Dans la vie sociale, les rapports entre les personnes humaines, mais aussi avec les animaux, l’environnement et le vivant non humain1, prennent sens au travers de la culture. Ces relations sont structurées, interprétées et jugées comme légitimes ou non grâce aux valeurs, aux récits, aux significations que la culture porte. Mais comment la culture et les systèmes symboliques agissent-ils dans la vie sociale et politique2 ? Nous identifions sept modes d’action différents. Après avoir présenté les trois premiers dans une partie précédente, voici les quatre suivants.
GEORGES LIÉNARD Sociologue, professeur ordinaire émérite de l’UCLouvain, membre du CIRTES, directeur de la FOPES de 1986 à 2001 et du CERISIS de 1995 à 2008)
Dans ces deux articles, et dans le cahier CIRTES #13, l’objectif est de démontrer que la culture et les systèmes symboliques ne sont pas des reflets des rapports économiques et sociaux. Ils ne constituent pas une « superstructure » dépendante mécaniquement des forces de pouvoir dans l’« infrastructure » économique, comme le voudrait une lecture du dogme marxiste. Au contraire, la culture et le symbolique forment une infrastructure spécifique symbolique et culturelle. Ils fabriquent du sens. Ils permettent, selon la culture et les systèmes symboliques des groupes sociaux, de penser, d’organiser, de comprendre, d’interpréter les rapports sociaux existants mais aussi de penser et d’imaginer comment y résister, de les contester et d’imaginer d’autres rapports sociaux et culturels entre les humains.
La culture et les systèmes symboliques ne sont pas des reflets des rapports économiques et sociaux. Ils ne constituent pas une «superstructure» dépendante mécaniquement des forces de pouvoir dans « l’infrastructure » économique, comme le voudrait une lecture strictement marxiste. Au contraire, la culture et le symbolique forment une infrastructure spécifique symbolique et culturelle.
La culture et le symbolique fabriquent du sens. Ils permettent de penser, d’organiser, de comprendre, d’interpréter les rapports sociaux existants, mais aussi de penser et d’imaginer comment y résister, de les contester et d’inventer d’autres rapports sociaux et culturels entre les personnes humaines.
La culture ne se contente pas d’accompagner le pouvoir: elle en est une des sources essentielles. Les modes d’action symbolique montrent que la culture oriente les idées, les émotions, les normes, qu’elle façonne les orientations centrales des sociétés ainsi que les identités collectives et personnelles. Elle rend des contenus pensables, dicibles, acceptables, et au contraire, rend d’autres non pensables, invisibles ou inacceptables. Elle influence la manière dont les rapports de pouvoir se structurent : qui est jugé légitime, qui a accès aux ressources, qui peut faire valoir ses droits et qui est exclu ou discrédité. La culture et le symbolique peuvent servir à renforcer la justice, la coopération, la solidarité, ou au contraire à justifier la domination, la soumission, les inégalités, la guerre. Ils jouent un rôle clé dans tous les grands tournants historiques pour construire la paix ou pour justifier la violence.
Construire une hégémonie culturelle est un enjeu central pour toute société. Quel que soit le projet politique ou social, l’idéologie et la culture dominante qu’elles soient d’une classe dominante ou issues d’un compromis démocratique3 ne peuvent se déployer sans un travail symbolique continu et renouvelé. Ce que Gramsci appelait l’hégémonie culturelle n’est pas un détail. C’est le socle sur lequel reposent tous les rapports de pouvoir, qu’ils soient économiques, politiques ou sociaux.
Mode d’action n° 4 : orienter les émotions par les significations symboliques
Les émotions font partie intégrante de nos réactions humaines. Elles ne se réduisent pas à des phénomènes biologiques ou physiologiques. Dès qu’une émotion surgit, elle est interprétée par notre cerveau. Prenons une situation simple: une personne vit une émotion telle que la colère, la peur ou la tristesse... Son cerveau cherche des mots, des images, des souvenirs pour donner un sens à son ressenti. Ce processus n’est jamais neutre. Il est façonné par notre socialisation, nos expériences passées, nos épreuves de vie, les valeurs transmises, les représentations intégrées. Pour réagir vite, le cerveau mobilise des stéréotypes, des représentations toutes faites, positives ou négatives. Sociologiquement, le cerveau mobilise un champ linguistico-sémantique4 situé socialement, servant de référence spontanée.
