Selon l’OMS, le dérèglement climatique constitue le plus grand défi de santé publique du 21e siècle. Face à cette urgence, le Service d’études des Mutualités chrétiennes a mené une enquête pour analyser les liens entre la connaissance des citoyen·nes sur le sujet, leurs craintes et leur capacité à s’engager pour le climat. L’étude souligne qu’en plus de politiques climatiques fortes, il est nécessaire de dépasser la simple sensibilisation. Elle montre aussi l’importance d’une politique climatique plus ambitieuse et équitable, tenant compte des disparités observées entre les populations vulnérables et les autres. En effet, nous ne sommes pas tous égaux face aux conséquences du dérèglement climatique.
Ann MORISSENS, Stijn VOS et Mattias VAN HULLE, service d'études des Mutualités chrétiennes
Le dérèglement climatique n’est plus un concept abstrait. Des records de chaleur sont battus dans le monde entier, et notre pays a lui aussi été frappé par des conditions météorologiques extrêmes et de fortes précipitations en 2024. Les rapports du GIEC et d’autres organismes ne cessent de mettre en garde contre les conséquences écologiques, économiques et sociales de grande ampleur. Comme l’a encore montré une récente étude de la Mutualité chrétienne1, une autre réalité urgente apparait de plus en plus clairement: les effets du dérèglement climatique sur la santé. En Belgique, on s’attend à une augmentation des maladies infectieuses, des allergies et des troubles liés à la chaleur2. Au niveau international, les taux de mortalité augmentent et les maladies respiratoires, cardiovasculaires et neurologiques se multiplient3. Les scientifiques tirent la sonnette d’alarme: en 2021, The Lancet a publié une lettre ouverte faisant état d’un «code rouge» pour la santé publique et appelant les décideurs politiques à prendre des mesures urgentes.
La solution principale proposée est cependant décevante. L’accent est mis avant tout sur la sensibilisation de la population, en partant du principe que la connaissance mène automatiquement à l’action. Aujourd’hui, nous pouvons constater que c’est insuffisant: la problématique du dérèglement climatique est bien connue, mais les changements profonds et les bouleversements à grande échelle ne se concrétisent pas. Selon le philosophe et sociologue des sciences Bruno Latour, «on peut résumer la situation actuelle en disant que tout le monde sait désormais qu’il faut agir de manière décisive pour éviter une catastrophe, mais que la motivation et la direction qui nous permettent d’agir font défaut»4. Ce constat constitue l’un des sujets brulants aujourd’hui dans le contexte du changement climatique : comment la connaissance s’articule-t-elle avec l’engagement et l’action et suffit-il d’informer les citoyen·nes sur les enjeux ?
Obstacles entre la connaissance et l’engagement
Une des explications de la difficulté du passage à l’action réside dans le ton de la communication. Le message sur le dérèglement climatique est souvent empreint de fatalisme, ce qui peut susciter la peur et la paralysie5. Le positionnement idéologique des personnes joue aussi un rôle : les modes de pensée conservateurs, individualistes et autoritaires sont généralement plus en phase avec le climato-scepticisme et une moindre volonté d’agir. Les personnes qui s’en réclament prennent le dérèglement climatique moins au sérieux et sont moins convaincues qu’il est causé ou influencé par les activités humaines. Enfin, le sentiment d’impuissance est également un frein au changement. Les citoyen·nes doutent de leur pouvoir d’influence sur les politiques et ne croient guère en la capacité des gouvernements à prendre des mesures décisives.
Une politique climatique équitable ne devrait pas déplacer le fardeau vers ceux et celles qui sont déjà dans une situation précaire, mais plutôt les soutenir et les protéger davantage.
Au-delà de ces aspects, on entend régulièrement que l’inégalité sociale serait un obstacle supplémentaire important. Un argument couramment entendu est que les personnes ayant des ressources financières limitées ou des problèmes de santé sont principalement préoccupées par leurs difficultés et n’ont pas le temps ou l’énergie de s’intéresser au climat. Bien qu’il s’agisse d’une idée largement répandue, elle est fondée sur un préjugé. Comme l’indique le Service de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale: «Nous entendons souvent dire que les personnes en situation de pauvreté ne se soucient pas de la durabilité, qu’elles essaient de survivre et qu’elles s’en tiennent là. C’est manifestement faux! Nous devons revendiquer notre place dans ce débat et apporter notre propre contribution. Après tout, nous savons à quoi mène le modèle de croissance, car nous en supportons les conséquences et en souffrons»6.
