Fusion IPM-Rossel, réforme des médias de proximité, pression d’un président de parti sur des journalistes, révélations de la VRT sur l’utilisation massive de l’IA dans les magazines du groupe Venture Media... Ces derniers mois voient s’enchainer des nouvelles alarmantes pour la presse en Belgique, en matière d’emploi, mais aussi d’indépendance des journalistes et de pluralisme des médias. Décryptage de cette tempête médiatique – qui est aussi un enjeu démocratique majeur – avec Sarah Freres (Présidente de l’Association des journalistes professionnels – AJP- et journaliste pour le magazine Imagine), Ricardo Gutiérrez (Secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes, FEJ) et Jean-Jacques Jespers (journaliste, professeur à l’ULB en déontologie de l’information et de la communication), trois voix qui défendent ce bien public – l’information –, la liberté de la presse et le pluralisme des médias, dans les arènes syndicales, académiques et médiatiques.
Propos recueillis par Manon Legrand
Dans ce déferlement récent de décisions ou d’actions menaçantes pour la presse, quel est l’élément qui vous préoccupe plus particulièrement1 ?
S.F : Le vase est plein, mais la goutte qui, selon moi, a vraiment fait déborder le vase, c’est la décision du Fédéral en juin de confirmer la fin de la concession presse pour l’aide à la distribution de journaux papier2. Des partis –membres hier de la coalition Vivaldi qui a voté la fin de ce mécanisme et aujourd’hui dans l’opposition – ont soudain crié au danger pour la démocratie d’abandonner ce mécanisme, alors qu’au moment du vote, c’était silence radio dans les rangs politiques. Pourtant, les journaux et les unions professionnelles avaient averti des dangers, les éditeurs aussi. La fusion IPM-Rossel découle d’ailleurs de cette décision politique3.
Ce qui me frappe donc aujourd’hui, c’est d’entendre un discours politique qui considère que les médias sont importants pour la démocratie, sans l’assortir d’aucun acte. En matière de défense de la presse, tout le monde a une responsabilité, les lecteur·rices, les éditeurs, les journalistes, les unions professionnelles, mais le politique aussi, y compris quand cela touche des entreprises privées, parce que l’information est un bien public. Nos responsables politiques se comportent comme s’ils étaient au balcon alors qu’ils ont quand même des cartes en main pour agir.
R.G: Je déplore aussi cette passivité, voire cette complicité des autorités publiques, qui n’est pas récente d’ailleurs. Nous sommes tous coresponsables, souligne justement Sarah. J’ajouterais que les autorités publiques sont plus responsables que d’autres parce qu’elles ont une obligation positive en droit. En adhérant à la Convention européenne des droits de l’homme –et donc à son article 10 sur la liberté d’expression–, elles doivent mener des actions qui favorisent la liberté de la presse et le pluralisme des médias. C’est l’inverse qui se produit en Belgique. On le voit par exemple avec la réforme des médias de proximité qui entrainera la réduction de douze télévisions locales à huit. Concernant la fusion, que je nommerais plutôt l’absorption d’IPM par Rossel, cela relève d’une sorte de mariage de raison. Ça ne me plait évidemment pas, car cela conduit à une situation de monopole inédite en Europe, mais je peux comprendre les éditeurs. À nouveau, qu’ont fait les autorités publiques pour empêcher cela? Rien.
Au vu de ce que ces éditeurs de presse ont fait par le passé en termes de synergies éditoriales au sein de leur propre groupe – appauvrissant déjà la diversité –, je plaide pour la mise en place de balises, vraiment sérieuses, par les autorités. J’attends aussi des rédactions qu’elles se battent pour garantir leur indépendance, même si les éditeurs risquent de leur objecter la réalité économique.
