On ne cesse de le répéter depuis de nombreuses années : bon nombre de pays dits en voie de développement sont écrasés par des dettes astronomiques. Pour certains d'entre eux, l'aide reçue au titre de la coopération au développement est bien inférieure aux remboursements qu'ils doivent opérer au bénéfice des établissements financiers des pays industrialisés. Ce qui est neuf, par contre, c'est le progrès d'un discours appelant à l'annulation des dettes pour les pays parmi les plus pauvres. Alors que, simultanément, l’aide publique au développement est en chute libre...

 

La générosité apparente des pays industrialisés cache souvent d'autres intentions. Pour tenter de comprendre ces motivations, un petit détour historique s’impose.
L'endettement des pays en développement trouve son origine dans les années 70. À cette époque, les banques occidentales disposent d'importants fonds disponibles. Comme les taux d'intérêt sont relativement bas, les crédits à destination des pays du Sud se multiplient. Chacun y trouve son compte. Les banques trouvent des opportunités de placement et les pays en développement parviennent à financer, à un coût raisonnable, le déficit de leur balance commerciale. Certaines nations du Sud s'endettent aussi pour financer des projets pharaoniques, d'utilité douteuse, avec à la clé une ardoise insupportable pour les populations locales. D'autant que les projets définis par les élites profitent souvent très peu à ces populations.
Dans les années 70, le système tourne. Les prix des matières premières permettent aux pays en développement de trouver les devises nécessaires pour faire face à leurs obligations d'emprunteur. C'est la hausse du coût du crédit, couplée à la chute des matières premières, qui va déclencher les difficultés. Au début des années 80, la dette des pays d'Amérique latine commence à faire l'actualité. Les pays sud-américains sont surtout endettés auprès de banques privées. La situation de l'Afrique est différente : l'Afrique subsaharienne est surtout débitrice vis-àvis d'acteurs publics.
Lorsque qu’en 1982 le Mexique annonce qu’il est incapable de rembourser ses créanciers, c'est la panique dans le monde de la finance internationale. Il y a un risque d'effet de dominos. Si certaines banques prêteuses ne sont pas remboursées, elles pourraient entraîner dans leur chute d'autres établissements financiers. C'est donc l'ensemble du système bancaire international qui est menacé. Les États-Unis interviennent. En se posant comme intermédiaires entre les banques et les pays sud-américains, des secrétaires d'État américains négocient des opérations de rééchelonnement et de réduction des dettes. Ce sont les plans " Baker " et " Brady ".
Historiquement, ce sont donc d'abord les pays d'Amérique latine qui bénéficient de l'attention des pays riches, plus particulièrement des États-Unis. Car ce sont ces derniers qui, dans le monde industrialisé, sont le plus exposés au risque. Quand l'Amérique du Sud est asphyxiée, les États-Unis perdent des débouchés. Les risques d'une immigration massive sont aussi plus élevés. Toutes ces raisons s'additionnent pour expliquer pourquoi la dette sud-américaine a longtemps été plus " médiatique " que celle de l'Afrique.

Amélioration récente
Depuis une dizaine d’années, la situation globale en termes d'endettement des pays en développement s'est sensiblement améliorée. L'indicateur du rapport entre le stock de la dette et les recettes d’exportations de ces pays est passé de 183% à 150 % de 1985 à 1995 (ce qui signifie, concrètement, que la dette correspond à l’équivalent d’un an et demi de recettes d’exportation). La dette en chiffres absolus a continué sa progression mais les recettes d'exportations ont augmenté encore plus vite, ce qui explique la baisse du ratio dette/exportations. Mais la situation est fort divergente d'une région à l'autre . La situation de l'Amérique du Sud s'est amélioré avec une baisse du rapport dette/exportations de 313% à 254 % sur une décennie. Pour l'Afrique subsaharienne, l'évolution est inverse. Son ratio dette/exportations s'est accru à un point tel qu'il est aujourd'hui plus élevé que celui de l'Amérique du Sud.

