Le 21 juin dernier, le parlement wallon a voté un décret destiné à encadrer le commerce des armes et notamment l’exportation des armes fabriquées en Wallonie qui avait longtemps nourri la polémique. Le mois suivant, se tenait à New York une Conférence des Nations Unies ambitionnant de finaliser un Traité mondial sur le commerce des armes. Un seul constat: à Namur et plus encore à New York, l’éthique et les droits de l’homme n’ont pas fait le poids face au puissant lobby des fabricants d’armes.

 

Le parlement wallon a voté le 21 juin dernier un décret destiné à encadrer le commerce des « armes civiles et des produits liés à la défense ». Le texte porte sur deux volets. D’une part, il transpose une directive européenne devant faciliter le transfert de produits liés à la défense entre pays de l’Union européenne 1. D’autre part, il réglemente les exportations d’armes fabriquées par des entreprises situées en Région wallonne.
Ce dernier aspect a nécessité des mois de houleuses négociations avec les industries de l’armement (alliée pour la circonstance aux syndicats du secteur) et avec des ONG (Ligue des droits de l’Homme, CNAPD, Amnesty…). Ce décret « armes » a constitué une importante pierre d’achoppement pour le gouvernement wallon, tant les intérêts en présence étaient diamétralement opposés. Au final, le texte suscite la déception du secteur associatif et le scepticisme du secteur de l’armement. Chaque partie semble en sortir perdante. Mais les apparences peuvent être trompeuses. Explications.

Nécessaire réglementation

Jusqu’en juin dernier, la législation wallonne était très laxiste sur les procédures concernant les ventes d’armes à l’étranger 2. Ainsi, l’octroi des licences d’exportation relevait de la seule compétence du ministre-président de la Région wallonne.
Il existait bien une commission d’avis appelée à se prononcer sur certaines licences d’exportations d’armes vers des pays jugés « problématiques » qui remettait ses avis d’initiative ou à la demande du ministre. Mais ces avis n’étaient absolument pas contraignants pour le ministre compétent. En outre, l’instauration de la commission d’avis était assez informelle, car elle n’avait aucune base légale.
Le rôle du parlement se limitait à prendre connaissance deux fois par an d’un rapport sur les exportations d’armes. Un rapport à ce point obscur qu’on n’y expliquait par exemple pas pourquoi certaines licences d’armes avaient été refusées à certains pays afin de ne pas créer de jurisprudence 3.
Un tel cadre légal laissait aux industries de l’armement une grande liberté, protégeait l’opacité de leur commerce et des transactions effectuées.
Mais l’épisode de l’exportation d’armes de la FN Herstal vers la Libye a montré la nécessité de revoir ce décret. En 2008, l’entreprise concluait un contrat pour la fourniture d’armes légères aux autorités libyennes, connues pour leurs entraves aux droits humains. Des associations de défense des droits de l’homme craignaient donc que ces armes servent surtout à réprimer les opposants au régime de Kadhafi. Sous la pression du secteur de l’armement, le ministre compétent, Rudy Demotte (PS), accordait pourtant en juin 2009 les licences nécessaires pour mener à bien ce contrat qui comportait d’importantes pénalités de retard. Toutefois, dès août 2009, un recours intenté par la CNAPD et la Ligue des droits de l’Homme devant le Conseil d’État a permis d’obtenir l’annulation des dernières licences accordées 4. En 2011, Rudy Demotte admettra que les craintes soulevées à l’époque par les associations étaient fondées 5.
Loin d’être anecdotique, l’ « épisode libyen » a démontré qu’une entreprise d’armement wallonne pouvait signer des contrats avec des États peu fréquentables et commencer la production d’armes s’y référant en attendant une réponse claire du ministre compétent pour l’octroi des licences d’exportation. Pour ne pas mettre en péril le bénéfice important que ce type de contrats génère, l’entreprise concernée n’hésitait pas à exercer un lobbying constant et pressant auprès du ministre compétent en agissant le spectre de la perte milliers d’emplois. La rhétorique est connue, mais n’en est pas moins fallacieuse. Nous y reviendrons.
En 2009, pour ne plus être tirés à hue et à dia, les partis de la majorité « olivier » se mettent d’accord pour réglementer davantage les exportations d’armes et les soumettre à plus de contingences éthiques. C’est le début d’un long chemin de croix pour le gouvernement qui sera soumis à la pression d’une part des ONG qui désirent réglementer autant que possible les exportations d’armes pour protéger les populations des pays acheteurs et d’autre part, à celle des entreprises et de leurs syndicats qui ne veulent se voir opposer aucune contrainte – tout au plus « un cadre général de fonctionnement » 6 – afin, disent-ils, de ne pas mettre en péril la bonne marche des affaires et l’emploi.

