Le Collectif du 5 novembre est né au lendemain des effondrements de la rue d’Aubagne à Marseille en 2018, à l’initiative d’habitant·es et de sinistré·es. Ce drame et ses conséquences ont causé la mort de huit personnes et laissé 10.000 personnes sans habitat. Le collectif a non seulement accompagné les délogé·es mais a aussi mené une mobilisation longue et massive contre l’habitat indigne à Marseille, engrangeant plusieurs victoires. Retour sur cette lutte et ses stratégies avec Kevin Bhema Vacher, membre fondateur du Collectif.
Propos recueillis par Manon Legrand
Comment est né le collectif?
Il est né au lendemain d’un drame, à l’initiative de militant·es du droit au logement, de personnes délogées ou de voisin·es. Un mois après l’effondrement, il comptait environ 300 personnes. Nous sommes aujourd’hui une quarantaine. Le collectif prend forme dans un moment de traumatisme collectif–l’effondrement a causé la mort de huit personnes et le délogement d’un millier de personnes, on en est à 10.000 aujourd’hui–et dans un contexte de chaos intense. Il oriente donc dès le début ses actions vers les manifestations et la mise en place d’une solidarité de quartier. Le collectif pallie dans l’urgen ce l’inaction de la ville de Marseille et de l’État.
Vous étiez présent à Charleroi pour rencontrer des syndicats du logement . Qu’est-ce qui vous en distingue ou vous en rapproche?
Notre collectif ne s’est jamais considéré comme un syndicat au sens strict. Depuis notre création, notre action a toujours été d’une part, de réagir et politiser la crise des périls d’immeubles et d’autre part, d’accompagner les victimes de l’effondrement. Nous avons développé progressivement des pratiques syndicales à partir d’une situation de crise. Pour comprendre ce mouvement, il faut revenir au contexte. Fin décembre 2018, on assiste à Marseille à un moment de bifurcation politique : la démission du maire Jean-Claude Gaudin (leader de la droite marseillaise et maire de la ville durant 25 ans, de 1995 à 2020, NDLR) affaibli par cette catastrophe, se pose ; c’est aussi le moment des Gilets Jaunes au niveau national.
Concernant les profils des personnes engagées dans la lutte, nous n’avons pas affaire à des militant·es de longue date. À l’époque, les locations dans les hôtels destinés au relogement des délogé·es sont renouvelées à la semaine. Ces personnes sont donc trimballés d’un coin à l’autre de la ville, avec les conséquences que l’on peut imaginer sur leur travail, l’école, les liens sociaux, etc. Après la répression très intense des mobilisations, qui vont conduire au meurtre de Zineb Redouane le 2 décembre, elles commencent également à avoir peur et nous disent que «les manifestations sont utiles, mais que c’est de choses concrètes qu’ils et elles ont le plus besoin».
À partir de ce contexte, nous réalisons qu’il faut nous tourner vers une pratique syndicale. Premièrement, en accompagnant les survivant·es de l’effondrement du 65 rue d’Aubagne, qui, deux mois plus tard, ne sont toujours pas pris en charge. Ils et elles s’auto-organisent alors en vue de trouver des logements provisoires. La bataille se joue sur deux plans: accompagnement individualisé et situé, et interpellation du pouvoir politique.
Un deuxième évènement va précipiter ce tournant. Fin décembre, une délogée nous interpelle sur son intention d’envahir dès le lendemain l’espace accueil des personnes évacuées–lieu mis en place par les pouvoirs publics, une des premières victoires du collectif–en vue de protester contre la précarité de l’accueil en hôtel. Elle nous fait comprendre que notre présence est indispensable. Finalement, on a occupé cet espace et obtenu que les gens soient relogés dans de meilleures conditions. Cet épisode, par la mise en place d’un accompagnement et des cadres d’organisation plus permanents, nous a rapproché des modalités syndicales. Il a aussi débouché sur la rédaction d’un cahier revendicatif, la «Charte du relogement».
Comment cette Charte a vu le jour?