J-J.J.: Pour rebondir sur la fusion, regardons les chiffres. En France, le nombre moyen de lecteur·rices touché·es par un groupe de presse se situe entre 8 et 9 millions. On peut donc se dire qu’avoir, en Belgique, deux groupes pour 4,7 millions de lecteur·rices potentiel·les, représentait un luxe. En outre, la décision de supprimer la subvention à la distribution postale représente 100 millions de perte globale pour tout le réseau de la presse quotidienne. Une telle décision était inévitable. À la question de savoir si le pluralisme est davantage menacé par cette fusion-là plus que par autre chose, je n’en suis pas certain. Dans ce dossier, c’est le rapprochement entre Sudinfo et L’Avenir (qui feront désormais partie du même groupe suite à la fusion, NDLR) qui est le plus menaçant, surtout en termes d’emplois. Cela va générer des doublons, en tout cas dans les régions et arrondissements où les titres des deux groupes se superposent.
Le grand problème aujourd’hui, c’est l’effondrement du modèle actuel de la presse. Je fais ce constat regrettable que si les pouvoirs publics n’interviennent pas, c’est parce que d’une certaine manière, ça arrange un peu les partis politiques. Ce qui nous renvoie à la complicité des autorités publiques dont parlait Ricardo... Le mode de communication des politiques passe souvent au-dessus de la presse. Ils comptent davantage sur les plateformes que sur les médias professionnels pour faire leur propre propagande et leur propre communication. À cela s’ajoute le pouvoir du «Cloud Capitalism», que Yanis Varoufakis appelle le technoféodalisme4. La Commission fait plus ou moins ce qu’elle peut pour essayer de dresser des contre-feux avec, par exemple, le Digital Services Act (DSA)5, mais il s’agit d’emplâtres sur des jambes de bois face au rouleau compresseur de la prise de pouvoir des GAFAM sur tous les domaines de la communication. De plus, ces derniers captent 75% des recettes publicitaires et en privent dès lors des médias qui exercent un travail d’information et qui rémunèrent des journalistes. C’est là, selon moi, que réside le problème fondamental. Le seul niveau qui peut répondre à cette menace est le niveau européen. Avec les majorités qui se dessinent au Parlement européen, je ne sais pas si on peut vraiment espérer un mouvement majeur dans ce sens-là.
« On a besoin de journalistes aujourd’hui pour faire du fact-checking, pour contrer la manipulation et les mensonges permanents.» (J-J. J.)
Ce 8 aout est entré en vigueur le Media Freedom Act de l’Union européenne. Un espoir pour garantir le pluralisme de l’information ? …
R.G. : Ce règlement adopté l’an dernier consacre l’indépendance des médias et l’importance de leur pluralisme. Le règlement européen donne par exemple le droit au Conseil supérieur de l’audiovisuel de faire un test de pluralisme. Le CSA a d’ailleurs communiqué qu’il rendrait un avis dans le cadre du projet de fusion annoncé entre le groupe Rossel et IPM et soumis actuellement à l’Autorité belge de la Concurrence qui pourrait, nous le souhaitons, leur imposer des conditions strictes. Si ce test est inquiétant, le CSA peut le faire remonter à la Commission, qui pourra ensuite signaler que l’État belge a un problème. C’est un petit espoir: là où le politique se lave les mains, l’administration pourra baliser les choses.
« Il faut que les journalistes comprennent que défendre la liberté de la presse et le pluralisme des médias, c’est défendre le droit des citoyen·nes d’accéder à une information libre et indépendante. »
La Belgique est l’un des pires pays en termes de concentration des opérateurs6. Comment faire comprendre que le pluralisme des médias est un enjeu démocratique crucial ?
R.G. : Les médias ne couvrent pas assez cet enjeu, je le déplore. Il existe une forme d’autocensure dans la presse : les journalistes ont l’impression qu’en défendant la liberté de la presse ou les médias, ils sont dans un conflit d’intérêts. Il faut pourtant qu’ils comprennent que défendre la liberté de la presse et le pluralisme des médias, c’est défendre le droit des citoyen·nes d’accéder à une information libre, indépendante, et non une défense de corporation.
