Journee sans voiture Rue due Temple ParisLes «sciences de la détresse»1 nous exhortent à transformer profondément nos systèmes de production et de consommation, et ce en quelques décennies seulement. Comment se donner à une tâche aussi monumentale? Face aux crises socio-environnementales sans précédent, le concept d’exnovation–avec sa focale sur les processus de «sortie de» et démantèlement–pourrait représenter un tournant paradigmatique. L’exnovation est un outil conceptuel de portée politique visant à déjouer la logique dominante en matière de «transitions» qui consiste à ajouter «des couches plus durables» sans départir des intérêts établis et des structures profondes de la non-durabilité de nos systèmes de production et de consommation.

 

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L’exnovation est un concept jeune. Il est mobilisé dès 2015 par le champ des études sur les transitions(Sustainability Transitions Studies) dans le contexte de la transition énergétique allemande pour se référer à la sortie du nucléaire et du charbon, en parallèle à la diffusion des énergies renouvelables. Dans ce sens, exnover signifie la mise à terme intentionnelle d’infrastructures, de technologies, de produits et de pratiques existantes 2. Si l’exnovation est souvent associée au phase-out 3, elle peut être considérée plus globalement comme l’autre face des transitions, complémentaire au soutien aux innovations. Cette autre face reste encore souvent ignorée. Des transitions sont appelées dans de nombreux systèmes sociotechniques tels que l’énergie, la mobilité, l’agriculture, ou la gestion des déchets. Toutefois, elles sont majoritairement envisagées sur un mode additif, c’est-à-dire par la subsidiation et la mise en préférence d’innovations, qu’elles soient dans les énergies renouvelables ou encore l’économie circulaire, régénérative, sociale, ou au service de la biodiversité... Lorsque des innovations ainsi ajoutées aux systèmes sociotechniques en cours sont suffisamment radicales (ou «de système»), elles sont supposées déclencher la transition tant espérée des structures en place (qualifiées de «régime» par les Transitions Studies). Ce sont–dans cet imaginaire–les innovations qui vont provoquer les disruptions et reconfigurer le système et le régime. Si la littérature reconnait des variantes autour de cette trajectoire type de diffusion de l’innovation à l’échelle sociétale (transitions pathways), la possibilité de chemins de transformation «soustractifs» semble largement absente.

Au-delà d’une critique plus générale du tout-à-l’innovation, du solutionnisme ou d’une forme de techno-scepticisme, des chercheurs en psychologie 4 ont montré que lorsque nous cherchons à résoudre un problème, nous privilégions systématiquement les solutions additives (qui ajoutent des éléments à une situation) au détriment des solutions soustractives (qui retranchent des éléments). Ce biais cognitif déforme notre perception de la dynamique de transition et nous empêche de penser et d’anticiper la fermeture d’activités non durables, en ce compris celles inextricablement dépendantes des énergies fossiles. Typiquement, les énergies renouvelables s’empilent aux autres sources d’énergie, faisant que la quantité d’électricité produite continue à augmenter (cf. figure 1).

Nous avançons que penser systématiquement en termes additifs sans chercher à retirer ou freiner ce qui est «non durable», compromet grandement la capacité de nos sociétés à atténuer, tant qu’il est encore temps, le changement climatique et les crises écologiques. Laissez faire le «régime» et se contenter de soutenir les alternatives, revient de fait à cantonner ces dernières à un développement trop lent, difficile et incertain, et vraisemblablement à augmenter notre empreinte écologique. Au contraire, engendrer l’exnovation ouvre des perspectives plus réalistes pour des transitions effectives et justes.

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Pourquoi l’exnovation ?

On n’assiste pas à des transitions énergétiques, mais à des additions…

Dans le domaine énergétique (et des matériaux), à travers l’histoire, on n’observe pas vraiment de «transition» mais un cumul de sources d’énergie (et de matières) au fur et à mesure de leur développement 5. Par exemple, dans l’UE, depuis les années 1990, la production d’électricité renouvelable s’est développée, mais la production fossile et nucléaire n’a pas diminué de manière équivalente, amenant ainsi une hausse de la production d’électricité totale (cf. figure 1). On installe donc des éoliennes et des panneaux solaires sans pour autant fermer les centrales à charbon ou nucléaires, ou relativement peu. David décrit qu’en Allemagne, alors que les énergies renouvelables se sont diffusées largement (pour atteindre 35% du mix actuellement), une part croissante de la production d’électricité générée à partir du charbon et du lignite a été exportée, au lieu d’être réduite 6.

 

... ce qui tend à faire augmenter notre empreinte écologique

Les énergies renouvelables n’étant pas à «impact zéro» 7, notre empreinte écologique liée à cette production croissante d’électricité a ainsi vraisemblablement augmenté.

L’économie circulaire empile aussi

Même dans le champ de l’économie circulaire, ce type de phénomène qui fait augmenter la taille du gâteau est observé.

