UNDP UkrainewebEntre le 10 et le 13 juillet 2023 a eu lieu, à Varsovie, un séminaire intersyndical auquel ont participé des représentant·es de la CFDT (France), de la CSC (Belgique), de l’OPZZ (Pologne), de la FPU et de la KVPU (Ukraine). Cette rencontre a été organisée à la sollicitation des syndicats ukrainiens qui ont exprimé la volonté de mieux comprendre la manière dont ils peuvent contribuer à l’intégration de l’Ukraine dans l’Union européenne. À cette occasion, un entretien a été réalisé avec les président et vice-président des syndicats de l’Ukraine. Nous le reproduisons ici dans une forme raccourcie.

 

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 Quelle est votre position, en tant que syndicat, sur la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine?

Petro Tuley (P.T.): Avec cette guerre, nous assistons à une tentative de résurrection de l’Union soviétique et en particulier à une manière de faire revivre le pacte de Varsovie de 1955. Selon moi, c’est avec cette intention que Vladimir Poutine mène la guerre en Ukraine. L’Ukraine quant à elle mène une guerre de défense ayant pour premier objectif de libérer les territoires occupés par l’ennemi, y compris la Crimée. Un deuxième objectif est de trouver un accord européen sur la sécurité de l’Ukraine conduisant vers l’intégration de notre pays dans l’Union européenne et dans l’OTAN.

Oleksandr Shubin (O.S.): La guerre est toujours un cauchemar. Une tragédie. Mais chaque guerre a ses spécificités. Dans certains cas, il est difficile, voire impossible, d’identifier le coupable. Or, dans le cas de la guerre russe contre l’Ukraine, la réponse est claire. Il s’agit d’une agression que nous n’avons pas provoquée. Une agression qui est en réalité une réponse à notre neutralité diplomatique, à notre croyance que les conflits peuvent être résolus de manière pacifique. Rappelez-vous que lorsque l’agresseur russe occupait la Crimée, pas une goutte de sang n’avait coulé. L’agression russe est malheureusement un exemple à partir duquel on peut constater des failles dans la manière dont les organismes internationaux fonctionnent pour garantir la paix et pour protéger, dans notre cas particulier, l’Ukraine qui, objectivement, est militairement et économiquement plus faible que l’agresseur. Par ailleurs, il faut dire qu’en se défendant, l’Ukraine défend en même temps les valeurs démocratiques de notre monde. Tout citoyen européen qui a été élevé à la lumière de ces valeurs, doit se rappeler que Poutine ne lutte pas contre l’Ukraine, mais contre l’ensemble de ces valeurs démocratiques qui l’empêchent d’utiliser ses méthodes corrompues pour gouverner son pays.

«Le peuple ukrainien a choisi de lutter pour sa liberté plutôt que de vivre agenouillé, mais soi-disant "protégé" par la Russie.»

Quelles sont vos relations en tant que syndicat avec le président Zelensky?

P.T.: Avant la guerre, notre système tripartite du conseil socio-économique (En Ukraine, le Conseil national socio-économique tripartite est composé des représentants de la fédération des employeurs, des représentants des syndicats et des représentants du Parlement, NDLR) déployait ses activités en présence du président de l’Ukraine. Pendant la guerre, cette organisation n’est plus possible dans les faits même si elle reste valable formellement.

O.S. : Je préciserais que la prise en charge des activités du conseil socio-économique par le président est quelque chose que définissait notre Constitution passée. Selon la nouvelle Constitution, le président du pays a surtout à sa charge la défense et les affaires externes. Les matières socio-économiques ne sont donc plus à la charge du président. Je considère personnellement que le conseil socio-économique doit fonctionner sous l’égide du Parlement et pas du président. Quoi qu’il en soit, notre pays se fonde sur la division du pouvoir entre le parlement, le gouvernement et la justice. Cela est important à souligner. Maintenant, si l’on considère le président depuis sa fonction de commandement suprême du pays en temps de guerre, je crois que tout le monde est d’accord de dire qu’il a très bien géré la situation. J’espère ardemment qu’après la guerre, le dialogue social, qui aujourd’hui est affaibli, retrouvera sa place centrale dans le fonctionnement du pays.

Certains soutiennent que la Russie a pris la décision d’attaquer l’Ukraine parce que l’OTAN souhaite élargir ses frontières. De ce point de vue, la Russie n’est pas vraiment un agresseur, elle ne fait que répondre à la politique expansionniste de l’OTAN. Qu’en pensez-vous ?

P.T. : Oui, mais si l’on suit ce raisonnement, la Russie aurait dû se révolter et entamer une guerre contre la Finlande qui vient d’être acceptée au sein de l’OTAN. Or, ce n’est pas le cas. La Russie a d’autres objectifs, elle souhaite faire revivre l’Union soviétique et le pacte de Varsovie, comme je l’ai déjà mentionné. O.S. : Tout ce que la Russie dit sur les déplacements des armements américains sur les territoires des pays membres de l’OTAN n’est qu’excuse. En réalité, la Russie considère que des pays comme l’Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie ou encore la Géorgie font partie de son patrimoine. La chute de l’Union soviétique et la perte du contrôle formel de ces territoires ne peuvent que frustrer la Russie actuelle. Ajoutons à cela que notre pays a inclus dans sa Constitution l’intégration européenne comme objectif à atteindre. Ceci n’a pas laissé indifférentes les autorités russes. C’est là qu’il faut chercher les raisons de la guerre contre l’Ukraine.