S.F.: À ce sujet, je m’inquiète des conséquences de la fusion. Lequel de ces journaux expliquera ce qui se passe en interne? Qui va expliquer qu’il n’y a pas de société de rédacteurs7 à la Dernière Heure ou chez Sudinfo ? Nous essayons d’ailleurs, au sein de la revue de l’AJP, de couvrir de manière journalistique ce qui se passe dans la profession. Nous nous attelons aussi à recréer de la solidarité entre journalistes, salarié·es, indépendant·es, etc., pour défendre leur indépendance et lutter contre l’ingérence éditoriale.
J-J.J.: J’observe avec regret un affaiblissement de la solidarité professionnelle et de l’engagement. Cela s’explique effectivement par le changement des statuts professionnels –de plus en plus de pigistes, d’indépendant·es, et des salarié·es fragilisé·es qui pourraient ne pas prendre la parole par peur de perdre leur job– mais il y a aussi un taux de syndicalisation en baisse. Cette évolution s’observe dans toute la société, mais elle affecte effectivement gravement l’avenir de la presse parce qu’elle engendre une moindre possibilité de réaction et un affaiblissement du rôle des journalistes comme contre-pouvoir. Alors que dans le monde d’aujourd’hui, cette profession devient plus qu’indispensable. On a besoin de journalistes aujourd’hui pour faire du fact-checking, pour contrer la manipulation et les mensonges permanents, etc. Mais les médias professionnels ne se rendent pas compte –ou n’ont pas l’air de prendre la mesure de cet enjeu– qui est pourtant de l’ordre de leur survie. Comment est-ce possible qu’on n’ait pas encore imaginé une labellisation sur Internet affirmant que l’information livrée par tel ou tel média est digne de confiance ?
« Nous nous attelons aussi à recréer de la solidarité entre journalistes, salarié·es, indépendant·es, etc., pour défendre leur indépendance et lutter contre l’ingérence éditoriale. » (S.F.)
Comment raccrocher les citoyen·nes qui se désintéressent de la presse d’information ?
J-J.J.: Il faudrait d’abord rendre l’éducation aux médias obligatoire, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui! Elle est laissée à l’initiative bienveillante de quelques enseignant·es.
S.F.: Je plaide aussi pour une opération massive d’éducation aux médias à destination, pas seulement des jeunes, mais aussi des adultes qui ne savent pas non plus toujours d’où provient la source de l’information qu’ils et elles lisent sur le Net. Dans un contexte de croissance de l’IA – notamment les résultats de recherches Google générés depuis peu par l’IA–, il nous faut absolument développer l’esprit critique des citoyens et citoyennes. Les médias ont aussi un rôle à jouer. Je pense qu’on doit davantage expliquer notre métier. Tout le monde imagine bien comment un boulanger fabrique du pain. Mais qui sait comment un journaliste travaille? Il faudrait commencer par expliquer, quand on part en reportage, notre démarche et les règles du code de déontologie auxquelles nous sommes soumis·es, etc. Il nous faut aussi partager les conditions parfois déplorables dans lesquelles nous travaillons et qui nous conduisent à faire des erreurs. Enfin, les médias ont la responsabilité de brasser moins de vent, même si c’est cela qui fait du clic. Par ailleurs, il nous faut continuer à expliquer aux gens l’importance de payer pour être informés. Je constate aujourd’hui avec sidération qu’avant même de défendre le pluralisme des médias, il faut défendre... les médias.
