Les impôts sont-ils de l'argent perdu? Nombreux sont ceux qui le pensent (1). Les immuables promesses électorales de réduction d'impôts ne sont-elles pas l'indice d'une impression récurrente de “payer trop de taxes” ? C'est que la fiscalité occupe une place importante dans notre société. Sur le plan financier, bien sûr, mais également politique en ce qu'elle traduit dès choix de société. Outre son importance en termes de ressources pour financer les activités des pouvoirs publics, la fiscalité, et plus particulièrement l'impôt des personnes physiques, constitue une pièce maîtresse du dispositif de redistribution des revenus.



L'impôt est d'une certaine façon le reflet de l'importance de l'intervention de l'État dans l'économie, en tant que producteur de biens et de services publics et en tant que redistributeur des revenus primaires (revenus du travail, revenus du capital). Il n'est guère surprenant qu'à ce titre il oppose la gauche et la droite.

Pour la gauche, les pouvoirs publics ont un rôle de premier plan à jouer dans ces domaines et il faut dès lors leur en donner les moyens. En effet, certains biens et services nécessaires à la population seraient trop inégalement accessibles s'ils n'étaient produits, que par le secteur privé et vendus selon la loi du marché. D'autre part, le “ laisser-faire ” aboutit à une répartition trop inégale des revenus. En particulier, l'État doit non seulement réduire l'inégalité des chances, mais aussi en réduire les effets et, plus encore, maintenir l'écart entre les revenus nets dans des limites socialement acceptables.

Pour la droite et les partisans du libéralisme, le secteur privé est plus efficient et plus efficace - lorsqu'il y a concurrence - parce que le marché sanctionne le producteur dont l'offre satisfait moins bien la demande qu'un autre. L'État devrait donc se cantonner dans un rôle limité au strictement nécessaire. Le marché devrait suffire à assurer une utilisation et une distribution “optimale” des ressources. Voilà pourquoi en matière de redistribution des revenus, les partisans du libéralisme veulent n'assurer qu'un minimum à chacun (et à condition de faire des efforts pour s'en sortir). Aux États-Unis, l'aide sociale est limitée dans le temps. En Belgique, les libéraux veulent conditionner l'octroi d'allocations aux chômeurs de longue durée à un travail obligatoire d'intérêt collectif de l'ordre d'une journée par semaine (2).

LES FONCTIONS DE L'IMPÔT
De manière générale, on peut attribuer trois grands objectifs à la politique fiscale: l'efficacité, l'équité et la fonction incitative.

L'objectif d'efficacité concerne le financement des biens et services collectifs ainsi que des transferts sociaux. Il s'agit que les recettes fiscales mais aussi "parafiscales” (les cotisations sociales) de l'État et de ses différentes composantes soient suffisantes pour pouvoir financer la production de biens et de services publics tels que l'infrastructure routière, l'enseignement, les transports publics, et les transferts comme les prestations de sécurité sociale (lire l'encadré). Un impôt doit donc rapporter. Ainsi, de ce point de vue, augmenter le précompte mobilier ne sert à rien si cela provoque plus d'évasion des capitaux. Dans une économie de marché, et selon la théorie économique néolibérale, il faut de surcroîtt faire en sorte que l'impôt perturbe le moins possible le mécanisme d'allocation des ressources de l'économie marchande. Nous reviendrons de manière critique sur ce point de vue.

L'objectif d'équité consiste à adapter l'impôt à la capacité contributive de chacun. C'est, en Belgique, la caractéristique de l'impôt direct (celui que paient directement les particuliers, les ménages ou les entreprises). Il est calculé en fonction du revenu ou du bénéfice. L'impôt sur les personnes physiques (IPP) est “progressif”, c'est-à-dire que son taux augmente suivant les tranches de revenu de manière telle que l'impôt à payer augmente plus que proportionnellement avec le revenu. L'IPP tient aussi compte des spécificités des contribuables: enfants à charge, conjoint à charge, enfant ou conjoint handicapé, mère ou père célibataire, etc.

Il peut être justifié que l'équité fiscale soit imparfaite dans la mesure où la fiscalité n'est pas le seul instrument d'équité pécuniaire entre les citoyens. Les transferts sociaux comme les allocations familiales, la tarification de certains services en fonction du revenu comme les services d'aide familiale, ou la sélectivité en fonction du revenu en soins de santé (tarif préférentiel “VIPO”, franchises sociale et fiscale) assurent également une redistribution selon les moyens ou selon les besoins. Dès lors, on peut se demander si l'appréciation de l'équité de la fiscalité prise isolément a toujours du sens.