Un lobby puissant

Après quatre versions différentes du projet de décret et de nombreuses passes d’armes entre les ONG et le secteur de l’armement, ce dernier en est sorti largement vainqueur. Rudy Demotte n’hésitant d’ailleurs pas à affirmer que le décret finalement adopté le 21 juin dernier rencontre près de 70 % des amendements proposés par le secteur. Certes, le monde associatif n’a pas été entièrement floué, car les procédures sont davantage balisées et la commission d’avis chargée de se prononcer sur les licences d’exportation qui ne jouissait d’aucune assise légale est dorénavant consacrée dans la loi. Toutefois, à bien des égards, l’éthique n’a pas fait le poids face aux logiques économiques, malgré les vaines incantations de la Déclaration de politique régionale du gouvernement en 2009 qui affirmait que le « développement économique ne peut faire fi des exigences éthiques et des droits fondamentaux à préserver ».
La dernière mouture du décret fait donc office, aux yeux des défenseurs des droits de l’homme, de minimum minimorum. Quelques illustrations.
D’une part, la volonté initiale de soumettre les décisions relatives aux licences d’exportations des armes à l’ensemble du Gouvernement et non plus au seul ministre compétent a vite été oubliée. Ce dernier reste le seul et unique décideur.
D’autre part, si des versions antérieures du projet prévoyaient d’instaurer une clause d’« autorisation préalable » que l’entreprise devait obligatoirement obtenir auprès du Gouvernement avant la conclusion d’un contrat d’armement avec un pays « sensible », la disposition est aujourd’hui réduite à peau de chagrin. En effet, dans sa version définitive, le décret ne contient plus qu’une clause d’« information préalable » uniquement pour les pays non membres de l’UE, de l’OTAN et de l’OCDE 7 et dans un certain nombre de cas très (trop !) spécifiques : pays soumis à un embargo qui a pris fin moins de 12 ans avant l’introduction de la demande de licence d’exportation d’armes, pays au sein desquels un coup d’État a eu lieu au cours des deux années civiles précédant la demande, etc 8. Plus étonnamment encore, le décret dispense de la procédure d’« information préalable » certains pays qui devraient pourtant y être soumis, simplement parce qu’ils ont déjà acheté pour plus de 350.000 euros d’armes à l’entreprise concernée au cours des six dernières années 9. Un comble! Le législateur fait donc un lien incompréhensible entre la fiabilité du demandeur et le montant des transactions effectuées. Autrement dit, des pays dont l’armement amassé suscite déjà des inquiétudes ne seront pas concernés par cette nouvelle procédure alors que c’est justement à leur encontre qu’il convient d’être le plus vigilant.
Incontestablement, l’industrie de l’armement a su faire entendre ses arguments au sein de la majorité wallonne. On voit donc mal comment ce nouveau décret pourrait provoquer le cataclysme social annoncé par les organisations syndicales du secteur et profondément affecter un secteur dont les bénéfices après impôt ont augmenté de 613 % depuis 2000 10 ! De même, le chiffre d’affaires de la FN Herstal a progressé de 117 % entre 2000 et 2010 tandis que l’emploi, lui, progressait de 25 %. À vrai dire, les objections de l’industrie de l’armement sur la notion d’information préalable sont incompréhensibles, car cette disposition vise à protéger en premier lieu le secteur en lui permettant de recevoir un signal clair sur la faisabilité d’une transaction avec les autorités d’un pays potentiellement problématique.
Compte tenu du contexte économique actuel, on peut certes comprendre que les syndicats de ces entreprises craignent des pertes d’emploi, mais certains de leurs propos sont pour le moins interpellants : « lorsque les règles appliquées à une entreprise empêchent cette entreprise de vendre ce qu’elle fabrique, il y a danger pour l’emploi » 11. Or, en l’espèce, la production de l’entreprise peut-elle être assimilée à n’importe quelle autre marchandise ? Nous ne sommes pas de cet avis. Les armes de la FN Herstal constituent peut-être l’un des fleurons de l’économie wallonne, il n’en reste pas moins qu’il y aurait lieu de réfléchir collectivement à d’autres plans de redéploiement de notre économie que la production d’instruments à tuer.
Bref, le décret nouvellement adopté semble être passé à côté de son objectif. Il ne fait aucun doute que les considérations éthiques ont été reléguées au second plan. Quand bien même certaines dispositions du décret seraient difficilement acceptables pour certaines industries privées, il y a lieu de s’étonner que le Gouvernement ne puisse pas se montrer plus ferme à l’égard de la FN Herstal qui, faut-il le rappeler, est une entreprise publique !
Décidément, hormis quelques timides avancées en faveur des droits de l’homme, l’industrie de l’armement garde les coudées franches pour développer son «business as usual».

