Capture dcran 2025 04 28 095400Dans le golfe de Fos, situé à l’ouest de Marseille, des habitant·es se mobilisent face aux pollutions industrielles. Depuis les années 2000, ils ont mis en place des enquêtes citoyennes pour mieux comprendre l’impact de ces pollutions sur leur santé et leur environnement. En associant chercheur·ses et habitant·es, l’Institut écocitoyen, actif depuis quinze ans, joue un rôle central dans la production des connaissances et le déploiement d’une forme d’écologie populaire. Cette démarche participative révèle une diversité de pratiques pour un même combat: celui pour une justice écologique.

Maud HALLIN, chercheuse associée au SEED (SocioÉcologie, Enquête et Délibération), ULiège

 Télécharger l'article en PDF

Mettre en avant la notion d’écologie populaire permet d’insister sur l’importance des pratiques quotidiennes et ordinaires, généralement ancrées dans les lieux de vie des habitant·es, en faveur d’une forme de sobriété, que celle-ci soit choisie ou imposée par des contraintes économiques. Cependant, il serait plus juste de parler des écologies populaires au pluriel, tant celles-ci recoupent différents types de réalités, d’engagements et de modalités, avec parfois des divergences et des conflits internes. Face à cette pluralité, il s’agit d’étudier plus finement comment ces écologies populaires se déploient dans chaque situation singulière, quelles sont les considérations écologiques soulevées par les populations ou les collectifs concernés et quels sont les prises et les leviers d’action sur lesquels elles et ils choisissent de s’appuyer.

Des habitant·es face aux pollutions industrielles

Dans le golfe de Fos, situé dans le sud de la France à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Marseille, c’est la question des pollutions industrielles et de leurs impacts sur l’environnement et la santé qui a poussé des habitant·es à mettre en place certaines pratiques d’écologie populaire. Tenant compte de leur contexte particulier, ces pratiques se sont déployées là sous le mode d’une production renouvelée de connaissances relatives à leur lieu de vie.

C’est en effet sur ce territoire riche en biodiversité que l’État français a décidé, dans le courant des années 1960, d’implanter une grande zone industrialo-portuaire pour relancer l’économie nationale. Plusieurs industries de sidérurgie, pétrochimie et chlorochimie ont ainsi été construites sur un vaste territoire de 10.000 hectares situé à proximité immédiate de plusieurs villes, dont celle de Fossur-Mer. Aujourd’hui encore, la présence de ces industries implique d’importantes nuisances pour les habitant·es qui se sont mobilisé·es à plusieurs reprises depuis la création de cette zone industrielle. En particulier, dans le courant des années 2000, une relance de projets industriels, dont celui de l’incinérateur des déchets ménagers de la ville de Marseille, a entrainé des manifestations et la constitution d’un «front anti-incinérateur». Ces mobilisations ont notamment mis en évidence une importante défiance de la part des habitant·es vis-à-vis de l’information donnée par les industriels et par les administrations en charge du suivi des normes sanitaires et environnementales. Dans ce contexte, certain·es habitant·es, élu·es et responsables associatif·ves du golfe de Fos se sont alors impliqué·es dans des démarches d’enquêtes citoyennes1 pour essayer de mieux connaitre l’impact des pollutions industrielles. Parmi leurs démarches, on peut retenir par exemple les dossiers établis par des habitant·es pour contester les études d’impact des nouveaux projets industriels ou encore une étude menée par l’association ADPLGF2 pour faire analyser la teneur de certains polluants au sein d’une série d’aliments produits dans la région du golfe de Fos.


La notion d’enquête selon John Dewey

Le philosophe américain John Dewey (1859 – 1952) s’est intéressé à la façon dont se constitue un public en démocratie. Selon lui, pour être politiquement actif, un public doit s’instruire, c’est-à-dire qu’il doit dégager des connaissances en suivant une méthode qui le rend actif et non spectateur, cette méthode étant l’enquête sociale. L’enquête au sens de John Dewey correspond donc à la phase active portée par les personnes concernées par une situation problématique d’adaptation, d’ajustement ou de reconstruction de leur situation en problèmes publics, afin de constituer une opinion publique et de rétablir le cadre continu de l’expérience dans un monde toujours en train de se faire. Dans cette idée, les enquêtes permettent donc de produire des connaissances sur la situation vécue, tout en participant à la formation d’un public. Elles présentent alors une double dimension, à la fois objective à travers la production de connaissances permettant de mieux cerner la situation, mais aussi existentielle à travers la formation de communautés d’enquêteur·rices.