La Charte est née du processus de l’Assemblée des personnes délogées, créée en décembre 2019. Elle a été inspirée par des stratégies de luttes menées à la fin des années 2000 dans les quartiers au nord de Marseille. À l’époque, les associations de locataires avaient exigé des bailleurs sociaux qu’ils signent une charte du relogement, dans le cadre de leur projet de rénovation urbaine. Pour éviter de se faire avoir, les locataires décident d’écrire eux-mêmes leur charte et de l’imposer. Leur stratégie paye: les bailleurs, séduits par l’opportunité d’un vernis de démocratie participative, se voient imposer l’agenda et les demandes des habitant·es. Nous décidons de nous inspirer de cette idée victorieuse et nous parvenons à convaincre la préfecture et la ville de Marseille qui acceptent de négocier une Charte du relogement avec nous. Une pétition pour la Charte récolte 30.000 signatures, soit trois fois le nombre de signatures nécessaire pour contraindre le conseil municipal à mettre un sujet à l’ordre du jour. Le conseil municipal adopte notre document à l’unanimité en juin 2019. En termes de protection des personnes évacuées et touchées par la crise des périls des logements, cette charte représente notre plus grande victoire.
Y a-t-il eu d’autres victoires?
Toutes les politiques publiques actuelles sur l’habitat indigne à Marseille proviennent de victoires obtenues par les mouvements sociaux avant les élections municipales de 2020. Elles touchent différents champs. Par exemple, le projet d’aménagement du centre-ville qui vise à sortir 6.000 logements de l’indignité (sur 40.000 taudis), plan très mal appliqué par la gauche au pouvoir actuellement; l’installation du permis de louer–qui consiste en une obligation pour le bailleur de demander l’autorisation de location à la ville obtenue à condition que son logement soit digne. Je peux aussi citer les victoires indirectes au sein des institutions en termes de recrutement. Au moment des effondrements, on a découvert un service logement de la ville de Marseille exsangue, avec la moitié du personnel en arrêt maladie et un refus du cabinet du maire d’embaucher. Aujourd’hui, la ville a embauché 250 agent·es. Du côté police, on est passé d’un demi-poste dédié à l’habitat indigne à deux postes pour tout le département des Bouches du Rhône. Au niveau judiciaire, tous les avocat·es nous le disent: il se constitue progressivement une culture autour de l’habitat indigne et les condamnations de marchands de sommeil tombent peu à peu. Il y a aussi tout ce que les associations et habitant·es ont fait par eux·ellesmêmes, comme le travail mémoriel, renommer une place «du 5 novembre», créer une exposition participative au Musée de Marseille, le tout sans jamais demander l’autorisation de la mairie.
Que pourrait inspirer cette mobilisation pour les luttes?
Cette mobilisation nous raconte que nous devons nous faire confiance dans notre capacité à penser. C’est aussi ce que nous ont montré les syndicats quand ils ont créé la Sécurité sociale et les mutuelles. Il faut faire les choses par nous-mêmes, à partir des personnes concernées et ensuite lutter pour contraindre à ce que ces pratiques soient institutionnalisées.
Qu’en est-il de l’application de la Charte aujourd’hui?
L’application de la charte était le point numéro 1 du sujet logement du Printemps Marseillais (rassemblement de la gauche, des écologistes et des citoyen·nes qui a renversé la droite aux élections de 2020, NDLR) dit autrement, vu l’enjeu du logement à Marseille, le point d’orgue du programme électoral. Pourtant, le sujet patine. La nouvelle mairie est revenue en arrière sur certains points: par exemple, le traumatisme psychologique des personnes délogées n’est plus pris en compte, ce qui a un impact sur la priorisation du droit au relogement et l’accompagnement psychologique des délogé·es. Nous constatons que la gauche fait pire que la droite à certains endroits parce que le rapport de forces est différent. Nous devons aussi négocier avec un adjoint au maire très «technicien» qui a toujours vu les choses par en haut. Cela signifie que le problème n’est pas seulement lié au camp politique, mais aussi à la culture institutionnelle qui dysfonctionne. On déplore également des expulsions de personnes de leur logement provisoire.
Cela nous rappelle qu’il faut à tout prix maintenir le rapport de force afin que les autorités soient obligées d’écouter les habitant·es avant tout. C’est une bataille constante.
Quelle est l’approche spécifique de votre collectif dans la lutte pour le logement à Marseille?
Notre approche est de dire que pour cesser de cantonner le logement à une question privée ou technique et en faire un sujet public, il faut reconstruire des récits à partir des personnes concernées ou mal logées. Il est donc nécessaire que les technicien·nes et les académiques soient à leur service, soutiennent leur action autonome. La conclusion logique est qu’un syndicat permettrait de faire tout ça. Nous avons attendu que le procès de la rue d’Aubagne s’achève (six semaines d’audience en décembre. Verdict attendu en juillet, NDLR) pour lancer une dynamique de réflexion et de bilan avec des membres d’autres collectifs marseillais inscrits eux aussi dans une dynamique de réactions aux crises et à la mort (de l’insalubrité, d’incendies d’immeubles…), en vue de lancer ce syndicat d’habitant·es.
