Les recherches portant sur les mobilités sociales sont nombreuses. Mais l’analyse se concentre majoritairement sur le déplacement d’individus qui se hissent d’une classe sociale dominée à une classe sociale nantie. Notre travail1 creuse le mouvement inverse, à partir de parcours singuliers de personnes issues de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie qui évoluent professionnellement en tant qu’artistes de scène ou plasticien·nes. .
Bien que de nombreux travaux en sociologie soulignent l’importance de la reproduction sociale d’une génération à une autre, accentuée ces dernières décennies par ce que certains appellent la panne de l’ascenseur social, des recherches portant sur les mobilités sociales se donnent pour objectif de comprendre les processus de non-reproduction sociale. En 2014, en publiant Les transclasses ou la non-reproduction sociale 2, la philosophe Chantal Jacquet a relancé et renouvelé l’analyse de ce que Pierre Bourdieu qualifiait de «transfuges de classe», c’est-à-dire des individus qui se sont hissés d’une classe sociale dominée à une classe sociale nantie, souvent intellectuelle. Toutefois, le mouvement inverse a été beaucoup moins creusé, sans doute parce qu’il semblait plus facile pour des personnes provenant d’un milieu très privilégié en différents capitaux (économique, social, culturel, symbolique) de se repositionner dans un déclassement social apparent. Pour notre part, nous considérons justement qu’il est nécessaire d’aller au-delà des apparences pour tenter de saisir dans leur complexité les conditions, processus et mécanismes d’un changement radical de positionnement social. Nous nous sommes alors intéressé aux parcours singuliers de personnes issues de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie qui évoluent professionnellement en tant qu’artistes de scène ou plasticien·nes. Leurs trajectoires, partagées dans le cadre de récits de vie, révèlent certains parallèles et croisements avec ceux et celles des transfuges de classe : les difficultés vécues à la fois pour s’extirper de leur milieu social d’origine et pour trouver leur place au sein de leur nouveau milieu professionnel et de vie où les risques de précarité et de marginalité sont pléthores, comme le décrit la sociologue de l’art Nathalie Heinich3. Cette migration sociale n’est pas aléatoire, car elle s’enracine dans des situations initiales souvent marquées par des souffrances au sein de configurations socio-familiales spécifiques. Elle est marquée par des rencontres décisives qui rendent possibles des bifurcations. Loin d’être la manifestation d’un héroïsme individuel, elle est surtout l’expression d’une combinatoire de déterminations multiples qu’il convient de révéler.
Mondes de l’art, «complexion » et processus de socialisations
Les sociologues Michel et Monique Pinçon-Charlot4 ont largement documenté les systèmes sophistiqués de reproduction sociale de la classe nantie, s’appuyant sur le célèbre concept bourdieusien d’«habitus»5. Ils suggèrent pourtant qu’il existe des cas de membres de cette classe sociale qui ne répondent pas à la force de cet habitus: «Moutons noirs» de la famille, ils développent d’autres formes de socialisations qui ne correspondent pas aux critères admis et risquent de mettre en péril la bonne marche de la transmission du patrimoine6. La sociologue Valérie d’Alkemade, dans son ouvrage Sang Bleu Belge: noblesse et anoblissement en Belgique 7, souligne également les cas de membres de la noblesse qui tiennent à ne plus être associé·es à leurs milieux d’origine. Parallèlement, l’ouvrage de Nathalie Heinich L’élite artiste fournit des outils pour analyser les spécificités et la singularité des mondes de l’art et leur capacité à accueillir des trajectoires atypiques. Elle met en lumière les tensions entre le rejet des normes dominantes et l’intégration dans des systèmes culturels alternatifs et développe la thèse selon laquelle les mondes de l’art, en sus des risques de paupérisation et du risque d’échec omniprésent, promeuvent un «régime de singularité» qui exige des artistes d’être «hors-normes», «margin[aux]» et «excentriques». Cette approche ouvre la porte pour penser ces parcours non pas en lignes droites, mais plutôt en chemins tortueux pavés d’aspérités multiples, en tension avec les mécaniques de la reproduction sociale.
La problématique centrale de notre recherche questionne par conséquent les raisons pour lesquelles ces individus choisissent une carrière artistique, pouvant être perçue comme incertaine et marginale par leur milieu d’origine. Dans cette perspective, elle s’attache à examiner les ruptures et les points de basculement dans leurs vies, tout en tentant d’identifier les soutiens ou les résistances qu’ils et elles rencontrent au sein de leur famille et de leur entourage social d’origine.
Il s’agit donc de complexifier l’approche bourdieusienne en mobilisant le concept de «complexion» élaboré par Chantal Jacquet. Ce concept propose une vision plus fluide et personnalisée des trajectoires sociales, en prenant en compte les influences croisées des déterminations individuelles, familiales et sociales sur les choix de vie. Jacquet ancre ce concept dans les théories de la philosophie sociale de Spinoza qui enrichissent la compréhension des «transitions sociales» en considérant les affects, les désirs et les rencontres comme des moteurs d’action.
