Selon la thèse de Martin Andrée, chercheur en sciences numériques à l’Université de Cologne, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) sont sur le point de saper les fondements de la démocratie. Il l’affirme à partir d’une vaste base de données de mesure d’utilisation des réseaux numériques. Son analyse lui a permis de faire des propositions alternatives pouvant jouer un rôle important dans les débats prévus au niveau européen dans les mois à venir.
Vous projetez à l’année 2029 « un point de basculement » de la démocratie. Que voulez-vous dire par là ?
Ce point de basculement se calcule à partir de deux composantes : la part des médias numériques dans l’ensemble de notre système médiatique et une concentration massive du trafic de données (graphique 1). Depuis 2020, les médias numériques sont déjà les médias principaux. Ils sont plus importants que les médias analogiques. Cette tendance va continuer à se renforcer. De plus en plus de médias sont consultés sur les terminaux numériques. Cela signifie qu’en 2029, selon les projections actuelles l’utilisation des terminaux analogiques passera sous la barre des 25 % (graphique 2). On pourrait penser de prime abord que ce n’est pas grave de recourir aux médias numériques. Mais nous faisons un second constat : dans un monde où les médias sont principalement numériques, nous assistons à une concentration massive du trafic de données sur les plateformes en ligne. Le journalisme traditionnel et les médias rédactionnels n’ont presque aucune influence dans cet espace numérique par rapport au contenus générés par les utilisateur·rices non-journalistiques. Cela signifie que la part de ces médias dans la sphère numérique devient si ténue que ce sont les plateformes qui prennent le relais. Elles détiennent dès lors une part considérable de notre espace public politique. C’est précisément là que réside le problème.
Concrètement, si on prend le cas de « X » et Elon Musk, peut-on y voir un signe avant-coureur ?
Oui, absolument. Pour la première fois, nous observons à quel point les propriétaires des plateformes numériques exercent du pouvoir sur celles-ci. Ils peuvent en faire ce qu’ils veulent. Dans le cas de X, il s’est avéré que le « bon » Twitter du passé, dirigé par Jack Dorsey, manipulait déjà abondamment
le trafic de données malgré leurs dénégations. Cela démontre d’une part, que nous ne pouvons pas faire confiance aux plateformes et d’autre part, qu’elles exercent un contrôle total sur les flux de trafic. De plus, ces plateformes sont des boites noires auxquelles nous n’avons pas accès. Dans un système médiatique composé uniquement de plateformes, il est évident que nous y perdrons le contrôle de nos médias.
Comment ce basculement va-t-il s’opérer ?
Internet propose une multitude d’offres qui existent bel et bien. Mais si l’on effectue des mesures d’utilisation réelle sur tous les terminaux – PC, smartphones, tablettes – on constate que l’utilisation ne se répartit pas sur toutes ces offres, mais passe par un nombre très limité de plateformes (graphique 3). Il s’agit d’un grand danger que j’ai pu d’ailleurs observer moi-même. J’appartiens à un groupe de professionnels des médias composé de nombreux expert·es et auteur·es, qui ont étudié ce sujet de manière approfondie. Nous recevons beaucoup de contenus rédactionnels. Et pourtant, j’ai été moi-même surpris de constater à quel point le pourcentage d’utilisation de ces médias dits rédactionnels que nous consultons est effectivement faible. Cela signifie aussi, si nous extrapolons, qu’à l’avenir, la plupart des gens verront principalement des contenus générés par les utilisateur·rices qui circuleront sur les plateformes et qui sont très, très différents des autres contenus.
Sur le site de Google, on peut encore avoir accès à des liens externes, mais sur de nombreuses autres plateformes, on ne clique plus que sur des contenus préparés sur
la plateforme.
Tout d’abord, les plateformes sont alimentées par les utilisateur·rices, ce qui n’est pas différent pour les médias rédactionnels. Cependant, comme ces plateformes possèdent les serveurs, elles peuvent déterminer où va ce trafic. Elles vont naturellement chercher à retenir ce trafic sur leur propre site et empêcher qu’il ne s’échappe ailleurs. C’est pourquoi nous avons assisté ces dernières années à un mouvement très important de « silo de trafic » dans lesquelles les utilisateur·rices restent enfermé·es. Cela a plusieurs effets : le premier est que la plupart des contenus ne sont plus regardés que dans le flux, car les gens ne cliquent pas dessus. Ensuite, les médias rédactionnels le savent mieux que quiconque, les nouvelles plateformes comme Instagram ont déjà largement sous-régulé ces liens externes. Les journalistes essaient de trouver des solutions, par exemple par le biais de LinkedIn Bio, mais on ne peut guère en sortir et même lorsqu’on y arrive, les utilisateur·rices restent dans ce que l’on appelle le navigateur in-app, c’est-à-dire qu’ils consultent les contenus web sans quitter l’application. C’est un exemple qui montre que les médias rédactionnels ne seraient plus utilisés que de manière très superficielle. Ils ne participent plus au trafic. Ils ne bénéficient dès lors plus des rentrées publicitaires et sont ainsi asséchés financièrement. Au sein de l’utilisation globale des médias, ces médias rédactionnels sont donc voués à jouer un rôle de plus en plus secondaire.