Un traité mondial

L’éthique souhaitée initialement par le gouvernement wallon et continuellement par le secteur associatif est d’autant plus indispensable que mises entre de mauvaises mains, les armes légères sont des « armes de destruction massive ». D’après l’ancien Secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, elles tuent chaque année plus de 500.000 personnes. Aujourd’hui, il y a près de 900 millions d’armes légères en circulation aux quatre coins de la planète et 74 % d’entre elles sont entre les mains de civils 12. Malgré les efforts de communication du secteur, c’est la preuve que les armes produites ne sont pas toutes destinées aux forces de police ou aux armées des pays auxquels elles sont livrées, loin s’en faut.
Les données que nous avons communiquées précédemment donnent le tournis et justifient d’autant plus l’effort législatif tenté en Région wallonne. Toutefois, cette initiative doit également s’accompagner d’autres instruments juridiques pour encadrer le commerce d’armes légères et des munitions. Si l’Union européenne dispose déjà d’un arsenal législatif pertinent 13 en conditionnant par exemple la vente d’armes à la préservation des droits humains fondamentaux, il n’existe aucun instrument juridique international contraignant qui réglemente le commerce des armes conventionnelles et des munitions. Celles-ci peuvent donc inonder allégrement les zones de conflit et mettre au pilori des droits humains fondamentaux tels que le droit à la vie. Rappelons que pas moins de 2000 personnes sont tuées chaque jour du fait de la violence armée 14 et que « selon des estimations, l’Afrique perd 18 milliards de dollars par an en raison de la violence armée, soit à peu près le montant annuel de l’aide au développement pour l’ensemble du continent » 15.
C’est dans l’espoir de combler cet ahurissant vide juridique que s’est tenu du 2 au 27 juillet 2012 à New York la Conférence des Nations Unies sur un Traité sur le commerce des armes. Les ONG espéraient beaucoup de cette conférence car il y a urgence à se mettre d’accord. OXFAM révélait dans un rapport paru en mai dernier que des armes et munitions équivalant à un coût de 2,2 milliards de dollars ont pu être importées entre 2000 et 2010 par des pays qui étaient pourtant sous le coup d’un embargo. Preuve en est que la notion d’« embargo » et les textes juridiques non contraignants qui existent actuellement n’ont que peu d’effet sur le commerce des armes. En pratique, un traité sur le commerce des armes devrait donc contenir des normes contraignantes et suffisamment claires pour limiter autant que possible la marge d’interprétation des États et ainsi réduire au minimum leurs possibilités de se substituer aux obligations imposées. Au vu des enjeux économiques de ce commerce juteux, il convient de ne pas faire preuve d’angélisme aveugle : un traité sur le commerce des armes n’empêchera pas certaines ventes à des pays « problématiques » de se réaliser. Cela étant, la conclusion d’un traité aurait au moins le mérite d’établir des règles qui pourront rendre plus lisible un commerce beaucoup trop opaque et plus difficile la justification de ventes d’armes à des pays « sensibles ».
Malheureusement, la Conférence des Nations Unies sur un Traité sur le commerce des armes a accouché d’une souris. Les États présents ne sont pas parvenus à un accord. Pourtant, le 26 juillet, un projet de texte de traité leur a été soumis. Malgré d’évidentes lacunes (le texte proposé ne concernait pas les munitions de gros calibres, on ne pouvait l’amender qu’au consensus…), beaucoup d’États ont considéré qu’il s’agissait là d’une bonne base pour entamer des négociations. C’était sans compter sur certains États, dont les États-Unis qui ont torpillé l’initiative en prétextant qu’il leur fallait plus de temps pour se prononcer. Personne n’est dupe : à quelques mois des élections présidentielles américaines, de puissants lobbies comme la « National Rifle Association » (NRA) ont pesé de tout leur poids sur leur gouvernement pour mettre à mal la signature d’un traité mondial sur le commerce des armes. Aujourd’hui, l’avenir est plus qu’incertain car à l’issue de cette conférence, aucune décision n’a été prise, ni sur l’avenir du projet de texte de Traité ni sur une reprise ultérieure des négociations.
Vu les intérêts économiques en jeu et l’absence de volonté politique de certains États, les considérations éthiques ne pouvaient malheureusement pas espérer s’imposer et faire pencher la balance en faveur d’un traité mondial contraignant sur le commerce des armes. À vrai dire, dans ce domaine, le mot « éthique » semble avoir perdu ses lettres de noblesse depuis bien longtemps.