En termes absolus, l'endettement de l'Afrique subsaharienne représente seulement le tiers de la dette des pays d'Amérique latine et des Caraïbes. Mais il est clair que la situation du continent noir est devenue insupportable. Pour permettre de se faire une idée, l'Afrique subsaharienne dépense chaque année quatre fois plus pour le remboursement de sa dette que pour les secteurs de la santé et de l'éducation réunis ! La dette de l'Afrique est avant tout une dette publique dans le sens où c'est particulièrement à l'égard d'institutions internationales (Banque mondiale et Fonds monétaire international) ou des pouvoirs publics des États industrialisés que les pays africains sont endettés. L'endettement auprès de banques privées est lui beaucoup plus faible.

Continent abandonné?
Depuis la fin de la guerre froide, c'est un euphémisme de dire que l'attention pour l'Afrique a faibli. Néanmoins, la dégradation de la situation est telle que, depuis quelques années, les pays riches parlent de plus en plus de faire un geste pour abaisser le poids de la dette des pays pauvres. Une décision de principe est prise dès 1996. Mais trois ans plus tard, force est de constater que les initiatives réellement mises en œuvre restent faibles. Le souhait des pays riches est d'effacer une partie de la dette des pays pauvres très endettés. Sur les 41 pays considérés comme éligibles, seuls une petite dizaine (1) sont effectivement engagés dans un processus de remise de leur dette. C'est que les pays riches et les organisations internationales posent des conditions strictes. Pour bénéficier d'une annulation de dette, un pays débiteur doit au préalable montrer qu'il s'est conformé aux prescriptions imposées principalement par le Fonds monétaire international. Ce sont les fameux " plans d'ajustement structurel ", qui sont loin de faire l'unanimité. Certains, parfois même à l'intérieur des organisations économiques internationales, pointent les conséquences négatives de ces réformes censées remettre les pays du Sud dans la bonne direction. La baisse des dépenses publiques imposée aux pays en développement a conduit dans de nombreux cas à un accroissement de la pauvreté et à une détérioration de la situation dans des secteurs essentiels tels que la santé ou encore l'enseignement.

En juin 1999, les pays riches ont décidé d'amplifier le mouvement de remise des dettes afin que le nombre de pays bénéficiares puisse augmenter. Le projet est d'effacer 70 milliards de dollars de dette sur un total de 170 milliards d'endettement pour les pays pauvres très endettés. Les conditions ont été quelque peu assouplies. Plusieurs pays riches, tel le Royaume-Uni, ont d'ores et déjà annoncé leur engagement de renoncer à leur dette bilatérale (2).

Ambiguïté
Avec l'annonce depuis quelques années déjà de leur intention de remettre une partie de la dette des pays pauvres, les États occidentaux se comportent devant l'opinion publique tels des seigneurs. Après un sommet des pays industrialisés (G7), les citoyens qui entendent que les dirigeants ont décidé de faire quelque chose pour les nations défavorisées font rarement une analyse approfondie. Dans leur esprit, si certains pays ne s'en sortent pas encore " malgré tout ce qu'on fait pour eux ", c'est vraiment qu'ils ne doivent pas y mettre de bonne volonté. La réalité est évidemment beaucoup moins simple. Au-delà des effets d'annonce, les intentions des pays riches ne sont pas que généreuses. Premier constat critique : le profil des pays qui jusqu'à présent ont bénéficié d'une remise de dette. Nous avons déjà parlé de leur nombre extrêmement restreint. On constate en plus que les pays bénéficaires sont souvent ceux qui ont pu profiter d'un coup de pouce suffisant d'un parrain occidental. Le premier qui s'est vu remettre une partie de sa dette, c'est l'Ouganda qui est considéré comme le chouchou des États-Unis sur le continent africain. La France a elle fait un forcing pour que le FMI accorde une annulation de dette à la Côte d'Ivoire qui pourtant ne répondait pas aux critères de sélection de départ.

