Depuis plusieurs années, la Commission européenne a développé un véritable engouement pour la responsabilité sociale des entreprises. Soumise à un lobby très efficace de la CSR européenne (Corporate Social Responsability regroupant une cinquantaine de grandes entreprises européennes), la Commission a été véritablement séduite par ce qui lui apparaît comme un must, la voie royale moderne du progrès social, responsabilisant le secteur privé et de multiples acteurs de la société civile.

 

La Commission et toutes ses directions générales apportent un soutien politique et financier important aux activités de la CSR et à la promotion de la stratégie de la responsabilité sociale des entreprises. Cet engagement de la Commission témoigne pourtant d’une irresponsabilité certaine : ignorante des réalités actuelles du monde du travail, sans véritable culture sociale (notamment historique), la Commission fait preuve soit d’une grande naïveté, soit de connivences avec le monde des affaires. Ces dérives s’étendent jusqu’au ridicule. Des fonctionnaires de la DG « Emploi et Affaires sociales » n’ont-ils pas imaginé d’établir des prix (« Awards » évidemment) pour les meilleures performances des entreprises, par exemple en matière d’égalité de traitement. Star Academy à l’européenne ! Dans cette affaire, la Commission n’a aucune légitimité juridique. Le Traité reconnaît deux voies instrumentales de régulation : la législation européenne (directives sociales) ou la voie contractuelle puisque le Traité d’Amsterdam a institué le rôle co-régulateur des partenaires sociaux (employeurs et travailleurs). Dans ce contexte, la Commission ne devrait pas appuyer le rôle régulateur, unilatéral des seuls employeurs. Cette situation révèle aussi le niveau élevé de pénétration de l’idéologie néolibérale dans les institutions européennes et chez nombre de fonctionnaires.

L’OIT, l’exception ?
Le Bureau international du travail (BIT) s’est aussi saisi de cette question : le conseil d’administration en a débattu en mars 2003. S’il est tout à fait légitime que le BIT examine toute problématique sociale, il doit analyser cette stratégie avec beaucoup de rigueur et de précaution. D’autant plus que l’OIT a été victime en 1977 de la « soft law » (déclaration tripartite sur les multinationales) et donc de substituts au droit social international. Avec cette décision et l’impuissance qui en a suivi, l’OIT a perdu beaucoup de crédit auprès des travailleurs, notamment ceux et celles qui avaient besoin de protection efficace contre les agissements des multinationales. Depuis une dizaine d’années, les attaques et remises en cause du système normatif de l’OIT ont repris (elles ont été nombreuses par le passé !). Cette contestation est venue de certains États membres : les pays de l’Asean, avec une approbation, plus ou moins tacite, de nombreux autres États, mais elle est surtout le fait des organisations d’employeurs. Le réquisitoire est connu :
- contrôle des normes, trop lourd et coûteux, pas toujours objectif
- jurisprudence exagérée de la Commission des normes, par exemple sur le droit de grève
- préférence affichée pour des normes non contraignantes : des recommandations plutôt que des conventions.
Quand cela leur convient, les employeurs tentent d’agir selon ces principes : sabotage délibéré en 1998 d’une Convention destinée à assurer la protection sociale des travailleurs, employés dans la sous-traitance ; nouvel essai mais non réussi sur la protection de la maternité, dont les employeurs trouvaient la protection trop élevée. Cependant, toute cette remise en cause n’a pas été sans effets pratiques : soumis à de fortes pressions gouvernementales et surtout patronales, le BIT a finalement réformé des procédures mais surtout réduit les moyens humains et financiers du développement des normes. D’autres mesures de réduction de budget sont annoncées. En affaiblissant les moyens de son système normatif, l’OIT va au-devant des intentions à la base de la stratégie de responsabilité sociale des entreprises. Depuis 10 ans, l’OIT a reconquis chez les travailleurs et dans l’opinion publique internationale une légitimité et une fiabilité qui la distingue des autres institutions internationales. Ce n’est pas le moment de dilapider ce précieux capital. Par contre, le ménage a été fait dans la plupart des pays du sud de la planète par les ajustements structurels de la Banque mondiale et du FMI : déréglementation des droits du travail, abolition des codes du travail, suppression des administrations du travail, souvent peu développées, particulièrement les inspections du travail dans l’industrie, l’agriculture ou les services. Supprimés ou privatisés, tous les obstacles au progrès économique et à l’investissement ont été anéantis. Pourtant, dans ces pays, ni l’investissement, ni le progrès économique ne sont au rendez-vous ! Gag ?