Les impôts indirects, quant à. eux, sont prélevés sur l'acte de consommation (TVA et droits d'accises). Ce type d'impôt est moins visible puisque "noyé” dans le prix. Il n'est critiqué que par les indépendants et les sociétés qui doivent le verser directement à l'Administration des Finances. Mais finalement c'est le consommateur qui le paie. Il est généralement considéré comme moins équitable que l'impôt direct car il ne tient aucunement compte de la situation du "contribuable-consommateur”. Riches et pauvres paient le même taux de TVA sur les biens de consommation. Mais la part de la consommation dans le revenu est plus élevée pour les bas revenus, ce qui fait que ceux-ci paieraient proportionnellement à leur revenu plus de taxes indirectes que les hauts revenus, s'il n'y avait pas de différence de taux de TVA entre les produits de base et, les autres produits. Les hauts revenus consomment aussi plus de produits frappés d'accises qui sont d'un taux supérieur au taux de TVA. Finalement, les études ne montrent pas que l'impôt indirect soit réellement contre-redistributif. Il permet même de taxer des revenus non déclarés ou non imposables au titre de l'impôt sur le revenu dont bénéficient surtout les ménages à haut revenu.

Malgré cette complexité à lire les choix de société dans l'ensemble des transferts (impôts, prestations sociales, subsides, etc.), il y a lieu de plaider pour un impôt direct qui effectivement traduise plus clairement de tels choix parce que c'est l'impôt sur le revenu qui est le plus visible pour le citoyen.

INCITATION
Troisième objectif de la politique fiscale: certains types de taxes visent à modifier des comportements des agents économiques dans le sens souhaité par les responsables politiques. C'est la fonction incitative. L'exemple type en est l'écotaxe qui vise à dissuader l'achat de produits non biodégradables, de produits qui ne sont ni réutilisables, ni recyclables ou encore de produits dont la surconsommation détruit l'environnement en les rendant plus coûteux que d'autres produits de substitution (3).

De même, on pourrait citer la taxe sur les immeubles abandonnés qui vise à lutter contre les chancres. D'autres taxes ont un effet incitatif même si ce n'est peut-être pas ou plus l'intention du législateur. Les droits d'enregistrement liés à l'achat d'une habitation incitent les travailleurs à rester habiter dans leur région même si cela les oblige à de longues navettes vers leur lieu de travail. Les féministes fustigent le quotient conjugal parce qu'il inciterait encore une partie des femmes à ne pas travailler, alors que pour d'autres il s'agit avant tout d'une formule d'équité.

CONTRADICTION ENTRE OBJECTIFS?
Efficacité, équité et incitation. Ces trois objectifs de la politique fiscale sont souvent contradictoires. Ainsi que le relève Ch. Valenduc, l'objectif d'efficacité selon son acception libérale heurte par principe celui d'équité. “L'efficacité et l'équité sont deux objectifs différents et souvent contradictoires. À l'objectif d'équité s'oppose la thèse néolibérale selon laquelle le but premier, voire exclusif, de l'impôt est de financer les dépenses publiques jugées nécessaires en perturbant le moins possible le marché. [ ... ] Or, le marché est un mécanisme où les prix règlent l'affectation des ressources de façon optimale. Pour que des impôts soient efficaces, la théorie économique dit qu'ils doivent perturber le moins possible les prix, de façon à minimiser les modifications des quantités échangées sur les différents marchés. Pour qu'un impôt respecte ces conditions, il faut qu'il ait le taux le plus bas possible, et qu'il soit d'application générale (sans exemption particulière), ce qui revient à être aussi neutre que possible. Vidéal de l'efficacité, c'est l'impÔt par tête, dont l'illustration est la "poll-tax” (4) de Margaret Thatcher. Il est en effet évident qu'un tel impôt ne modifie pas les prix. En outre, il n'aura d'effet ni sur le nombre d'heures de travail prestées, ni sur le choix entre consommation et épargne, ni sur le choix entre travail et loisir
Les deux thèses sont donc contradictoires: l'objectif de redistribution requiert des taux progressifs et le critère d'efficacité les taux les plus bas possible
” (5). Cependant, l'optimalité du mécanisme de marché d'une part suppose qu'il y ait concurrence parfaite, ce qui souvent n'est pas le cas, et que le comportement des individus, ménages et entreprises corresponde à certains critères définissant la “rationalité économique ”. D'autre part, elle fait abstraction des différences de capital de départ entre les personnes (revenus des parents, éducation, héritage), qui déterminent grandement la -reproduction des inégalités sociales. Enfin, on attribue un rôle minimal du secteur publie dans la production de biens et services.


La théorie néolibérale mise à part, les objectifs d'efficacité et d'équité peuvent au contraire être complémentaires: lutter contre la fraude fiscale améliore tant le rendement que l'équité de la perception de l'impôt.