Notons qu’il existe très peu d’éléments concrets pour étayer ce préjugé. En effet, nous constatons dans la littérature que peu d’attention est accordée aux différences entre les groupes sociaux en matière de connaissance du climat et d’engagement. Les groupes confrontés à des difficultés supplémentaires sont sous-représentés dans la recherche. Ce constat est regrettable, d’autant plus qu’ils sont particulièrement vulnérables aux effets du dérèglement climatique. Cela vaut tant pour les personnes souffrant de problèmes de santé chroniques–car elles sont plus vulnérables aux risques sanitaires plus élevés posés par le dérèglement climatique, tels qu’un risque accru de maladies infectieuses, d’allergies et de maladies liées à la chaleur–que pour les personnes qui déclarent avoir du mal à joindre les deux bouts–ce groupe est plus vulnérable parce que ses conditions de vie l’exposent à un risque plus élevé de subir les effets négatifs du dérèglement climatique. Les personnes plus pauvres sont par exemple plus susceptibles de vivre dans des maisons moins résistantes aux excès de chaleur ou d’humidité.
Groupes vulnérables
La récente étude de la MC7 confirme l’affirmation du Service de lutte contre la pauvreté. Les répondant·es à notre enquête qui déclarent avoir des difficultés financières ou de très grandes difficultés à joindre les deux bouts ont des connaissances plus faibles du dérèglement climatique et des impacts sur la santé que les autres répondant·es. Cependant, malgré leur niveau de connaissance plus faible, ce groupe se montre plus préoccupé par le dérèglement climatique et leur environnement de vie que les groupes qui ne sont pas confrontés à des difficultés financières. Les personnes interrogées souffrant de problèmes de santé chroniques se montrent également plus préoccupées par le dérèglement climatique, ses effets sur la santé et le cadre de vie que les personnes ne souffrant pas de maladies chroniques. Nous pouvons donc écarter un préjugé persistant, et affirmer que les groupes vulnérables, confrontés à des difficultés supplémentaires, sont tout à fait éveillés au dérèglement climatique et à ses conséquences, et s’en inquiètent.
Le fait que les groupes vulnérables prennent le dérèglement climatique au sérieux devrait constituer un motif de basculement dans la politique. Le gouvernement et les autres acteurs publics doivent pouvoir contribuer à transformer cette préoccupation en un rôle actif dans la transition climatique. L’action collective est nécessaire et ne peut réussir que si tout le monde peut y participer. Ce faisant, il faut reconnaitre une réalité: les plus gros émetteurs ne sont pas les plus vulnérables, mais précisément les plus riches8. Une politique climatique équitable ne devrait donc pas déplacer le fardeau vers ceux et celles qui sont déjà dans une situation précaire, mais plutôt les soutenir et les protéger davantage.
Informer ne suffit pas
Si l’on considère les personnes qui n’ont pas de problèmes de santé chroniques ou de problèmes financiers, notre étude suggère que la connaissance des impacts du dérèglement climatique joue un rôle crucial dans la formation de leurs inquiétudes, indépendamment de facteurs tels que l’âge, le sexe et l’anxiété générale. L’association avec les inquiétudes concernant les conséquences sur la santé est particulièrement prononcée. En d’autres termes, les personnes qui en savent plus sur les conséquences du dérèglement climatique sont également plus préoccupées par ces conséquences, en particulier lorsqu’il s’agit de la santé. En outre, il existe également des associations claires entre les préoccupations relatives au climat et au cadre de vie et les attitudes à l’égard du dérèglement climatique. Ainsi, une meilleure connaissance semble se traduire par un plus grand engagement ou une plus grande volonté de changement.
Dans un premier temps, ce résultat montre que les campagnes d’éducation et de sensibilisation aux effets du dérèglement climatique peuvent contribuer à susciter des inquiétudes et à créer des attitudes constructives et des changements de comportement relatif au dérèglement climatique. Il souligne également l’importance de fournir des informations accessibles sur les conséquences du dérèglement climatique sur la santé. Cela peut avoir un impact plus important en créant un plus grand soutien pour le changement de comportement. En d’autres termes, une communication claire sur les conséquences réelles (sur la santé) du changement climatique est donc cruciale.
Mais elle n’est en aucun cas suffisante. Les résultats de notre étude montrent clairement que, la simple information ne conduit pas automatiquement à un changement de comportement collectif et individuel. Ainsi les personnes ayant des problèmes de santé ou des difficultés financières, en particulier, veulent changer de comportement, mais ont beaucoup plus de mal à le faire. L’accent mis sur la responsabilisation individuelle risque donc d’avoir un effet stigmatisant, en particulier au sein de ces groupes. Les gouvernements et les administrations devraient donc être beaucoup plus ambitieux et fournir encore plus activement un cadre structurel dans lequel chacun·e, selon ses propres capacités, peut participer à mettre en œuvre ou pérenniser les démarches visant la durabilité.