Vous inspirez-vous d’autres expériences de l’étranger?
Nous sommes en train de créer un espace franco-belge de circulation pratique avec les camarades du syndicat Wuune en Belgique, de l’Alliance citoyenne à Grenoble, de l’association Alda au Pays basque. Nous nous sommes retrouvés en novembre dernier autour de l’habitat indigne dans l’idée d’enchainer sur une démarche fédérative des comités d’habitant·es autour des pratiques syndicales. Si l’on fait tous le même constat qu’il est nécessaire de se fédérer aux niveaux national et européen, il faut aussi tenir compte de la disparité des situations et pratiques locales.
Vous avez aussi défendu des propriétaires précaires...
Oui, car il y a aussi eu pas mal de propriétaires occupants pauvres massivement touchés par la crise des périls des logements. Marseille conserve un système ancien de segmentation verticale propre à la Méditerranée qu’on retrouve aussi à Naples, et non une segmentation horizontale centre-périphérie (ou le contraire) comme on le voit dans les grandes métropoles. Les classes populaires et les classes moyennes partagent un même immeuble, créant une mixité sociale de fait. Toute une frange des classes moyennes–tant les anciennes que les nouvelles classes gentrifieuses–a donc aussi été impactée. Cela nous montre l’ampleur sociale de la crise des périls et la nécessité de travailler sur des alliances de classes. On a obtenu que ces propriétaires occupants pauvres soient protégés et pris en charge, c’était aussi une grande victoire.
La question écologique s’est-elle posée dans le collectif?
L’intérêt pour cette question s’est construit, mais il n’était pas immédiat. Ces questions nécessitent un niveau de théorisation assez complexe, ce qui peut être difficile dans un collectif constitué sur l’urgence. Autre frein: le maire a brandi l’argument de la pluie pour expliquer les effondrements. Cela a mis sous le tapis pendant longtemps la question écologique. Or, la question environnementale est au cœur du logement. L’humain bâtit des huttes, des maisons et des immeubles pour se protéger et pour pouvoir cohabiter dans de bonnes conditions avec son environnement. Le logement est donc, comme l’alimentation, une question écologique fondamentale. De plus, dans le contexte de l’urgence climatique, Marseille est confrontée à l’enjeu des extrêmes climatiques ces dernières décennies, c’est-à-dire des alternances de sècheresse et d’inondations qui s’enchainent parfois dans une même année. Dans un contexte où pouvoirs publics et propriétaires ont laissé l’habitat se dégrader, cela devient une double question politique: faire respecter le droit à la dignité de l’habitat et faire face à l’inaction politique en matière climatique.
Comment en parlez-vous aujourd’hui?
On porte toujours la question écologique en insistant sur le fait que l’inaction politique et le laisser-faire des bailleurs aggravent le danger climatique. De plus, nous soulignons la tension entre l’écologie experte et l’écologie populaire. On voit qu’aujourd’hui, la question écologique est souvent prise à partir du niveau macro, via l’approche carbone par exemple. On définit ce qui est prioritaire ou non à partir de ça, sans considérer les besoins immédiats des gens. Nous, on considère qu’il faut partir de l’indignité de l’habitat, contre laquelle des gens se battent depuis des décennies, et ces questions rejoignent celles des dépenses énergétiques, de passoires thermiques, etc. Sans le verbaliser comme tel, les classes populaires mènent des luttes écologiques par définition et rejoignent spontanément les constats scientifiques, mais en les englobant dans ce qui nous permet de vivre mieux de façon générale. C’est donc une vision de l’écologie plus complète, pas seulement climatique, mais anthropologique, liée au droit à être protégé·es, que les gens développent d’eux et elles-mêmes.
Quel est votre rapport personnel à l’habitat et y a-t-il un lien avec votre parcours politique?
C’est en faisant des formations à l’habitat indigne que j’ai compris que j’avais moi-même grandi dans de l’habitat indigne. Mon expérience personnelle en dit beaucoup sur l’invisibilisation de cette question, mais aussi sur l’intégration de la normalité. Quand j’ai dû témoigner au procès de la rue d’Aubagne au nom du collectif, j’ai évoqué cette rupture du seuil de consentement à l’indigne. Consentir, c’est se taire, mais aussi ne plus voir ce qu’on vit, subir et consentir à des violences physiques, sanitaires, institutionnelles, sociales et ne même plus s’en rendre compte. #