pexels ron lach 9831612La numérisation des soins de santé se généralise. Présentée comme une avancée, elle pourrait n’offrir des avantages que pour une poignée de privilégié·es et laisser beaucoup des personnes déjà vulnérables au bord du chemin si elle n’est pas articulée avec l’inclusion numérique. Explications.

 

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Les soins de santé évoluent rapidement vers la numérisation, sous l’impulsion de nouvelles applications telles que les téléconsultations, les portails en ligne (comme myhealth.be) et les dossiers médicaux électroniques. Derrière les discours présentant ces évolutions comme des avancées et comme l’une des solutions pour améliorer l’accessibilité et l’efficacité des soins de santé se cache pourtant un problème structurel: la fracture numérique. Aujourd’hui, nous constatons déjà que les personnes âgées, les personnes peu qualifiées et les personnes défavorisées sur le plan socio-économique sont en risque plus fréquent d’exclusion des applications de soins numériques. La technologie constitue un obstacle plutôt qu’un soutien, accroissant les inégalités au lieu de les réduire. Ce problème structurel appelle à un engagement sociétal. Comment éviter que les personnes numériquement vulnérables se voient refuser (ou limiter) l’accès à leur dossier médical ou perdent leur droit aux soins? Comment faire en sorte que la numérisation des soins de santé ne devienne pas le privilège des nantis?

L’accessibilité : une question à plusieurs niveaux

La numérisation peut rendre les soins de santé plus efficaces, plus centrés sur le·la patient·e et, dans certains cas, plus accessibles. Cependant, l’accessibilité reste une question complexe et à plusieurs niveaux. En ce qui concerne les quatre dimensions de l’accessibilité1 –la sensibilité, l’acceptabilité, l’accessibilité financière et la disponibilité–la numérisation s’accompagne de défis importants.

Du point de vue de la sensibilité–c’est-à-dire de la capacité à reconnaitre les risques ou les problèmes de santé–les soins numériques ne pourront jamais remplacer totalement les soins physiques. Les consultations vidéo et autres innovations numériques peuvent être utilisées dans des situations spécifiques et offrir l’avantage de la facilité et de la rapidité. Mais les rencontres physiques restent incontournables dans les situations où le langage corporel, les examens physiques ou les interactions complexes comptent. En outre, le succès des nouvelles technologies basées sur les données, telles que les algorithmes et les modèles, dépend de la qualité des données utilisées. Des données de mauvaise qualité peuvent conduire à des résultats erronés, avec tous les risques que cela comporte. Nous savons aussi que dans les ensembles de données historiques sur la santé, certaines couches de la population sont moins représentées. La transparence, l’utilisation éthique et l’évaluation critique des formes possibles de biais dans les algorithmes sont donc nécessaires lors du développement de ces applications.

L’accès aux soins de santé numériques dépend également de la disponibilité d’appareils numériques, de connexion (stable et sécurisée) et de compétences numériques. Les chiffres de plusieurs baromètres récents2 montrent qu’il s’agit là toujours d’un défi majeur. Il en ressort que 40% de la population est numériquement vulnérable (c’est-à-dire qu’elle n’a pas ou peu accès à diverses compétences numériques). Les compétences en matière de sécurité numérique, telles que la protection des données personnelles ou l’utilisation de mots de passe sécurisés, constituent un problème particulier. Les statistiques de 2023 montrent que 28% des personnes n’ont aucune compétence en matière de sécurité numérique et que 30% n’ont que des compétences de base3.

Les statistiques de 2023 montrent que 28% des personnes n’ont aucune compétence en matière de sécurité numérique et que 30% n’ont que des compétences de base.