Nous avons évoqué plus haut les conditions imposées par le FMI qui monnaie la remise de créances contre la mise en œuvre de réformes structurelles. Des observateurs sont très critiques vis-à-vis de l'architecture des plans d'ajustement imposés aux pays en développement. Certains spécialistes plaident pour une conditionnalité équilibrée et équitable. Selon Paul Reding (3), "il faut d'une part une conditionnalité de type macroéconomique (corrections des distorsions majeures) et institutionnel (capacité de gestion publique et administrative) pour éviter le gaspillage des ressources utilisées, facteur d'injustice et source de la fatigue de l'aide; et d'autre part une conditionnalité qui garantit l'utilisation des ressources libérées aux besoins prioritaires du développement (dépenses de santé, d'éducation,...)".
L'Ouganda, engagé dans une guerre coñteuse sur le territoire de son voisin congolais, est certainement incapable de répondre au moins à la dernière des conditions posées dans la typologie ci-dessus.

Indifférence
Autre constat amer, celui du contexte dans lequel les pays riches annoncent leurs intentions en matière de remise de dette. Même la Banque mondiale tire la sonnette d'alarme. L'aide publique au développement fournie par les pays riches est en diminution constante. Elle est d'un tiers inférieure en termes réels à ce qu'elle était en 1990. Pour les pays de l'OCDE, soit les pays industrialisés, l'aide publique au développement ne représente qu'en moyenne 0,4 % de leur produit national brut. Entre pays, les écarts sont importants. Les États-Unis sont en bas de l'échelle et ne consacrent que l'équivalent de 0,1 % à l'aide au développement.

À l'autre extrême, on retrouve des pays comme le Danemark et la Norvège qui dépassent la barre des 0,9 %. La Belgique, comme la France ou encore l'Allemagne, est entre ces deux bornes.
Comme l'indique la Banque mondiale dans un récent rapport, "$il est particulièrement regrettable que les apports d'aide diminuent au moment même où plusieurs pays à faible revenu, parce qu'ils appliquent de meilleures politiques publiques, sont maintenant mieux à même d'utiliser efficacement cette aide$". La volonté de baisser le poids de l'endettement des pays pauvres est certes un élément positif. Mais il ne faut pas se tromper. L'attention pour le tiers-monde ne croît pas, bien au contraire. Ce que les pays riches donnent d'une main (la remise de créances pour les pays les plus endettés), ils le retirent de l'autre (à travers la diminution des efforts de coopération au développement).
Le slogan favori de Bill Clinton, notamment lors de ses voyages sur le continent africain, est "Trade, not Aid" (du commerce plutôt que de l’aide). Ce sont les échanges commerciaux qui doivent permettre aux pays à bas revenu de décoller, et pas la coopération au développement. Les chiffres du budget de l'aide politique au développement des États-Unis matérialisent, s'il le fallait, ce maître mot. Est-ce bien l'intérêt des pays du Sud qui est ainsi visé? Il est permis d'en douter. Notons au passage qu’il est aisé, pour les États-Unis, de parler de remise de dette quand ce sont surtout les pays européens qui sont les créanciers et qui en outre sont ceux qui consacrent la plus grande part de leur budget à l'aide au développement (et cela même si cette part est non seulement trop faible mais en plus en diminution).
Est-il vraiment utopique de revendiquer non pas un remplacement mais au contraire une additionnalité entre les réductions de dette et l'aide existante pour la coopération au développement? Comme le note Paul Reding (4), "le problème de la réduction de la dette est donc essentiellement celui d'une aide au développement suffisamment renforcée, utilisée de façon efficace et répartie de manière équitable". Or, au lieu de se renforcer, cette aide est en recul constant depuis plusieurs années. Dans ce contexte, il n'est pas étonnant que l'écart entre les nations favorisées et les autres continue à s'accroître. Dramatiquement.

Thierry Dock

CSC-service d'études


1. On compte parmi ceux-ci l’Ouganda, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Mozambique, la Bolivie, le Mali.

2. Par opposition à la dette multilatérale qui désigne les créances détenues par les organismes internationaux (FMI et banque mondiale).
3. Professeur d’économie monétaire aux facultés universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur.
4. Paul Reding, Mouvements de capitaux, crises financières et dette extérieure des pays en développement, dans Reflets et perspectives de la vie économique, 1999, tome 38, n°3.