Premier exemple : un travailleur rencontre dans plusieurs situations un chômeur et se compare à lui à propos de ses efforts et de ses revenus. Il ressent une émotion : agacement, gêne, incompréhension, compassion ? Selon son propre cadre culturel, il interprète cette situation très différemment. Il peut penser : « C’est un profiteur, un assisté, il ne veut pas vraiment travailler. » Il peut aussi se dire : « Il fait de son mieux, mais il n’a pas eu de chance. » Ou encore : «C’est un travailleur sans emploi, il a besoin de solidarité.» Dans chacun de ces cas, l’émotion se transforme. À travers le champ sémantique mobilisé, elle devient un ju- gement, un ressenti orienté, une intention d’action. Selon l’interprétation, on légitimera, tantôt des politiques répressives (dans le premier cas), tantôt des politiques d’accompagnement et de soutien (dans les deux autres).
Deuxième exemple : le slogan « My body, my choice » du mouvement MeToo mobilise des émotions fortes (colère, atteinte à la dignité, révolte) qui appellent au respect de l’autre, à l’exi- gence d’égalité. À l’inverse « Your body, my choice »5 créé par les suprémacistes machistes exprime une volonté de restaurer une domination symbolique, émotionnelle et sociale sur les femmes en activant un autre champ sémantique : celui de la possession, de la soumission, du pouvoir unilatéral de l’homme sur la femme. Ces slogans montrent que les émotions sont façonnées par des récits et des symboles culturels.
Mode d’action n° 5 : différencier, associer, dissocier, opposer, exclure
Produire des liens et des séparations dans la société est un processus dynamique et évolutif. Ces catégories ne sont pas figées. Les relations entre les groupes peuvent évoluer dans le temps et connaitre diverses phases allant de l’association à la dissociation, de la coopération au conflit, de la reconnaissance à l’exclusion et parfois vice versa. La psychologie sociale6 montre que les émotions collectives accompagnent ces classifications symboliques : respect, admiration, jalousie, ressentiment, rejet...
L’association : reconnaissance réciproque et complémentaire
La symbolique de la différenciation positive produit entre les personnes humaines et entre les personnes humaines et le vivant non humain, une reconnaissance réciproque. D’une part, la coopération entre égaux est basée sur une division complémentaire et équivalente des tâches et des fonctions. Elle se construit grâce à une culture fondée sur le respect et l’égalité. Par rapport au monde non humain, le fait de créer un droit du non-humain construit avec l’environnement un nouveau type de relation symbolique fondé sur le respect et non l’exploitation7. D’autre part, la reconnaissance complémentaire produit une hiérarchisation symbolique positive. Elle provient d’un compromis entre les individus et les groupes pour se reconnaitre des liens d’interdépendance positive. Cela demande un travail d’invention symbolique à savoir la reconnaissance d’égalité entre des mérites de nature différente8. Cependant, à compétences égales, les femmes voient souvent leur travail moins valorisé que celui des hommes.
La dissociation : de la stigmatisation au rejet déguisé, du mépris à l’exclusion brutale
Le processus de dissociation se décompose en plusieurs étapes de mise en ordre symbolique du monde social9. Elles sont : (1) créer des classifications chargées d’émotions (ressenti positif ou négatif) ; (2) hiérarchiser négativement ces classements : certains groupes valent plus que d’autres ; (3) délégitimer les visions concurrentes en semant le doute et en décrédibilisant les visions des autres groupes ; (4) essentialiser les autres en les réduisant exclusivement à une caractéristique négative, comme si elle participait de leur nature profonde. Ces cultures sont : la compétition envieuse et la jalousie; la division sélective et ségrégée vécue négativement; l’opposition symbolique vers les autres par une division symbolique ; l’exclusion symbolique ; l’exclusion extrême par l’infrahumanisation des ennemi·es ou des « moins que rien » pour justifier l’hu- miliation, l’exploitation, l’extermination10.