La production de l’individu est un phénomène social, comme l’énonce avec force le sociologue Bernard Lahire8. Elle s’inscrit toujours dans des processus de socialisation (« primaire, « secondaire» et «continue») qui dote les personnes d’un patrimoine de dispositions variées qui s’activeront en fonction des contextes. Par conséquent, il importe d’explorer comment des dispositions initiales peuvent être remises en question par des expériences ultérieures, telles que l’exposition précoce à l’art ou à des ruptures familiales, ceci même au sein de milieux particulièrement attentifs aux questions de reproduction et de transmission des valeurs et des capitaux.
Récits de vie
La méthodologie, inspirée de l’ethnosociologie9, repose sur une approche qualitative centrée sur des récits de vie recueillis lors d’entretiens semi-directifs approfondis en plusieurs phases. Inspirée des travaux de Daniel Bertaux10, cette méthode capte des témoignages riches, où les participant·es partagent leurs expériences personnelles et sociales. Ces récits sont des co-constructions, mêlant subjectivité des interviewé·es et intentions du chercheur. Réalisés en milieux privés, ces entretiens explorent l’éducation artistique, les ruptures familiales et les expériences dans les mondes artistiques. Les récits ont ensuite été analysés en deux étapes: la première verticale, par la constitution de portraits individuels, puis une seconde, transversale, pour identifier récurrences, variations et moments de basculement au sein de chaque récit.
«Mouton noir», « ethos de la distance » et « fluctuatio animi»
Les résultats ont fait émerger deux éléments majeurs: premièrement, les parallèles saisissants entre les parcours des personnes que nous avons interviewées et ceux des «transclasses» étudiés par Chantal Jacquet (comme, entre autres, Annie Ernaux et Didier Eribon). Deuxièmement, la nature de ce mouvement, à savoir un voyage «transculturel» propice aux modifications des représentations sociales. Le premier parallèle est observable dès les étapes primaires de la socialisation. Les interviewé·es évoquent leur sentiment d’occuper une place «à part» au sein de leur cercle familial et social. Elisabeth affirme se sentir en «décalage», Paul est le perpétuel «contestataire», Laurent l’«énergumène», Aliénor ne fait «jamais rien comme les autres». Charlotte, quant à elle, subit les réprimandes de sa mère sur son physique et son look pas assez «féminin» et se fait «harceler» par ses camarades d’école (tous les prénoms mentionnés sont des prénoms d’emprunt). Chantal Jaquet souligne combien le sentiment d’être le «mouton noir» de la famille «ouvre une brèche» dans la reproduction sociale, car il nourrit, tant pour l’individu que pour son milieu, une dialectique de rejet. En outre, leurs récits évoquent souvent la «colère» qu’ils et elles ressentent envers les valeurs bourgeoises et aristocratiques transmises par leurs familles ou établissements scolaires, comme c’est le cas pour Paul. Ce sentiment d’altérité mêlé à un affect comme la colère semble être un puissant carburant au besoin qu’ils éprouvent de s’éloigner peu à peu. Parallèlement, Nathalie Heinich montre comment les mondes de l’art s’avèrent être des lieux d’accueil pour ces «vilains petits canards» en transformant leur «singularité négative, disqualifiante, (...) en singularité positive et qualifiante».
Le second parallèle notable est l’«ethos de la distance», lorsque le sentiment de décalage intime et idéologique s’incarne dans une distance spatiale. Tous leurs récits relatent une attente longue, voire éprouvante pour certain·es, en raison des exigences parentales de faire «de vraies études», avant de pouvoir se lancer dans les arts. C’est particulièrement le cas pour Paul qui, lorsqu’il s’échappe du destin plus classique tant espéré par son père, «plaque tout» pour intégrer un conservatoire à l’idéologie «marxiste», ou Elisabeth qui exprime avec force son besoin de «partir loin» lorsqu’elle s’autorise de faire une école d’art dramatique. Ce départ s’articule avec la découverte d’un nouvel environnement dont ils·elles ne maitrisent pas les codes. Paul et Elisabeth racontent leur étonnement à la rencontre de camarades de classe aux conditions socio-économiques et culturelles très éloignées des leurs et tous les deux évoquent leurs difficultés à être «catalogué·es» lorsque leurs camarades les renvoient à leurs signes extérieurs sociaux d’ «ultra-bourges» dont ils n’avaient pas conscience auparavant.