La société civile courtisée…
La stratégie unilatérale et volontariste des entreprises a aussi une caractéristique qui est avancée comme une volonté d’objectivité, partant du principe que les syndicats, à eux seuls, ne peuvent représenter l’intérêt général et prendre en charge tous les éléments constituant la responsabilité sociale des entreprises (en fait, la société entière, suivant cette stratégie). Aussi convient-il de solliciter des partenaires variés, ayant des intérêts et même des expertises dans des domaines divers – développement, environnement, droits humains, défense des consommateurs – de groupes particuliers. Cette approche a compliqué la mise en œuvre de cette stratégie : floraison de codes de conduite, de chartes aux objectifs divers, avec des coalitions parfois hétéroclites d’acteurs et des méthodes de contrôle disparates. Les analyses de ces codes par le BIT témoignent de ce flou des objectifs et du contrôle, comme du choix des priorités (la liberté d’association venant souvent en dernier lieu).
De nombreuses ONG, surtout celles ayant l’habitude de travailler avec les syndicats dans des campagnes diverses, ont su résister et garder leur sens critique vis-à-vis des entreprises « sociales ». Par contre, beaucoup d’entre elles sont tombées dans le piège, soit de bonne foi : elles pouvaient s’engager et faire du bien (enfants travailleurs notamment) et surtout en avoir les moyens (les entreprises rémunérant les prestations de ces ONG). Il y a tout un enchaînement où des associations ou ONG respectables, sans véritable culture sociale (histoire et relations collectives actuelles) croient trouver des terrains et des moyens d’action nouveaux que ne pouvaient plus fournir les subventions publiques. Elles se trouvent aussi valorisées, en côtoyant grandes marques et grandes entreprises, et ont l’impression de décupler ainsi leurs activités.
Certaines de ces organisations qui avaient défendu farouchement leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics qui leur assuraient des subventions ne trouvent rien à redire par rapport au financement ou au sponsoring des grandes entreprises. Ces ONG sont persuadées de la bonne foi des entreprises et assurées qu’elles ne sont pas instrumentalisées. Ces évolutions sont-elles à porter au crédit de la progression dans les esprits de l’idéologie néolibérale (pouvoirs publics dévalorisés, acteurs du secteur privé valorisés) ?

Un combat syndical s’impose
Cette stratégie est donc un défi pour le mouvement syndical et la négociation collective. Les nouveaux partenaires sont nombreux car cela donne des possibilités de choix pour les uns et d’écarts pour les autres. Comme le faisait remarquer la CES (Confédération européenne des syndicats) dans une note consacrée à cette stratégie, il faut dénoncer d’abord trois illusions :
- l’illusion que les rapports de pouvoir n’existent plus et que l’on baigne dans un consensus sans intérêts divergents entre acteurs
- l’illusion que tous les partenaires de l’entreprise sont à égalité de savoir et de pouvoir : management, actionnaires, syndicats, consommateurs, ONG, pouvoirs publics. L’histoire sociale a largement témoigné du fait que le pouvoir ne se partage pas dans l’entreprise. Au moins sur l’essentiel. Ce sont les actionnaires et le management qui déterminent la politique, décident et ne partagent pas leurs décisions
- l’illusion que la méthode volontaire est la plus pertinente et la plus efficace, car basée sur la bonne volonté et le savoir des entreprises.
Face à la responsabilité sociale des entreprises, définie par la CSR, la situation européenne est la suivante : la grande majorité des syndicats est sans illusions. D’autant plus que les enseignements de l’histoire sociale et les pratiques actuelles plaident contre cette stratégie. Certains syndicats se croient suffisamment forts pour détourner ces stratégies ou utiliser ces nouveaux instruments, en faveur des travailleurs. Quelques syndicats rêvent d’une entente avec les employeurs, en oubliant qu’un des partenaires est le plus fort. Si les syndicats doivent dénoncer cette stratégie, s’y opposer, en dévoiler les véritables buts et motivations auprès des travailleurs et des ONG, il faut aussi qu’ils soient très présents dans ce combat avec des propositions.

Gérard Fonteneau