R.G.: Le manque d’éducation aux médias est l’autre versant de l’attitude de délégitimation de certains politiques à l’égard des médias. D’un côté, on «crache» sur les journalistes en les associant à des menteurs ou à l’establishment. De l’autre côté, on ne donne pas les moyens à la société de s’éduquer au rôle des médias. Cela dit, je considère aussi que les médias doivent prendre leur responsabilité. Nous voyons depuis peu apparaitre le phénomène de news avoidance (évitement des nouvelles). Il toucherait 39 % des Belges francophones. Les personnes concernées justifient cette attitude par le fait de ne rien apprendre d’autre dans les médias que ce qu’elles lisent sur les réseaux sociaux et de ne pas y voir le sens. Il est donc essentiel de rappeler que les médias – au delà d’informer – donnent du sens à la vie, des clés de compréhension, défendent des valeurs. Les journalistes et les médias doivent aussi se remettre en question et se demander qu’apporter, justement, pour éviter que les gens aient l’impression qu’ils n’apportent rien. Les journalistes et les médias, les entreprises de presse, ont aussi leurs responsabilités en matière de transparence, d’irréprochabilité des méthodes, de défense des conditions de travail, etc. Il s’agit aussi de se demander, au jour le jour, ce qu’ils et elles font dans leur travail de tous les jours pour démontrer leur utilité, pour montrer qu’ils et elles sont au service de l’intérêt public. À la lecture de certains papiers, je n’ai pas toujours l’impression que l’information est un bien public.
1 Entretien réalisé le 14 juillet 2025, soit avant les menaces du président du MR, Georges-Louis Bouchez, de « boycotter les antennes de la RTBF» suite à la publication d’un article le concernant.
2 Le gouvernement De Croo a annoncé fin 2023 la fin de la concession presse. Il s’agit d’un subside octroyé jusqu’en juin 2024 à l’opérateur bpost pour la distribution des journaux et magazines. Cette aide permettait aux éditeurs de ne pas payer au tarif du marché la distribution de leurs produits. Le précédent gouvernement l’a remplacé par un crédit d’impôt en vigueur jusqu’à fin 2026.
3 Le 24 juin, les groupes Rossel (Le Soir, Sudinfo...) et IPM (La Libre, La DH...) ont annoncé la fusion de leurs activités. Dans leur communiqué, les groupes ont présenté ce rappro- chement comme « indispensable » à leur pérennisation, pour faire face à plusieurs obstacles, comme la transition numérique, l’intelligence artificielle, les revenus publicitaires qui profitent davantage aux grandes plateformes internationales du numérique et fin de la concession de distribution postale des journaux. Le dossier est aujourd’hui aux mains de l’Autorité belge de la concurrence.
4 Yanis Varoufakis, économiste et ancien ministre grec des Finances, a développé cette notion pour expliquer que le profit et les marchés ont été évincés de l’épicentre de notre système économique et social pour être remplacés par des plateformes d’échange numériques. Désormais, le pouvoir est aux mains des propriétaires du « cloud capital », Google, Amazon, Facebook ou encore Apple, nouveaux seigneurs féodaux des temps modernes. Lire Y. VAROUFAKIS, Les nouveaux serfs de l’économie, Les Liens qui libèrent, septembre 2024.
5 Le règlement européen 2022/2065 sur les services numériques, ou Digital Services Act (DSA), vise à créer un environnement juridique sûr et proportionné permettant de mieux lutter contre les conte- nus illégaux en ligne. Il est entré pleinement en vigueur le 17 février 2024.
6 Selon le Media Pluralism Monitor 2024, étude annuelle sur le pluralisme des médias en Europe, la Belgique est le pire des 32 pays européens analysés en termes de concentration des opérateurs. Un rapport du CSA publié en 2024 soulignait aussi que « la concentration des médias traditionnels inhérente à l’étroitesse du marché belge et celle des grands acteurs du numérique (GAFAM) qui bénéficient d’une position de force sur le marché font peser des risques sérieux pour le pluralisme de l’information. La fragilité économique de médias locaux et régionaux comme les radios indépendantes et les médias de proximité doit aussi alerter sur un risque de perte de diversité ».
7 Organisation de journalistes au sein des rédactions qui peut par exemple s’assurer de l’indépendance des journalistes, du respect de la ligne rédactionnelle, etc.