Cette situation «d’entre deux», c’est-à-dire de double distance entre le monde qu’elles ont quitté et celui dont elles découvrent les usages, provoque chez les personnes interviewées un flottement de l’âme, ou «fluctuatio animi», troisième parallèle saillant avec les «transclasses» analysés par Chantal Jacquet. Comme eux, ils évoluent dans un enchevêtrement d’«affects contraires», envers leur monde de départ comme envers celui d’arrivée. Beaucoup naviguent entre «honte» de leurs origines sociales nanties tout en reconnaissant la valeur du bagage culturel qu’ils y ont acquis. Certain·es affirment leur «fierté» de s’en être «émancipé» tout en avouant pouvoir avoir été «heurté·es» par certains traits ou pratiques de leurs camarades, dont ils n’avaient pas connaissance dans leur monde social et qu’ils apprennent pourtant à apprivoiser, voire à adopter. Sur le rapport au corps, Paul explique au début découvrir «dans les cours de corps, que tout le monde (...) ne se lavait pas de la même manière. (...) pour finalement confier: J’étais tellement dans le bonheur de faire enfin ce que je voulais (...) ça me permettait de relativiser cette espèce d’hygiénisme propre à ma classe.»
Voyage «transclasses» ou «transculturel»?
Bien que les personnes que nous avons interviewées traversent un certain nombre d’expériences en commun avec les « transclasses », il serait imprudent de les qualifier de « transclasses », ceci en raison d’une donnée majeure : leur capital économique semble être très peu affecté, la majorité d’entre elles bénéficiant encore du soutien financier et du patrimoine familial. En outre, on peut même faire l’hypothèse que leur capital culturel leur offre le privilège d’une grande aisance de navigation d’une classe ou d’un milieu à l’autre, contrairement aux « transclasses » dont ce « voyage » représente un cout social, familial, etc.
Leurs récits montrent pourtant qu’il s’agit bien d’un passage entre les mondes très codés de leurs milieux d’origines, « bain » idéologique ou «aquarium» social selon Paul et Elisabeth, et ceux de l’art, qui brassent des populations aux origines sociales plus diverses, et dont Nathalie Heinich souligne le caractère attractif pour des individus issus de tous milieux sociaux. Leur rencontre avec d’autres réalités sociales a été largement évoquée dans les entretiens, et une fois passée l’expérience de la stigmatisation due à leurs origines sociales, ils et elles apprendront à valoriser, voire adopter les styles de leurs nouveaux milieux: «Chacun s’adapte, on trouve le langage» dit Elisabeth. Destinée à vivre dans «des palais vénitiens», elle partage aujourd’hui sa vie et élève son enfant avec un homme issu de milieux ouvriers.
Un passage entre les mondes
Les récits partagés pour cette recherche révèlent des chemins très variés et chacun·e des participant·es entretient des rapports très divers avec les mondes dans lesquels ils et elles évoluent, plus ou moins distants ou proches, ténus ou solides. Toutefois, tous racontent un passage qui nourrit à la fois les recherches sur la sociologie des classes privilégiées, celle de l’art, la mobilité sociale et les parcours de transfuges en particulier. En outre, l’analyse de ces parcours participe aux questionnements autour du célèbre concept d’« habitus ». Sans renier la force de ce concept dans la construction des individus, nous proposons de les aborder tel que Bernard Lahire nous y invite : Prendre en compte le « pouvoir propre d’infléchissement ou de modification [des cadres socialisateurs “ secondaires ”] plus ou moins fort [sur les] produits de la socialisation passée, [ainsi que] leur capacité à produire de nouvelles dispositions mentales et comportementales chez ceux qui sont amenés, volontairement ou par obligation, à les fréquenter durablement ». #
1. Cet article est issu du mémoire de Tristan DROILLARD, «La non-reproduction sociale dans “La Haute”. La “complexion ” à l’épreuve de six cas d’artistes issus de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie», Mémoire de la FOPES, 2023-2024, dirigé par Bernard Fusulier, chercheur au FNRS.
2. C. JAQUET, Les transclasses ou la non-reproduction, Paris, Presses Universitaires de France, 2014.
3. N. HEINICH, L’élite artiste: Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2018.
4. M. et M. PINÇON-CHARLOT, Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La Découverte, 2016.
5. Les travaux de Pierre Bourdieu ont largement mis en lumière les mécanismes et logiques de la reproduction sociale, autour de son concept central, l’habitus, «système de dispositions durables et transposables, structures structurées destinées à fonctionner comme structures structurantes c’est-à-dire en tant que principe générateur et organisateur de pratiques et de représentations». Voir: P. BOURDIEU, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p.88.
6. M. et M. PINÇON-CHARLOT, op.cit.
7. V. D’ALKEMADE, Sang Bleu Belge. Noblesse et anoblissement en Belgique,Bruxelles, Labor, Collection la Noria, 2003.
8. B.LAHIRE, Dans les plis singuliers du social :Individus, institutions, socialisations, Paris, La Découverte, 2013.
9. L’ethnosociologie ou «perspective ethnosociologique» est «la combinaison d’une technique d’observation empirique, le récit de vie, empruntée à la grande traditionethnographique, et en quelque sorte importée pour être mise au service de la recherche sociologique», (L.R. COSTA et Y. GARCIA DOS SANTOS, « Revisiter le “récit de vie”, une approche en sciences sociales. Entretien avec Daniel Bertaux», Recherches qualitatives, vol. 40, n°2, 2021, pp.146-175).
10. D. BERTAUX, Le récit de vie, Paris, Armand Colin, 2016.