Recommandations
Pour que la communication sur le climat soit efficace, il est essentiel que le discours sur ce thème soit inclusif, et qu’il laisse la place aux récits positifs. En effet, la peur et la culpabilité sont de mauvais moteurs. Le dérèglement climatique est un problème grave, mais il est essentiel d’apporter également un message d’espoir, en liant l’action climatique–telle que l’élimination progressive des combustibles fossiles par exemple–à des avantages concrets tels qu’une meilleure qualité de l’air et des gains en matière de santé. Il peut s’agir d’une première étape dans la construction d’une communauté qui élabore ensemble une nouvelle approche à grande échelle. Les décideurs et décideuses politiques ont un rôle à jouer à cet égard, mais les organisations de la société civile, les mutuelles, les syndicats, les mouvements environnementaux, de jeunesse et civiques, les médias et l’éducation ont également la responsabilité de jeter des ponts entre la science, les bonnes pratiques et le grand public.
Deuxièmement, le gouvernement doit d’urgence travailler à une transition équitable. Il est essentiel d’inclure tout le monde, indépendamment de la situation financière ou de l’état de santé. Les personnes vulnérables contribuent le moins au dérèglement climatique, mais sont les plus touchées par celui-ci. Leurs intérêts doivent donc être au cœur des politiques durables. Nous devons également faciliter la transformation des préoccupations des personnes vulnérables en actions réalisables, en tenant compte des obstacles qu’elles rencontrent. Le principe de l’universalisme proportionné offre une solution à cet égard9. Selon ce principe, les mesures doivent être universelles, mais varier en intensité pour répondre aux besoins des plus vulnérables. Sans cette variation, ce sont principalement les personnes qui ont le moins besoin de mesures de soutien qui en bénéficient, tandis que celles qui en ont le plus besoin sont laissées pour compte.
Enfin, nous devrions promouvoir une prise de décision inclusive autour des politiques climatiques. Il est essentiel de revoir les dispositifs traditionnels de prise de décision dans le contexte du dérèglement climatique. Dans la société complexe d’aujourd’hui, il est crucial de rechercher une coopération dynamique et un débat démocratique entre les experts et expertes, les acteurs et actrices politiques et la société. Cela signifie qu’il faut réunir les connaissances scientifiques et les expériences des citoyens et des citoyennes dans un dialogue où toutes les parties prenantes participent activement au processus de problématisation et de résolution des problèmes. Grâce à cette approche inclusive, nous pouvons élaborer des décisions politiques plus efficaces et mieux adaptées aux besoins des personnes pour relever les défis complexes du dérèglement climatique. Cela crée un soutien plus large à ces décisions mêmes, augmente l’efficacité de l’action et est crucial pour le succès à long terme de l’adaptation au dérèglement climatique.
La crise climatique n’est pas une menace lointaine, mais une réalité quotidienne. La question n’est pas de savoir si nous devons agir, mais comment nous pouvons le faire rapidement, rigoureusement et équitablement. Ce n’est qu’en impliquant tout le monde et en procédant à des changements structurels que nous pourrons construire un avenir où la santé, le bien-être et la durabilité constitueront un droit effectif pour tous·tes. Le droit à la santé et à une planète vivable ne doit pas être un privilège, mais un pilier fondamental de notre société.#
1. A. MORISSENS, S. VOS et M. VAN HULLE, «Changement climatique et engagement», Santé & Société n° 12, janvier
2024, pp. 4-29.
2. K. VAN DE VEL et al., Impact du changement climatique sur le système de soins de santé en Belgique, Étude commandée par le service public fédéral santé, sécurité de la chaine alimentaire et environnement, 2021.
3. M. ROMANELLO et al., «The 2021 report of the Lancet Countdown on health and climate change: code red for a healthy future», The Lancet, 2021, pp. 1619-1662.
4. B. LATOUR, N. SCHULTZ, Mémo sur la nouvelle classe écologique: comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même, Paris, La Découverte, 2022.
5. DE MEYER, E. COREN, M. MCAFFREY et C. SLEAN, «Transforming the stories we tell about climate change: From "issue" to "action"», Environmental Research Letters, 16 (1), 2021.
6. Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, Durabilité et pauvreté, Une contribution au débat et à l’action politiques, Rapport bisannuel 2018-2019.
7. A. MORISSENS, S. VOS et M. VAN HULLE, «Changement climatique et engagement», Santé & Société n° 12, janvier 2024, pp. 4-29.
8. G. WALLENBORN, J. DOZZI, « Du point de vue environnemental, ne vaut-il pas mieux être pauvre et mal informé que riche et conscientisé?», dans P. CORNUT, T. BAULET, E. ZACCAÏ, Environnement et inégalités sociales,Éditions de l’Université de Bruxelles, 2007, pp. 47-59.
9. M. MARMOT, Fair Society, Healthy Lives, 2010