Un Institut écocitoyen

Les différentes démarches d’enquêtes citoyennes menées dans le golfe de Fos montrent des attentes centrées sur des questions de santé environnementale avec un besoin d’accès à la connaissance. Dans ce contexte, le maire de Fos-sur-Mer a décidé de poursuivre la dynamique initiée par les enquêtes des années 2000 en sollicitant l’expertise de chercheur·ses pour mieux connaitre les effets de la présence des pollutions. En 2010, la ville a consacré des moyens humains, financiers et matériels pour appuyer la création de l’Institut écocitoyen pour la connaissance des pollutions3. Cette structure associative vise à produire de nouvelles connaissances pertinentes par rapport aux enjeux environnementaux locaux, en associant un public hétérogène composé de chercheur·ses (spécialisé·es en chimie de l’environnement, écotoxicologie ou épidémiologie) et d’habitant·es du golfe de Fos volontaires pour participer aux études. Les recherches menées s’appuient à la fois sur les questions posées directement par les habitant·es du territoire et sur l’expertise des chercheur·ses sollicité·es. Elles permettent ainsi d’assurer un suivi sur le temps long des effets des pollutions sur l’environnement et la santé, en dépassant le cadre de la surveillance réglementaire.

Aujourd’hui, après quinze années d’existence, l’Institut écocitoyen est toujours actif au sein du golfe de Fos et met en œuvre une série d’études en partenariat avec des citoyen·nes volontaires, divers acteurs du territoire et d’autres laboratoires universitaires. Il a notamment mis en place l’Observatoire citoyen de l’environnement qui rassemble une centaine de bénévoles réparti·es sur le territoire de la métropole Aix Marseille-Provence et permet de mettre en place des actions de mesures et de suivi concernant l’ensemble des milieux écologiques. Les citoyen·nes qui s’engagent ainsi auprès de l’Institut écocitoyen déploient une forme particulière d’écologie populaire. Dans le golfe de Fos, celle-ci ne se manifeste pas uniquement par des pratiques quotidiennes ordinaires, mais se déploie en effet dans le cadre spécifique d’une participation à des protocoles scientifiques de recherche.

Pratiques participatives

Dans ce cadre, les motivations des volontaires pour participer aux études de l’Institut recouvrent différents registres de justification de la participation: le devoir civique, l’intérêt personnel, la sociabilité ou l’enrichissement cognitif4. En particulier, les volontaires mentionnent l’accessibilité de l’Institut, la convivialité des échanges et la sympathie de l’accueil permettant de tisser ce qu’ils et elles nomment un «fil d’amitié» et un «rapport humain» avec les chercheur·ses. Cependant, les pratiques participatives de l’Institut restent hétérogènes. Certaines études se mettent en place de façon descendante, dans une logique essentiellement consultative où la participation des volontaires se limite à la collecte de données. C’est notamment le cas de la biosurveillance de la qualité de l’air par les lichens pour laquelle des citoyen·nes sont formé·es à un protocole d’observation mis en place par les chercheur·ses. D’autres études ont par contre permis une plus forte collaboration entre les citoyen·nes volontaires et les expert·es. Par exemple, au cours d’une étude de bio-imprégnation du milieu marin, les chercheur·ses de l’Institut ont su maintenir une disponibilité d’écoute pour sortir du cadre des protocoles prédéfinis, à travers la négociation du choix de l’espèce bioindicatrice avec les pêcheurs locaux pour faire converger leurs différents questionnements et aboutir à la construction d’un intérêt commun5. Cette diversité de mise en œuvre des recherches menées par l’Institut écocitoyen révèle alors une hétérogénéité de pratiques participatives qui se situent sur un continuum entre différentes figures d’engagement citoyen.

Par ailleurs, les questionnements exprimés par les chercheur·ses de l’Institut reflètent également une situation d’hésitation de leur part concernant la manière pour elles·eux d’aller à la rencontre des citoyen·nes. Ces expert·es, qui ont développé une maitrise dans leurs domaines scientifiques respectifs, n’ont en effet pas toujours l’habitude de devoir dialoguer avec des publics diversifiés. Et à travers les rencontres menées au sein de l’Institut écocitoyen, on observe alors un renversement partiel des postures d’apprentissage: ce ne sont pas seulement les citoyen·nes volontaires qui apprennent auprès des scientifiques à se familiariser avec les procédures de la recherche. Ce sont aussi les chercheur·ses de l’Institut qui, en ayant été invité·es par les élu·es et les habitant·es du territoire à venir étudier les effets de l’activité industrielle, se retrouvent à devoir sortir de leur cercle restreint de «collègues compétents»6 pour faire l’apprentissage de la rencontre et du travail avec les citoyen·nes.

L’écologie comme fondement de l’intelligence collective

Les pratiques déployées se situent ainsi à l’articulation ou à la rencontre entre ces deux publics, citoyen·nes et chercheur·ses. Toutefois, les enquêtes menées dans le golfe de Fos dépassent le cadre initialement proposé par l’Institut écocitoyen autour de la démarche scientifique qui s’appuie sur une participation institutionnalisée des citoyen·nes volontaires. L’Institut se présente en effet comme étant avant tout dépendant des liens tissés avec les acteurs du territoire. Il se fait ainsi le récepteur et le catalyseur d’enquêtes initiées par d’autres acteurs qui habitent le territoire. Par ailleurs, les enquêtes menées par l’Institut induisent des conséquences qui amènent aussi à en prolonger le cheminement au-delà de la structure de l’Institut, que ce soit par un travail d’accompagnement pour prendre soin des conséquences que les nouvelles connaissances produites peuvent avoir pour les élu·es et les habitant·es, ou bien par l’ajout de nouvelles dimensions en fonction des rencontres menées au fil des études. En particulier, les échanges entre l’Institut écocitoyen et des associations artistiques locales ont permis de développer des modes de perception différents, plus sensibles et non pas seulement scientifiques, en invitant les habitant·es du golfe de Fos à tisser de nouvelles relations avec les éléments qui composent leur(s) monde(s).

