Dans la vie sociale, les rapports entre les humains 1–mais aussi avec les animaux, l’environnement et le non humain2–prennent sens au travers de la culture. Ces relations sont structurées, interprétées et jugées comme légitimes 3 ou non grâce aux valeurs, aux récits, aux significations que la culture porte. Mais comment la culture et les systèmes symboliques agissent-ils dans la vie sociale et politique4 ? Nous identifions sept modes d’action différents. Nous en présentons ici les trois premiers; les suivants feront l’objet d’un article à paraitre5 .
Georges LIENARD, sociologue, professeur ordinaire émérite de l’UCLouvain et membre du CIRTES. Il a été directeur de la FOPES de 1986 à 2001
La culture donne forme et sens à nos relations. Elle influence la manière dont les individus et les groupes construisent leurs interactions, notamment économiques et sociales. En retour, ces interactions renforcent ou transforment les cultures elles-mêmes. Il y a donc une dynamique d’aller-retour constante entre les systèmes symboliques et les rapports sociaux.
Les humains agissent toujours pour des raisons qui peuvent être conscientes ou non clairement connues: émotions, habitudes, traditions religieuses et/ou politiques, intérêts personnels ou collectifs, injonctions sociales, etc. Mais dans tous les cas, les actions humaines sont porteuses de sens. Ce sens peut être explicite, implicite, ou simplement vécu comme allant de soi. Il est toujours produit par la culture, qui nous permet d’interpréter nos actions et celles des autres, de leur donner une valeur.
C’est pourquoi il est essentiel de se demander: comment la culture agit-elle concrètement ? Quels sont ses mécanismes ? Comment influencent-ils nos comportements ?
Mode d’action n° 1 : Produire, transmettre, diffuser la culture et les idées
Depuis toujours, les croyances, les religions, les techniques, les savoirs techniques et scientifiques, les idéologies, les morales constituent un moteur essentiel de l’action humaine. Dans toutes les sociétés, à toutes les époques, dominer la production culturelle a été un enjeu majeur. Pourquoi ? Parce que chaque groupe qui produit les idées, les images, les récits et les normes oriente la manière dont les humains perçoivent et vivent la société.
L’enjeu est d’être prédominant dans la production, la propriété, la diffusion et la régulation des divers domaines des cultures et des systèmes symboliques. Cet enjeu est central entre les groupes sociaux. Il est entre eux l’objet, soit de concurrence, soit de contrôle encadré par une loi. Cette loi peut reconnaitre ou non le pluralisme, se baser sur la science ou encore se limiter à une seule idéologie dans des régimes non démocratiques. Cet encadrement symbolique concerne les savoirs scientifiques, techniques et scolaires, les morales, les religions, les opinions, le bon sens.
Cette production et diffusion dépend aussi de qui détient le pouvoir de financement et d’orientation des contenus concernant les écoles, les universités, les centres de recherche. L’État, le non-marchand associatif, les multinationales, le secteur privé national ? Qui peut regrouper des scientifiques de toutes disciplines pour orienter les priorités des entreprises et de l’État: les administrations de l’État ou des cabinets de conseils multinationaux6 , les bureaux d’étude des groupes de pression ou encore un compromis entre eux, les partis politiques, la recherche dans les universités ?
Cette question renvoie à un enjeu central: la régulation. Faut-il encadrer la culture par des lois ? Par qui ? Selon quelles valeurs ? Ou faut-il laisser faire le marché, quitte à voir s’imposer la loi du plus fort ?
Dans l’analyse des causes du réchauffement climatique ou des réactions face au vaccin lié au Covid-19, une lutte existe entre d’une part, la vérité établie par les procédures scientifiques et d’autre part, leur contestation par une politique du bon sens et une révolution antiscientifique. Dans le langage, certains leaders autoritaires cherchent à inverser le sens des mots et des concepts 7 . C’est ainsi qu’on voit apparaitre des logiques absurdes dénommées « vérité alternative », mais efficaces: l’agresseur devient victime, la défaite est présentée comme une victoire, le crime de guerre se transforme en geste humanitaire. Ces manipulations reposent sur un travail symbolique : il faut modifier les mots pour modifier les pensées. Et cela fonctionne d’autant mieux quand des médias ou des réseaux sociaux sont alignés avec ces leaders autoritaires. Dans ce cadre, le contrôle de la production et de la diffusion culturelle devient une arme.