Bien que les solutions numériques soient souvent présentées comme permettant de réaliser des économies, pour les personnes disposant de ressources financières limitées, l’accessibilité financière aux appareils, aux abonnements à l’internet à haut débit et même à l’utilisation de certaines applications numériques est souvent insuffisante. Selon les chiffres de l’imec.digimeter 20234 : 25% des ménages à faibles revenus ont déclaré avoir besoin d’un ordinateur ou d’une tablette supplémentaire, contre 13% seulement pour les ménages à revenus élevés. En outre, 48% des personnes à faible revenu estiment qu’une meilleure connectivité est trop chère. Parmi les personnes à revenu élevé, ce chiffre n’est que de 13%. Cela signifie que la vulnérabilité économique peut conduire directement à une plus grande exclusion numérique.

L’acceptabilité joue aussi un rôle important dans le recours aux soins de santé numériques. Des études font également état d’obstacles dans ce domaine. L’imec.digimeter 2023 montre que 68% des personnes pensent que la technologie numérique leur facilite la vie, mais que 15% ne font pas confiance à la technologie et que 56% se sentent dépendantes d’elle. En outre, les attitudes varient considérablement: 17% ont recours à la technologie avec enthousiasme, 29% y sont réticentes. En ce qui concerne les services de santé numériques, les préoccupations relatives à la protection de la vie privée et les expériences négatives antérieures restent des obstacles majeurs.

Ces quatre dimensions de l’accessibilité sont inextricablement liées. Par exemple, une technologie abordable peut être inacceptable si elle ne respecte pas la vie privée. De même, une technologie facilement disponible peut s’avérer inefficace si les utilisateur·rices ne peuvent pas la manipuler.

Ce n’est qu’en relevant ces défis avec une approche intégrée à tous les niveaux, en tenant compte des aspects technologiques et sociétaux que nous pourrons faire en sorte que les soins de santé numériques deviennent un droit pour tous·tes.

Une redéfinition du «patient»

Outre l’accessibilité des soins, la numérisation transforme également la relation traditionnelle entre le·la patient·e et le·la prestataire de soins. Pour certain·es, la présence physique d’un·e médecin est essentielle pour établir la confiance, tandis que d’autres se sentent plus à l’aise dans un environnement numérique qui offre une certaine distance par rapport au «regard médical». Pour les prestataires de soins de santé, la numérisation implique de s’appuyer sur des représentations et des données plutôt que sur des observations directes, ce qui modifie fondamentalement la nature des soins.

La numérisation redéfinit notre conception du « patient ». Alors qu’auparavant, nous voyions plus souvent une personne partageant passivement ses plaintes avec le médecin, la figure du « patient numériquement engagé » – un·e citoyen·ne actif·ve qui prend en charge sa propre santé est désormais apparue5. Ce rôle exige, à l’instar d’un·e entrepreneur·se, de collecter et d’interpréter des données sur la santé afin de mieux comprendre sa propre situation médicale. Les applications de télésurveillance et les plateformes de santé en ligne permettent aux gens de vérifier en permanence leur vitalité. Pour beaucoup, cela se traduit par une meilleure connaissance de son corps et un sentiment de contrôle accru, mais le processus peut aussi créer de l’incertitude, voire de l’anxiété, lorsque les chiffres mesurés ne correspondent pas à ce que l’on ressent. Dans la pratique, les conseils personnalisés d’un prestataire de soins de santé sont souvent indispensables pour combler le fossé entre les données numériques et la perception. Grâce à cette approche hybride, la technologie et le contact humain se complètent et constituent ensemble le fondement de l’accessibilité des soins.

Le passage à un paradigme de soins numériques modifie également les lieux de soins traditionnels. Alors que la visite chez le médecin était autrefois centrale, de plus en plus de soins sont prodigués à domicile par l’intermédiaire de smartphones et de tablettes. La frontière entre l’hôpital et le salon s’estompe. Malgré les opportunités, cette évolution peut aussi créer un sentiment de froideur, le regard direct du médecin cédant la place à un flux constant de chiffres. Aussi, le·la patient·e ne bénéficie plus d’un moment de calme pour une réflexion personnelle, mais est inondé·e de données à analyser en permanence. Le succès de cette transformation numérique dépend de la mesure dans laquelle nous fournissons des explications claires, continuons à offrir une oreille attentive et mettons la personne derrière les relevés au centre. Bref, en faisant rimer innovation technologique et accompagnement empathique, pour que personne ne soit laissé pour compte.