Certains considèrent que l’union douanière eurasienne est une meilleure option pour l’Ukraine que l’intégration dans l’Union européenne. Quelle serait votre réaction sur ce point ?

P.T.: Mais le peuple ukrainien a déjà fait son choix ! Les révolutions ukrainiennes l’ont d’ailleurs très bien montré. Notre objectif est l’intégration dans l’UE. Je voudrais également redire que cette guerre que nous menons vise à défendre les valeurs démocratiques sur lesquelles repose l’UE. Notre option est donc sans équivoque.

O.S.: Je dirais la chose suivante. Durant toute l’époque soviétique, la politique de la Russie a consisté à offrir aux simples gens des ressources minimales pour qu’ils puissent subvenir à leurs besoins, comme le gaz ou l’électricité, mais en échange de leur liberté. Les Russes, mais aussi les Biélorusses qui sont toujours dépendants de la politique russe, sont restés dans ce paradigme consistant à dire qu’avoir quelques aliments de survie dans son frigo est plus important qu’avoir sa liberté. Les deux révolutions en Ukraine et la guerre actuelle montrent que la population ukrainienne a consciemment fait le choix de refuser cet échange douteux des produits minimaux alimentaires ou ressources comme le gaz et l’électricité contre la liberté et la démocratie. En d’autres mots, le peuple ukrainien a choisi de lutter pour sa liberté plutôt que de vivre agenouillé, mais soi-disant « protégé» par la Russie. Vous comprenez donc que l’union douanière eurasienne n’est pas du tout une option pour le peuple ukrainien.

Il n’y a pas de liberté sans lutte pour la liberté. Les personnes qui nous demandent pourquoi nous luttons devraient se souvenir de leurs parents et grands-parents qui ont lutté pour la liberté et la justice.

Que voudriez-vous dire à vos collègues syndicalistes belges qui vous liront?

P.T.: Je voudrais leur dire la chose suivante. Tout ce que les médias russes disent sur notre traitement de la population vivant à l’Est de l’Ukraine n’est pas vrai. Nous ne faisons pas de discriminations entre les gens qui y vivent. Mon collègue Oleksandr vient de Donetsk. Il est né là-bas, ses parents y vivent. Il sait très bien comment les gens y sont traités. Il faut se méfier de ce que disent les journaux russes sur notre soi-disant discrimination des gens qui vivent à l’Est de l’Ukraine. Cette «discrimination» est un motif inventé pour que Poutine se donne l’occasion d’envoyer ses troupes en Ukraine. Nos frères, sœurs et parents vivent dans ce coin de l’Ukraine et ce n’est pas vrai que nous les discriminons. Cette terre est ukrainienne et nous ne pouvons pas la donner à l’État russe.

O.S. : Je présuppose que beaucoup de mes collègues syndicalistes belges considèrent que tout conflit, y compris armé, doit être résolu de manière pacifique. Ils s’étonnent que nous continuions de lutter. Ils se demandent peut-être pourquoi nous ne nous arrêtons pas pour mettre fin pacifiquement à cette guerre. Ce serait si simple. Mais laissez-moi vous dire une chose. L’une de mes collègues ukrainiennes avait posé une question à un partenaire suédois leur demandant comment il se fait qu’en Suède le taux de couverture de la négociation collective soit si élevé, comment il se fait que les lois soient vraiment respectées, que les gens se comportent avec respect envers les autorités publiques. Elle demandait in fine comment la Suède était parvenue à construire un État florissant. Le collègue suédois a pris du temps pour y réfléchir et a dit qu’il ne savait pas comment répondre ; qu’il fallait poser toutes ces questions à ses grands-parents et arrière-grands-parents qui sont sortis dans la rue pour protester, qui ont été parfois emprisonnés en raison de leur engagement social qui ne convenait pas aux autorités publiques. Pourquoi dis-je cela ? Parce qu’il n’y a pas de liberté sans lutte pour la liberté. Les personnes qui nous demandent pourquoi nous luttons devraient se souvenir de leurs parents et grands-parents qui ont lutté pour la liberté et la justice. Les Belges ont lutté pour gagner leur liberté et leur justice. Pourquoi ne ferions-nous pas de même ? Dans notre maison est entré un voisin. Dans cette maison vivent nos enfants, nos femmes, nos frères et nos sœurs. Nous ne pouvons pas rester tranquilles tant que ce voisin y demeurre. Il doit répondre devant la justice de tout ce qu’il a fait. #

Propos recueillis par Oleg BERNAZ (Formateur à la FEC)