Les outils culturels, les connaissances scientifiques et les acquis moraux de coopération, de reconnaissance et de respect des autres peuvent être en recul à certains moments de l’histoire à cause de mouvements et de pouvoirs politiques et/ou religieux et/ou culturels intégristes voire fanatiques d’extrêmes droites, ou d’extrême gauche ou totalitaire. Mais cela peut aussi se produire à travers une accumulation déséquilibrée du pouvoir culturel et scientifique entre les mains d’intérêts privés. Dans ces divers cas, les idées dominantes ne cherchent plus à faire progresser la justice ou le savoir partagé. Elles servent au contraire à imposer une hégémonie culturelle de type autoritaire (comme celle défendue par Trump, Vance, Poutine ou Xi Jinping). Il est cependant possible que la balance des pouvoirs s’établisse grâce à un pouvoir démocratique où est reconnue la prédominance de la justice civile et sociale. Cela a été le cas lors de la reconnaissance et le respect de la Déclaration universelle des droits de l’homme (ONU, 1948), du droit international et des chartes de l’ONU.
Pour la culture et le symbolique, Lévi-Strauss adopte la définition de Tylor: « [la culture, ce sont] les connaissances, croyances, art, morale, droit, coutumes et toutes autres attitudes et habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société. » Autrement dit, la culture regroupe tout ce que les humains apprennent et partagent en société: des idées aux comportements, en passant par les règles et les valeurs. Mais la culture ne fait pas que transmettre des contenus. Elle joue aussi un rôle dans la légitimation des idées, des pratiques et des rapports sociaux.
Pour comprendre la légitimité, on s’inspire de Max Weber et de Pierre Bourdieu. Ils distinguent des niveaux de légitimité des contenus culturels. Ces niveaux sont variables selon les degrés de confiance, de crédibilité et d’adhésion émotionnelle et cognitive que les individus, les groupes (familles, organisations, institutions) leur accordent. Il existe donc dans toute société: une culture légitime, dominante largement reconnue; des cultures concurrentes qui s’opposent et/ou proposent des alternatives; des cultures dominées ou délégitimées, qui peinent à être reconnues comme légitimes. Certaines cultures s’imposent, d’autres contestent ou cherchent à coexister. Dans le cas de coexistence, des compromis culturels peuvent se construire dans les accords sociaux entre groupes opposés.
Les systèmes symboliques s’expriment par toutes sortes de langages. Il ne s’agit pas seulement de mots et de phrases, mais aussi d’images, de regards, de gestes, de mimiques, de sons, de symboles. Ces systèmes peuvent évoluer dans n’importe quelle direction–conservatrice, progressiste, autoritaire, solidaire…–en fonction des rapports de pouvoir et de légitimité entre groupes. D’où provient le sens ? Le sens que nous donnons aux autres et aux choses vient de multiples sources: de la langue intériorisée, des paroles dites et reçues, des images mentales liées aux souvenirs de tous ordres, des images réelles, des expressions corporelles, des silences, des signaux et symboles de tous ordres. Tout cela forme ce qu’on appelle la sémantique, le champ des significations.Un champ sémantique, c’est l’ensemble des mots, idées et images qui gravitent autour d’une notion. Prenons le mot « chômeur ». Selon les contextes, il sera associé à des termes négatifs («paresseux », «profiteur ») ou à des termes solidaires («en difficulté », «en recherche difficile», « travailleur sans emploi »). Il évoquera des oppositions (travailleur courageux versus assisté) et renverra à des stéréotypes. Ces significations varient selon les milieux sociaux, les expériences vécues, les idéologies, les croyances. Ainsi, les langages que nous utilisons–qu’ils soient verbaux, visuels, gestuels ou symboliques – sont toujours influencés par notre trajectoire et notre position dans la société.