Le trafic principal reste sur les plateformes.
Quelle est la relation entre les plateformes et les médias ou les utilisateur·rices de médias ?
Premièrement, les médias sont ce que les utilisateur·rices considèrent comme tel. Quand je demande à mes étudiant·es, quels médias utilisez-vous ? Ils me répondent YouTube, TikTok, Instagram... Ils·elles ne me diront jamais que ce ne sont pas des médias. Ensuite, tout ce thème est finalement un huis clos réglementaire, car lorsque ces plateformes étaient nouvelles, elles disaient qu’elles n’avaient rien à voir avec les médias, qu’elles ne se qualifiaient pas de médias. La dénomination utilisée en Allemagne a été celle d’« intermédiaires », aux États-Unis celle de fournisseurs de service Internet. Elles prétendaient : « nous n’avons rien à voir avec les contenus, nous ne sommes que des lignes téléphoniques. » Mais si ce ne sont que des lignes téléphoniques, elles ne peuvent monétiser que comme des lignes téléphoniques. Or, a-t-on déjà vu un opérateur téléphonique monétiser le contenu de l’infrastructure ? Or c’est justement ce que ces plateformes font : elles monétisent les contenus (comme la radio, un magazine, un journal...).
Les régulateurs se sont laissés berner là-dessus.
En Europe, certains ont encore l’espoir d’une plateforme publique ? Est-ce encore réaliste ?
L’argument principal de notre livre est de dire que nous n’avons pas le choix de ces nouveaux médias. Nous voyons bien dans la longue histoire des boycotts que ceux-ci n’ont jamais vraiment fonctionné. L’histoire de Twitter nous le montre encore. Tant de gens ont constaté l’année dernière qu’en ayant quitté Twitter, rien ne s’était passé. C’est logique, parce que la plupart des gens restent sur le réseau. Nous montrons dans notre livre qu’en fait nous n’avons pas compris ces médias. Ils s’imposent par des effets de réseau. C’est ce que font les médias depuis des années. En tant qu’utilisateur·rices, nous n’avons donc qu’un choix limité et c’est précisément ce que les régulateurs ne comprennent pas. Ils traitent les médias comme de simples biens économiques. Si je n’ai pas de biscuits par exemple, je peux manger des barres de céréales ou du chocolat, mais ce n’est pas le cas pour les médias. Les médias doivent donc être considérés de manière complètement différente. C’est précisément ce qui n’a pas été pris en compte.
L’idée d’un opérateur public est donc déjà dépassée ?
Oui, c’est du passé et il y a eu plusieurs tentatives de ce genre, qui ont toujours échoué. Car une fois qu’un effet de réseau s’est produit, il est presque impossible de l’arrêter (voir l’acquisition de WhatsApp par Facebook). Pourquoi FB aurait-il été assez stupide pour payer 22 milliards pour WhatsApp, alors que la reproduction d’une messagerie aurait couté quelques centaines de milliers de dollars ? Pour une raison simple : lorsque les effets de réseau se seront imposés, les concurrents n’auront plus aucune chance.
Où se situe le risque pour la démocratie ?
D’abord, d’un point de vue purement économique, de tels monopoles sont à rejeter car ne donne pas de place à la pluralité. Deuxièmement, parce que nous donnons à une poignée de groupes, qui se trouvent en dehors des frontières nationales, un accès complet à notre sphère publique politique. Avancer qu’ils sont inoffensifs dans la pespective actuelle, c’est mal penser, car nous devons continuer à extrapoler l’évolution. Que se passera-t-il dans cinq ans, lorsque les plateformes posséderont la majeure partie de l’espace public politique. Que se passera-t-il alors pour les politicien·nes qui voudront vraiment imposer une intervention très forte contre ces plateformes s’ils sont en même temps dépendants du trafic ? C’est aussi une base du droit des médias : ils doivent être libres, indépendants et diversifiés. Je ne comprends pas pourquoi nous avons accordé tant d’attention à ces enjeux pendant tant de décennies et pourquoi nous les laissons complètement de côté dans le cas des plateformes numériques.
Avez-vous fait face à des freins dans votre recherche ?
Oui, je suis certes un scientifique et non un journaliste d’investigation, mais j’ai rencontré dans mes recherches des cas où les GAFAM combattaient activement la liberté des médias et la liberté scientifique. Je peux aussi dire que j’ai moi-même eu des problèmes avec les entreprises numériques dans le contexte de nos recensions de données pour la réalisation de l’atlas. J’ai donné une interview à l’époque et le journaliste a dit qu’il venait de subir un chantage de leur part. Ils ont été intimidés, j’ai rendu mon cas public, je m’étonne que cela n’ait pas davantage été repris dans les médias. En fait, il devrait y avoir un énorme cri d’alarme.