Mode d’action n° 6 : fabriquer et gérer les conflits, entre compromis possible et affrontement total
Dans toute société, les conflits sont inévitables. Ils apparaissent dans les relations personnelles, familiales, dans les syndicats, entreprises, partis poli- tiques, groupes sociaux, États... Il peut s’agir de simples désaccords, de conflits ouverts, de crises majeures, ou même de guerres. Chaque société et chaque groupe élaborent, au fil du temps, des façons de penser et d’agir face aux désaccords. Ils construisent des pratiques, des discours, des symboles pour canaliser les tensions, créer des solutions de compromis, ou au contraire, accentuer la polarisation. Ces pratiques peuvent changer. Un désaccord peut s’envenimer, se transformer en conflit maitrisé ou radical et même devenir une guerre. Sous certaines conditions, une guerre peut être stoppée par une trêve ou transformée en compromis équilibré ou pourri. Il existe donc une dynamique évolutive du conflit, avec plusieurs seuils.
La gestion des conflits dépend de la capacité culturelle stratégique des parties prenantes au conflit. Les acteurs impliqués ne sont pas tous égaux. Certains disposent de ressources matérielles importantes, d’une meilleure culture d’organisation des moyens. Surtout, les acteurs se différencient en fonction de l’accès à des outils d’analyse et de simulation stratégiques (bureaux d’études, services de renseignement...). Ces moyens permettent de mieux faire face à l’incertitude et à l’imprévisibilité des actions des autres acteurs. Le degré de qualité de cette culture stratégique leur permet d’anticiper les réactions adverses, d’adapter leurs propres stratégies en cours d’action, de modifier leur discours ou leurs alliances selon le contexte.
On distingue quatre grandes cultures de gestion des conflits11 qui ont des liens entre elles en fonction des trajectoires des conflits liées aux rap- ports de force et de pouvoir entre les acteurs. La première est une culture de fabrication des compromis autour des conflits divisibles. La deuxième est une culture du conflit indivisible, mais dans laquelle l’affrontement est limité et accompagné d’une guerre froide et hybride. La troisième est une culture du conflit indivisible, mais avec un usage massif et légitimé par l’agresseur de toutes les formes de violence physique (viol, enlèvement d’enfants, destruction, guerre alimentaire, etc). L’objectif est la soumission et la capitulation de l’ennemi·e. La quatrième est une culture du compromis, égal ou inégal, mais de façon limitée12.
Mode d’action n° 7 : produire les identités
Dans toute vie humaine, l’identité ne se construit jamais seule. Elle se forme progressivement, à travers des expériences, des relations, des épreuves vécues par le biais de la culture et des légitimités auxquelles on est exposé. Cette construction est à la fois personnelle (dans le rapport à soi) et collective (dans le regard des autres). Nos identités sont nourries par les récits que les autres portent sur nous, les groupes auxquels nous appartenons, les façons dont nous assumons les rôles et statuts sociaux présents dans notre trajectoire de vie comme enfant, jeune, écolier·ère et étudiant·e, en couple ou non, parent ou non, professionnel·le, citoyen·ne, responsable, etc. Elles sont marquées par des reconnaissances symboliques positives (bonne réputation ou crédits symboliques) ou négatives (mauvaise réputation ou discrédits symboliques). L’analyse repère deux trajectoires principales symboliques et sociales de construction des identités. Soit l’identité se construit dans une relation positive et plurielle lucide de reconnaissance critique et bienveillante à l’égard de soi et des autres. Soit elle se fabrique dans une relation négative et suspicieuse et sélective à l’égard des autres et dans un rapport égocentrique à soi-même. Dans la plupart des constructions des identités, l’identité de soi et le rapport aux autres et des autres à soi sont pluriels, parfois cohérents entre les divers composants de l’identité, parfois en tension conflictuelle, parfois en cloisonnement étanche. Avec en outre des composants différents selon qu’on est dominant·e ou dominé·e, agresseur·se, agressé·e résistant·e, victime résistante13.