1. Directive 2009/43/CE du 6 mai 2009 concernant les transferts intracommunautaires de produits liés à la défense.
2. Loi du 5 août 1991 relative à l’importation, l’exportation et le transit d’armes, de munitions et de matériel devant servir spécialement à un usage militaire et de la technologie y afférente, modifiée le 07 juillet 2003.
3. Même législation, article 14.
4. Arrêt n° 197.522 du Conseil d’État du 29 octobre 2009.
5. http ://www.lalibre.be/actu/belgique/article/645769/demotte-les-craintes-emises-en-2009-etaient-fondees.html
6. Note à l’attention du Gouvernement wallon émise par l’industrie (AGORIA, BSDI, UWE) et les syndicats (CSC wallonne, CSC Metea, CNE, FGTB wallonne, Metallos FGTB, SETCA), p.1.
7. Remarquons qu’Israël, membre de l’OCDE depuis le 7 septembre 2010, jouira de facto d’un régime préférentiel pour ses approvisionnements en armes auprès de la Région wallonne…
8. Article 17, § 1, point 1 & 4 du décret du 21 juin 2012 relatif à l’importation, à l’exportation, au transit et au transfert d’armes civiles et de produits liés à la défense.
9. Même article.
10. Mampaey, Luc, «Armes : que changera réellement le décret wallon ?», Communiqué de presse du GRIP, Bruxelles, 29 novembre 2011.
11. Propos parus dans La Dernière Heure : « Licences d’armes : le gouvernement wallon trouve un accord », 01/06/2012.
12. http://www.iansa.org/system/files/GlobalCrisis07.pdf
13. Cf. Position commune 2008/944/PESC du Conseil du 8 décembre 2008 définissant des règles communes régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires.
14. Note d’Oxfam, « L’art du détail. L’importance de définir des critères exhaustifs et juridiquement contraignants pour le transfert d’armes », mai 2012, p.2.
15. http://www.oxfam.org/fr/campaigns/le-traite-sur-le-commerce-des-armes-en-questions.