Stéréotype1 : en psychologie et en sociologie, le stéréotype désigne l’idée, opinion toute faite, acceptée sans réflexion et répétée sans avoir été soumise à un examen critique, par une personne ou un groupe, et qui détermine, à un degré plus ou moins élevé, ses manières de penser, de sentir et d’agir.
1. Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL): https://www.cnrtl.fr/definition/.
Mode d’action n° 2 : intégrer intellectuellement et baliser les critères de la pensée
Un des rôles essentiels de la culture est de fixer les critères qui permettent de penser, de juger, de débattre. Cela concerne : les procédures de définition de la vérité des faits, la reconnaissance de ce qui est juste ou injuste, les règles de la pensée critique, la manière de discuter sur base d’arguments fondés. Ces critères ne sont pas naturels. Ils sont culturellement construits et souvent contestés.
Certains courants, comme le trumpisme, développent l’idée de vérités alternatives ou rejettent la science. Derrière ces discours, il y a un combat idéologique concernant les critères de définition de la vérité des faits, une lutte entre deux conceptions du monde : une pensée pluraliste et critique, fondée sur le débat, la pluralité et la séparation des pouvoirs et l’autonomie de la pensée scientifique et vérifiée empiriquement; une pensée illibérale 8 , qui cherche à affaiblir ces règles de vérité reposant sur des faits vérifiés par plusieurs sources fiables pour imposer ses propres critères de vérité alternative.
Un des rôles essentiels de la culture est de fixer les critères qui permettent de penser, de juger, de débattre. Cela concerne les procédures de définition de la vérité des faits, la reconnaissance de ce qui est juste ou injuste, les règles de la pensée critique, la manière de discuter.
Ce conflit touche aussi l’école, l’université, les programmes d’enseignement. En Belgique, par exemple, des débats ont lieu sur l’âge et le contenu de «L’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (EVRAS)». Dans certains États américains dirigés par des gouverneurs républicains trumpistes, des livres scolaires parlant de discrimination sont interdits.
Ces tensions montrent que l’intégration intellectuelle pose une question centrale: quelles sont les règles de la pensée du vrai vérifié et qu’a-t-on le droit de penser, de dire, d’apprendre? Bref, l’enjeu est d’établir et de faire reconnaitre comme légitime, les normes du savoir et de la vérité des faits indépendamment de la variabilité des opinions d’où qu’elles proviennent. Toute société doit donc se doter de critères pour trier le vrai du faux. Sinon, la société glisse dans la confusion, la méfiance ou la manipulation.
Mode d’action n° 3 : définir le bien, le mal et ce qui est acceptable ou inacceptable
Dans toute société, les groupes et les institutions cherchent à établir une hiérarchie des valeurs morales. Elle sert à décider quels comportements sont permis, tolérés, interdits, ou sanctionnés de façon positive ou négative. Elle définit ce qu’on juge juste ou injuste, acceptable ou intolérable. Mais ces repères moraux ne vont jamais de soi. Ils sont produits par la culture actuellement prédominante et peuvent être contestés, rejetés, ou réinterprétés selon les groupes en présence. Parfois, ce sont les plus puissants 9 qui imposent leur vision morale, même si elle est injuste pour certains groupes. La loi du plus fort peut être considérée comme illégitime... mais elle peut aussi finir par devenir légitime aux yeux d’une partie de la population si elle est présentée comme «normale» ou «nécessaire». Lorsque des groupes parviennent à un compromis démocratique qui définit des valeurs pluralistes encadrées par des interdits qui veillent au maintien du respect de l’autre et à des critères de justice civile et sociale et d’équité économique, cette culture de référence est prédominante. Prenons un exemple: dans toutes les sociétés, des débats ont lieu sur les rapports entre les hommes et les femmes, les adultes et les enfants, les personnes en position d’autorité et celles qui dépendent d’elles. Qui définit ce qu’on peut dire ou faire dans ces relations? Quelles limites fixe-t-on? Quelles sanctions prévoit-on? Doit-on obtenir le consentement de l’autre pour avoir tel ou tel comportement avec lui? Ces questions sont au cœur des rapports de pouvoir culturel. La transmission de ces normes passe par l’éducation, la socialisation, les médias, les rites.