Conclusion
Comprendre les modes d’action de la culture et des systèmes symboliques est donc indispensable. C’est un exercice théorique et empirique avec des effets politiques. C’est une clé pour lire le monde d’aujourd’hui : les tensions politiques, les inégalités sociales, les luttes de reconnaissance, les formes de violence ou de résilience et de réconciliation. C’est aussi un outil pour imaginer des alternatives, pour reconstruire des liens symboliques communs, pour faire face aux défis contemporains : défendre et renforcer la démocratie, un équilibre dans le climat, la justice sociale et la coexistence pacifique, coopérative et solidaire. Comme l’écrivait Albert Camus : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde». Et Jean Birnbaum14 commentant Camus ajoutait: «Manichéisme idéologique et mensonge existentiel sont inséparables, la langue de bois est secrétée par un cœur en toc». C’est pour lutter contre ces façons de ressentir, de penser, de parler et d’agir que cette analyse en deux parties est proposée.
1 Les sociétés peuvent considérer le non-humain comme lieu d’exploitation intensive ou le considérer comme un allié et un partenaire d’où le droit relatif au bien-être animal, sur le respect et la promotion de la biodiversité.
2 Dans la partie (I) de cet article (voir Démocratie n° 6, juin 2025, pp. 2-4. En ligne (revue-democratie. be), nous examinons trois modes d’action : produire, transmettre, diffuser la culture ; intégrer intellectuel- lement et baliser les critères de la pensée; définir le bien, le mal et l’acceptable ou l’inacceptable.
3 Comme l’écrit déjà en 1993 l’historien René Rémond : « La démocratie ne va pas de soi, elle n’est pas naturelle : elle est même le contraire de l’état de nature. C’est le produit de l’histoire, une construction de la raison, maintenue par la volonté. Que la raison défaille, ou que la volonté se relâche, et la démocratie risque de succomber. Elle n’est pas inscrite dans le code génétique d’aucun peuple. Aussi est-elle fragile et ses réalisations précaires. Chaque génération doit la réinventer. Elle requiert donc une éducation qui comporte l’apprentis- sage de ce qu’est la politique, son pouvoir et ses limites. » Voir : R. RÉMOND, entretien par J.-M. COLOMBANI, « La démocratie ap- pelle une éducation», Le Monde, 14 avril 2007 (publié pour la première fois le 15 juin 1993).
4 Consulter l’encadré sur les « Notions clefs » en partie (I).
5 Voir A. ABRAHAM, « "Ton corps, mon choix" : le slogan des masculinistes américains contre les femmes devenu viral depuis l’élection de Donald Trump ». On y lit que « le message de Nicholas J. Fuentes a été vu plus de 95 millions de fois, sur X, en une semaine. Dans son émission quotidienne diffusée sur une plateforme de streaming, il a déclaré : "Les hommes gagnent de nouveau ! Nous allons vous garder à terre pour toujours. Vous ne contrôlerez jamais vos propres corps." »
6 V. YZERBYT, B. AUBÉ, « Les émotions dans les re- lations intergroupes », dans S. FANIKO, D. BOURGUIGNON, O. SARRASIN et S. GUIMOND (sous la dir. de), Psychologie de la discrimination et des préjugés, Bruxelles, De Boeck supérieur, pp. 51-66, 2022. Lire notamment la partie sur les émotions dans la hiérarchie sociale.
7 C’est ainsi que des chercheur·ses de diverses disciplines liés ou reliés au Collège de France construisent le concept et les procédures pour une discipline pluridisciplinaire « Les humanités environnementales », La lettre du Collège de France, 6 mai 2025.
8 Voir à ce propos l’article de C. GUIBET LAFAYE, « Le mérite et ses dimensions», in M. FORSÉ, O. GALLAND (sous la dir. de), Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, Paris, A. Colin, 2011, pp. 128-138.
9 Repris à I. MEZIA, C. REYNAUD- PALIGOT, E. HEYER, Comment devient-on raciste ? Comprendre la mécanique de la Haine pour mieux s’en préserver, Tournai, Casterman, 2021.
10 La version web des articles fournit de nombreux exemples éclairants de ces divers systèmes sym- boliques construisant les diverses identités individuelles et groupales.
11 Cette partie s’inspire de A.O. HIRSCHMAN, Un certain penchant à l’autosubversion, Paris, Fayard, L’espace du politique, 1995.
12 Les quatre cultures sont analysées dans la version longue de ces deux articles, disponible prochainement.
13 La version longue de cet article explicitera ces différentes constructions des identités.
14 J. BIRNBAUM, Le courage de la nuance, Paris, Seuil, p.26, 2021.