Dans l'exemple de l'écotaxe, la fonction incitative s'oppose à terme au rendement si la taxe provoque les changements de comportement souhaités. Mais, dans ce cas, si l'objectif recherché est l'incitation, il n'y a pas de contradiction entre objectifs.

LA LÉGITIMITÉ DE L'IMPÔT
La légitimité de l'impôt n'est pas qu'il soit populaire en soi, mais que les dépenses publiques et la manière de les financer, ensemble, remportent l'adhésion d'une majorité de l'électorat. Il est impérieux de faire prendre conscience de cette interdépendance au lieu de se précipiter, à la veille d'échéances électorales, sur des slogans simplistes qui attribuent aux réductions d'impôts tous les mérites. On ne peut à la fois disposer de services publics utiles et de qualité et exiger sans cesse de payer moins d'impôts. L'objectif d'efficacité nécessite des rentrées fiscales suffisantes.


L'équité globale du secteur publie (son financement et l'accessibilité de ses services), mais aussi, dans la mesure du possible, celle de chacune des taxes doit être recherchée pour limiter l'aversion vis-à-vis de l'impôt. Les comportements auxquels on veut inciter la population doivent aussi être compris et souhaités: les écotaxes ont dans le passé été victimes d'un manque de conviction.

Enfin l'utilité subjective, c'est-à-dire la satisfaction des demandes, l'efficacité et l'efficience des services et 'des investissements publics, ainsi que l'aptitude de la redistribution sociale à réduire la pauvreté et à limiter les écarts de revenus, doit être en permanence démontrée et montrée.

Contrairement aux préjugés les plus courants, la comparaison entre le public et le privé fait souvent pencher la balance en faveur du secteur public.
Les frais d'administration de l'assurance-maladie ne sont-ils pas bien inférieurs à ceux des compagnies d'assurances? Une partie des prix de vente des produits de certaines entreprises ne sert-elle pas à des dépenses d'apparat et à des rémunérations et des profits excessifs de dirigeants? La privatisation d'entreprises publiques ne rend-elIe pas souvent leurs services moins accessibles ou inaccessibles à une partie de la population (téléphone, transport par autobus, etc.)? Certes, il sera toujours difficile pour le contribuable d'apprécier le rapport impôts/efficacité de l'ensemble du secteur publie et du secteur associatif subsidié. Cette difficulté prêtera toujours le flanc aux a priori idéologiques. Mais il faut arrêter de confondre pouvoir d'achat et valeur d'usage ainsi que salaire net et revenu net. Ce dernier comprend notamment les allocations familiales, les remboursements de soins de santé, les indemnités de maternité, de maladie ou de chômage. Une bonne partie des prélèvements fiscaux et parafiscaux ne sert donc pas à des investissements ou à de la consommation publique mais nous est redistribuée selon des critères &équité et de solidarité (voir la ventilation des dépenses sur le graphique). L'utilisation d'autoroutes non payantes, l'enseignement, le ramassage des immondices, l'accessibilité des académies, des spectacles, des activités culturelles, sportives et associatives, les services d'urgence, l'aide sociale... tout cela fait partie de notre consommation. Le “pouvoir d'achat", donne-t-il plus de satisfaction à la consommation de produits marchands que la mise à disposition gratuite de biens et services collectifs? Il est vrai que souvent, acheter est réjouissant, ensuite l'usage devient banal... lorsqu'on cherche uniquement à satisfaire un désir d'acquisition immédiate.

Reste que le citoyen et l'usager des services publics et parapublics ne sont pas souvent sollicités pour donner leur avis et le confronter avec d'autres de manière à améliorer la valeur d'usage des services. Ce manque d'"autonomie collective”, de participation citoyenne, est sans doute une cause de la désaffection croissante pour le secteur public et, partant, pour l'impôt qui le finance. Légitimer l'impôt demande donc sans doute des attitudes politiques nouvelles et pas uniquement la recherche de l'efficience et de l'efficacité telle que la perçoivent les décideurs.


(1) Voir notamment l'enquête, Les travailleurs, l'argent et la fiscalité, Cahier de la FEC, juin 1995. Selon cette enquête, près de 62% des personnes interrogées pensent que la fiscalité est de l'argent totalement ou partiellement perdu.

(2) Rendre, confiance, PRL, 1998, p. 227.

(3) Paul Löwenthal rappelle que c'était aussi le but premier des droits d'accises, "qui ne visaient pas à rapporter de l'argent au trésor public mais à décourager la consommation de certains biens: alcool, tabac, essence, (Lowenthal, P., Économie et finances publiques, 2, éd., De Boeck, Paris-Bruxelles, 1996).

(4) Impôt forfaitaire par personne.

(5) Valenduc, Christian, in La richesse en Belgique. Mécanismes de production et de redistribution . Les Semaines sociales du MOC, EVO, 1994, Bruxelles.