Numérisation : nécessité d’une approche coordonnée et inclusive

La numérisation offre de nouvelles possibilités dans le domaine des soins de santé, notamment un meilleur partage des données, des processus de soins plus efficaces et un soutien plus personnalisé aux patient·es. Pour dépasser la fracture numérique et rendre la numérisation accessible à tous et toutes, une approche coordonnée et inclusive est essentielle.

Un premier pas dans cette direction consiste à améliorer les compétences numériques et les compétences en santé. La culture numérique devrait être largement promue, avec un accent particulier sur les compétences en matière de sécurité électronique. En outre, la conception des applications numériques de soins de santé devrait garantir que la technologie est simple, intuitive et accessible à tous et toutes.

Mais comme la fracture numérique n’est pas près de disparaitre et qu’elle pourrait même ne jamais se combler, il est essentiel d’apporter un soutien personnalisé aux groupes vulnérables surle plan numérique. L’application du principe « cliquer, appeler, connecter » (clic, call, connect) est l’une des solutions: les canaux numériques pour ceux·celles qui les maitrisent et y sont enclin·es, l’assistance téléphonique pour les personnes qui la préfèrent ou les lieux de soins physiques selon les besoins. Cette approche hybride garantit que les soins restent accessibles à toutes et tous.

La cybersécurité et la protection des données doivent également toujours être prioritaires. Ce n’est qu’en protégeant de manière adéquate les données de santé sensibles et en garantissant la transparence sur l’utilisation des données que la confiance dans les soins de santé numériques pourra s’accroitre. Ce qui passe par un respect strict des règlementations, telles que le RGPD, et des protocoles de sécurité clairs.

Enfin, la numérisation ne devrait jamais éliminer le facteur humain des soins de santé. Il est essentiel que la technologie soutienne les prestataires de soins de santé, et non qu’elle les remplace ; qu’elle corresponde aux besoins et aux attentes des patient·es. La liberté thérapeutique et les relations de confiance doivent toujours être placées au centre des préoccupations.

Conclusion 

Les inégalités numériques en matière de santé ne sont pas un simple symptôme, mais un problème profondément ancré dans la société. Un système de soins de santé numérique inclusif nécessite une prise de conscience permanente de l’impact social de la technologie. Ce n’est qu’en évaluant régulièrement les technologies de manière critique que nous pourrons garantir une transformation numérique qui ne polarise pas, mais qui relie –avec l’accès aux soins comme un droit universel.

Nous devons également considérer l’inclusion numérique comme un droit fondamental, afin que personne ne soit laissé de côté et qu’une santé numérique à deux vitesses soit évitée. Des décideurs politiques aux développeurs de nouvelles applications, tout le monde doit assumer la responsabilité de rendre les soins de santé plus équitables qui perdurent dans le temps. La numérisation ne doit pas être une cause d’accroissement des inégalités déjà existantes en matière de soins de santé.#

L’étude complète est disponible via ce lien


 1. S. CÈS, «L’accès aux soins de santé, définition et enjeux», MC-Informations, 286, pp. 4-22, 2021.
2. P. BROTCORNE, K. PONNET, Baromètre de l’inclusion numérique 2024, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 2024; L. DE MAREZ, R, SEVENHANT, F. DENECKER, A. GEORGES, G. WUYTS, D. SCHUURMAN, imec.digimeter2023, Tendances numériques en Flandre, Imec, 2024 ; Agence du Numérique, Baromètre de maturité numérique 2023 des citoyens wallons, digitalwallonia.be 2024.
3. P. BROTCORNE, K. PONNET, op.cit.
4. L. DE MAREZ et al, op.cit.
5. D. LUPTON, «The digitally engaged patient : Self monitoring and self-care in the digital era», Social Theory & Health, vol.11, n°3, 2013, pp. 256-270.

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