmentation sensible du nombre d’actes de piraterie dans le monde. En tout, 287 attaques ont été recensées entre janvier et décembre 1999 contre 202 pendant la même période en 1998. Seule consolation : alors que la piraterie avait coûté la vie à 78 marins en 1998, le nombre de décès à la suite d’un abordage n’est que de 3 en 1999.
Ce qui frappe, dans ce rapport 1999, c’est la recrudescence des attaques dans les eaux indonésiennes : de 60 en 1998, elles sont passées à 113 en 1999. Augmentation aussi de la piraterie dans la baie du Bengale : relativement épargné en 1998 (9 attaques), le Bangladesh a subi en 1999 pas moins de 23 attaques. En Afrique, à côté des côtes somaliennes qui restent dangereuses, les eaux nigérianes sont de plus en plus infestées : on y est passé de 3 cas de piraterie en 1998 à 11 en 1999. La situation semble, par contre, s’être améliorée en Amérique latine où le Brésil et l’Équateur, qui faisaient figure de sanctuaires privilégiés des pirates des Caraïbes, sont aujourd’hui "moins fréquentés".
La situation générale demeure en tout cas préoccupante pour l’IMB et son directeur adjoint Jayant Abhyankar, qui souligne "la violence des attaques". Sauf dans le cas de "bateaux fantômes" (des navires qui disparaissent avec leur cargaison et réapparaissent sous un faux nom), dont on dénombre encore plusieurs cas cette année, on ne peut faire de lien formel entre piraterie et pavillons de complaisance, dit en substance le capitaine Abhyankar. "Il est très facile d’obtenir à Belize ou au Honduras un pavillon temporaire et de reproduire les documents du bateau avec un ordinateur", souligne pour sa part Robert Gordon, directeur de Seasia P&I, une mutuelle d’armateurs, dans une interview publiée dans le journal Le Soir.

Une industrie vitale
Le poisson, y compris les crustacés, représente une importante ressource alimentaire. Selon l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), en 1996, la quantité de poisson disponible pour la consommation humaine s'établissait à 16 kg par personne. La production continue d'augmenter essentiellement en raison de la popularité croissante du poisson et des fruits de mer dans les pays les plus riches. En 1995, 85% de toutes les importations de poisson ont fini sur les tables du monde développé.

Abus
Disparu il y a un an et demi avec sa cargaison de 7.000 tonnes d’aluminium, le Tenyu, un navire japonais, a ainsi refait surface à quatre reprises sous un nom et un pavillon (de complaisance !) différents. À chaque fois, il s’est présenté dans un port et des expéditeurs pressés se sont fait gruger en lui confiant une nouvelle cargaison, qui a, bien sûr, été détournée. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que la piraterie augmente considérablement les risques du métier de marin. "Il est évident que toute personne impliquée dans le trafic maritime est exposée à des pertes à cause de la piraterie. Cependant si l’on considère les risques physiques, on doit bien constater que ce sont les membres des équipages à bord des navires qui sont brutalisés, estropiés, voire assassinés", soulignait récemment Jean-Yves Legouas, responsable de la section maritime de l’ITF. "De plus, poursuit le syndicaliste, les marins subiront généralement des pertes financières". En effet, le butin des pirates inclut généralement la paie des marins et ces derniers n’ont que peu de chances de récupérer leur argent auprès des compagnies d’assurances. Enfin, l’ITF rappelle, bien évidemment, le risque potentiel de catastrophe maritime qu’induit la piraterie. "Les attaques sur des navires en mouvement ont souvent lieu la nuit, dans des couloirs maritimes très fréquentés et les navires sont laissés sans contrôle pendant l’abordage", note Jean-Yves Legouas. Dans ces conditions, les dangers de collision ou d’échouage sont bien réels.
Rejetant l’idée de distribuer des armes aux équipages (qui ne ferait que lancer une véritable course aux armements avec des pirates dont l’arsenal est de plus en plus sophistiqué) ou le recours à des firmes privées de protection (en réalité "à de véritables mercenaires"), l’ITF n’est pas opposée à l’idée de patrouilles anti-pirates qui sillonneraient les endroits stratégiques sous les auspices des Nations unies, sorte de "Force de casques bleus navale". Soutenue par l’IMB, la proposition, lancée à l’origine par le président des armateurs japonais, semble en tout cas faire son chemin.

Luc Demaret
CISL