L’assemblage de ces singularités, par les relations tissées, reflète ainsi la formation d’une communauté d’enquêteur·rices à travers la mise en place d’une certaine écologie des pratiques. Celle-ci reconnait l’hétérogénéité des préoccupations d’une diversité d’acteurs et leurs manières d’aborder le territoire et ses enjeux, mais aussi le fait de pratiquer collectivement des activités au cours des enquêtes menées, même si c’est de façon différenciée. Cette écologie forme alors la base de ce qu’on pourrait appeler la formation d’une intelligence collective qui nécessite un «faire confiance». Dans le golfe de Fos, et par le biais de l’Institut écocitoyen, ce «faire confiance» prend la forme d’une fabrique de soin sur le temps long à travers le fait:d’être à l’écoute des questions et propositions citoyennes, en reconnaissant l’expertise pratique, sensible et située des habitant·es; d’accepter d’être en posture d’apprentissage;- de pratiquer des activités ensemble; - d’accorder de l’importance à l’humour, au plaisir et à la convivialité des échanges et des moments de rencontre; - de proposer un accompagnement pour prendre soin des conséquences des données produites.

«Faire monde» ici et maintenant

Finalement, ce que les habitant·es du golfe de Fos sont parvenu·es à développer comme modalité d’écologie populaire à travers leur participation à l’Institut écocitoyen, c’est une manière renouvelée de produire des connaissances sur l’impact des pollutions industrielles. Cependant, le qualificatif populaire compris au sens où les connaissances émergeraient uniquement du peuple est discutable dans la mesure où les connaissances produites s’appuient ici fortement sur l’expertise scientifique. Néanmoins, les savoirs expérientiels et les questionnements des habitant·es impacté·es permettent d’enrichir les études menées et viennent bousculer les habitudes des chercheur·ses. Le cas du golfe de Fos et de l’Institut écocitoyen tend alors à montrer que la place prépondérante des habitant·es dans l’initiative des enquêtes importe peut-être moins que le tissage d’un mycélium d’acteurs variés, chacun porteur d’expériences et de questionnements propres. L’écologie populaire dépasserait donc ici une catégorie sociale pour se tisser à partir de la rencontre des altérités. L’assemblage de ces singularités, par les relations tissées et la formation d’une communauté d’enquêteur·rices, induirait pour les habitant·es une nouvelle manière de percevoir leur territoire7 et leur milieu de vie.

Par ailleurs, au-delà de la production de connaissances, l’écologie populaire qui se déploie dans ce territoire concerne aussi, et peut-être avant tout, une fabrique de soin qui permette de composer des mondes. En effet, face à une réalité cadrée par l’imposition de la présence industrielle – qui peut s’apparenter à une colonisation du territoire –, il s’agit pour les habitant·es enquêteur·rices d’affirmer la nécessité de «faire monde», ici et maintenant, en tissant des relations multiples, y compris avec leurs milieux de vie et les vivants non-humains que ceuxci abritent. Par sa dimension existentielle, la mise en œuvre des enquêtes permet alors aux habitant·es de reprendre prise sur leur(s) histoire(s) et leur(s) identité(s) face aux conséquences de la création de la zone industrielle. C’est dans ce sens que les démarches d’écologie populaire ici mises en œuvre rejoignent aussi une approche en faveur de l’instauration d’une forme de justice écologique.#


1. J. DEWEY, Logique. La théorie de l’enquête, Paris, Presses Universitaires de France, 1967.
2. Association de Défense et de Protection du Littoral du Golfe de Fos.
3. https://www.institutecocitoyen.fr/index.html
4. A. MAZEAUD et J. TALPIN, «Participer pour quoi faire? Esquisse d’une sociologie de l’engagement dans les budgets participatifs», Sociologie, 1(3), pp. 357-374, 2010. En ligne: https://doi.org/10.3917/
socio.003.0357.
5. C. GRAMAGLIA et F. MÉLARD. « Looking for the Cosmopolitical Fish: Monitoring Marine Pollution with Anglers and Congers in the Gulf of Fos, Southern France », Science, Technology, & Human Values,44(5), pp. 814-842, 2019
6. I. STENGERS, Une autre science est possible ! Manifeste pour un ralentissement des sciences, Paris, Les Empêcheurs de tourner en rond, 2013.
7. C’est par exemple le cas des études initiées par l’association ADPLGF, ou encore des observations citoyennes menées lors d’une fuite accidentelle sur le site industriel de Kem One à l’été 2020. 

Le Gavroche

« Enseignants, oui. En saignant, non »

« Enseignants, oui. En saignant, non », scandent les profs en colère face aux nouvelles… Lire la suite
Mai 2019

Tous les numéros

DEMO NOV 23