Le droit social et le droit des détenteurs du capital sont eux-mêmes des espaces de lutte : que signifie « travail pénible»? Faut-il tenir compte de la pénibilité physique ? De la charge mentale ? Quels en sont les critères ? Et qui a le pouvoir de définir cela : les employeurs, les syndicats, l’État par l’exécutif et le parlement ?
Mais ce conflit entre les groupes concernant l’intégration morale reconnue légitime concerne aussi d’autres domaines. Par exemple, le droit social et le droit des détenteurs du capital 10 sont eux-mêmes des espaces de lutte : que signifie « travail pénible»? Faut-il tenir compte de la pénibilité physique ? De la charge mentale ? Quels en sont les critères ? Et qui a le pouvoir de définir cela : les employeurs, les syndicats, l’État par l’exécutif et le parlement ? Ces débats ne sont pas purement techniques. Ils touchent à la justice, à la dignité, à la reconnaissance qualitative du travail. Les travailleur·ses et leurs représentant·es (comme les syndicats) agissent en fonction de cette hiérarchie morale. Pour agir et influencer, ils décident s’ils négocient, font grève, mettent la pression ou restent présents en attendant une meilleure solution. Tous ces comportements sont guidés par une lecture éthique des rapports sociaux.
On retrouve la même chose en politique. Certains pouvoirs cherchent à imposer leur propre vision morale en repérant certains mots dans des projets déposés et entrepris afin de pouvoir les bloquer. Un exemple emblématique : sous l’administration Trump, un algorithme a été mis au point pour surveiller les termes employés par les chercheur·ses dans les recherches scientifiques 11. #
1. Le terme « homme» ou « humain » est utilisé dans le
sens épicène.
2. Les sociétés peuvent considérer le non-humain comme lieu d’exploitation intensive ou le considérer comme un allié et un partenaire d’où le droit relatif au bien-être animal, sur le respect et la promotion de la bio-diversité.
3. Consulter la notice 1 pour ces notions.
4. Cet article est une présentation de la première partie du cahier #13 CIRTES. Le lecteur intéressé par
cet article se référera à: G. LIÉNARD, Modes d’action, pouvoir, inégalités des systèmes symboliques et culturels dans la vie sociale et politique ordinaire, Presses universitaires de Louvain (PUL), Cahiers du CIRTES #13, 2024, https:// pul.uclouvain.
5. Une version en ligne décrira de manière exhaustive ces sept modes d’action de la culture et du système symbolique. Les quatre modes d’action que nous décrirons prochainement sont les suivants: «Chaque culture guide les émotions; les cultures produisent les liens et les séparations ; les cultures orientent et gèrent les conflits, les guerres et les compromis ; les cultures produisent divers types d’identités collectives et
individuelles».
6. Les Big Four : Deloitte, Ernst & Young, PricewaterhouseCoopers (PwC), KPMG
7. Voir l’exemple très actuel de Gaza. « De même que “la liberté, c’est l’esclavage“, sous la plume d’Orwell,
certains termes en sont venus à désigner leur contraire dans la bande de Gaza dévastée», extrait de J-P. FILIOU, « Dans la bande de Gaza, une inversion orwellienne du langage», Le Monde, 6 avril 2025.
8. M. LARUELLE, «L’illibéralisme de J. D. Vance ne se contente pas de critiquer les valeurs libérales et progressives, il avance un projet politique réel» , Le Monde, 24 février 2025.
9. La loi du plus fort est «légitime et juste» pour Trump et Poutine et ceux qui les soutiennent ou qui en bénéficient directement. Sur cet enjeu une lutte culturelle et symbolique existe entre les protagonistes.
10. O. GALLAND et Y. LEMEL, «Inégalités acceptables et inacceptables», M. FORSÉ, O. GALLAND (dir.), Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, Paris, A. Colin, pp. 108-117, 2011.
11. La liste complète des mots envoyée à la National Science Foundation comprend une centaine de mots et couvre les domaines suivants: «Justice sociale (30 mots); Inclusion (19 mots); Minorités ethniques (14 mots); Sciences sociales (12 mots); Genre et orientation sexuelle (11 mots); Politique (7 mots); Égalité femmes hommes (5 mots); Autre (7 mots).