Pourquoi le droit antitrust 1 et le droit réglementaire ne sont-ils alors pas utilisés ?
Je suis un spécialiste des médias et je me suis posé la question que tout le monde se poserait après avoir mesuré des données aussi incroyables en matière d’usage de réseau. Je me suis dit : ce n’est pas possible, cela doit être illégal. Je me suis également beaucoup renseigné sur le plan juridique ces dernières années. De facto, nous n’avons actuellement aucun moyen d’action juridique dans le monde occidental contre ces monopoles. On peut empêcher la création de monopoles, c’est pourquoi cela s’appelle aussi le droit des cartels. Mais une fois que le cartel s’est formé, comme avec le moteur de recherche Google, on ne peut plus le démenteler, ni en Europe ni aux États-Unis. On pourrait maintenant se demander ce qu’il en est dans le droit des médias. Chez nous, aucun fournisseur de services de radiodiffusion ne peut par exemple avoir plus de 30 % de parts de marché. Mais ils se disent être des intermédiaires et donc les lois ne s’appliquent pas. C’est là que se situe notre appel. Nous devons arrêter les GAFAM avant qu’il ne soit trop tard. Nous devons changer ces règles pour empêcher les monopoles dans le système médiatique. Nous devons commencer demain à prendre des mesures législatives. Nous n’avons aujourd’hui aucune loi qui pourrait arrêter cela efficacement. Sachant que les initiatives législatives prennent plusieurs années et qu’en 2029, les plateformes seront sans doute trop puissantes, on comprend pourquoi nous devons agir de toute urgence.
Quelles sont les mesures à prendre ?
Nous proposons 15 mesures dans notre livre. Les outlinks (liens externes) doivent tout d’abord être réglementés et autorisés, à tous les niveaux. Cela entrainera une démocratisation massive du trafic et on pourra facilement sortir des plateformes.
Les normes ouvertes constituent un deuxième point. Les plateformes à partir d’un milliard de chiffre d’affaires, par exemple, doivent être ouvertes à tous les standards, de sorte que l’on puisse passer d’un fournisseur à l’autre. Une troisième proposition est la séparation de l’infrastructure et du contenu, qui a également fait ses preuves dans le droit des médias. Quatrièmement, on pourrait considérer que c’est un enjeu démocratique fondamental, que ce n’est pas possible que YouTube détienne 90 % des parts de marché ; qu’il faut autoriser des fournisseurs tiers sur la plateforme et que nous pouvons dès lors l’ouvrir à d’autres. De telles lois pourraient être adoptées rapidement.Nous devons reconquérir l’Internet.
Mais à quel niveau cela pourrait-il être réalisé, vu le lobbying massif ?
C’est un problème majeur. Mais on voit bien que lorsqu’un pays comme l’Allemagne prend des mesures fortes et courageuses avec la loi d’application sur les réseaux, l’UE suit immédiatement et promulgue le Digital Markets Act 2. Pourquoi sommes-nous si craintifs ? Nous devons agir face aux problèmes que posent ces plateformes ! #
Propos recueillis par Justus VON DANIELS,
Correctiv, média allemand d’investigation journalistique,
https://correctiv.org/ et retranscrits par Thomas MIESSEN
* Données GfK Crossmedia Link Panel
https://atlasderdigitalenwelt.de/
- https://competition-policy.ec.europa. eu/antitrust-and-cartels_en?prefLang=fr
- La législation européenne sur les marchés numériques (DMA pour Digital Markets Act), est entrée en application en mars 2024. Elle a pour objectif de mieux encadrer les activités économiques des plateformes les plus grandes en vue de limiter le monopole et la concurrence déloyale de ces «gatekeepers»/«contrôleurs d’accès» , terme utilisé pour désigner le fait qu’elles soient devenues des passages obligés pour que les utilisateur·rices puissent bénéficier des services d’Internet. Plus question donc de mettre en avant leurs services sur leurs plateformes respectives. Par exemple, on ne verra plus Google maps ou YouTube dans les résultats de recherche Google; il sera possible d’utiliser Messenger sans Facebook; il sera interdit aux géants du Web d’imposer un navigateur ou un moteur de recherche par défaut à l’installation de leur système d’exploitation ; il sera interdit aussi de réutiliser les données personnelles d’une utilisation à des fins de publicité ciblée sans son consentement explicite; il sera obligatoire d’informer la Commission européenne des acquisitions et fusions réalisées. Les amendes pourront aller jusqu’à 10% du chiffre d’affaires total mondial du contrôleur d’accès.