On attend des innovations circulaires (comme le partage, la réutilisation, le seconde main, le reconditionnement, le recyclage) qu’elles remplacent les modes de production et de consommation linéaires. Or, de la même manière que pour l’énergie, il est probable qu’elles s’ajoutent, par divers mécanismes, aux modes linéaires, car on ne cherche pas à déstabiliser, faire décliner ces derniers. Ces phénomènes sont encore peu documentés, mais une frange de l’écologie industrielle a commencé à répertorier les effets, qualifiés de «rebonds de l’économie circulaire», qui feraient augmenter la taille du gâteau 8. Par exemple, le développement des activités de reconditionnement des smartphones devrait permettre de baisser la vente et la production de smartphones neufs. Qu’en est-il? Selon plusieurs recherches 9, c’est peu probable: les smartphones reconditionnés sont vendus dans les pays à faibles revenus–ils induisent donc une consommation nouvelle–, et les consommateur·rices des pays riches continuent à acheter majoritairement des smartphones neufs. In fine, le marché des smartphones (neufs et reconditionnés) ne fait que croitre. L’économie circulaire ne supplante donc pas l’économie linéaire, si aucune mesure n’est mise en place pour la faire décliner. Il y a aussi de nombreuses attentes derrière le développement de la mobilité partagée dans les villes, notamment que les voitures partagées mises à disposition (et souvent subventionnées par les pouvoirs publics) «cannibalisent» les voitures individuelles, et fassent ainsi baisser les kilomètres parcourus en voiture. Mais si rien ne pousse ou ne contraint les ménages à se séparer de leur voiture individuelle, cette cannibalisation risque de rester faible ou illusoire. Par ailleurs, la disponibilité de ces voitures partagées génère de nouveaux trajets parcourus en voiture, par des conducteur·rices qui, sans voiture à disposition, partaient moins en week-end en voiture ou utilisaient les transports en commun pour faire leurs courses. La mobilité automobile partagée s’ajoute donc en partie à la mobilité automobile individuelle au lieu de la supplanter, et induit des consommations nouvelles. Ceci alors qu’elle émet presque autant de CO2 et de polluants à l’utilisation que la mobilité automobile individuelle 10.

Un autre exemple qui devrait être davantage investigué est l’explosion des ventes de vêtements de seconde main via les sites web comme Vinted, qui à priori pourrait contribuer à faire baisser la consommation et la production de vêtements neufs. Mais peut-être que le développement de cette filière nous permet d’avoir plus de vêtements dans nos placards, et que les ventes globales de vêtements (neufs et seconde main) sont en augmentation 11. Si, en même temps que de développer les ventes de seconde main, on ne fait pas baisser les ventes de biens neufs, la baisse de notre empreinte est très incertaine. Ceci est d’autant plus vrai, qu’acheter des vêtements via une plateforme comme Vinted–alors qu’ils peuvent voyager dans toute l’Europe–n’est pas non plus à «impact zéro».

Pour que les innovations durables supplantent le régime

Nous avons donc besoin de politiques d’exnovation de l’économie linéaire, en plus du soutien à l’économie circulaire si on veut baisser notre empreinte écologique. Or, ce qui a été observé en étudiant le Programme bruxellois en économie circulaire (PREC, 2016-2020), est qu’il comprenait principalement des politiques d’innovation pour faire émerger des offres circulaires (par exemple l’appel à projets BeCircular), et très peu de politiques pour déstabiliser, faire décliner, et in fine faire abandonner les offres linéaires (ou d’exnovation). La nouvelle stratégie économique bruxelloise (la Shifting Economy) va peutêtre changer quelque peu la donne, avec le conditionnement à venir des instruments économiques à l’exemplarité environnementale et sociale. Pour l’instant, il est probable qu’on n’assiste pas à une effective transition du linéaire vers le circulaire dans la région, mais à un empilement du circulaire sur le linéaire, et donc à une simple hausse de la «taille du gâteau».

Pour que les innovations durables émergent vraiment et perdurent

Aussi, ces offres circulaires qui ont fleuri avec le soutien du PREC pourraient connaitre des difficultés à se diffuser largement et à perdurer dans le paysage bruxellois, étant donné qu’elles doivent coexister avec le régime, qui n’est, lui, pas affaibli: la demande ne suit pas forcément et certaines offres circulaires stagnent voire déclinent. C’est par exemple le cas des produits réparés ou reconditionnés souvent plus chers que les produits neufs 12. Dans un autre domaine, on observe les difficultés rencontrées par l’alimentation bio qui, après des décennies de croissance, stagne au profit de l’alimentation issue de l’agriculture conventionnelle qui n’a pas été déstabilisée par la PAC 13.

La donne change pour les alternatives quand elles s’accompagnent d’annonces de sortie de l’équivalent non durable: Rogge and Johnstone ont montré que c’est l’annonce en 2011 de la sortie du nucléaire en Allemagne pour 2023 qui a accéléré la diffusion des énergies renouvelables dans ce pays 14. L’augmentation des ventes des véhicules électriques suite aux annonces récentes de sortie des véhicules à moteurs thermiques, que ce soit au niveau de la production ou de l’utilisation dans les zones urbaines (cf. encadré p.8) est un autre exemple.

Engendrer l’exnovation

L’exnovation n’est pas synonyme de destruction-créatrice

Si le paradigme techno-économique dominant, au sein par exemple d’institutions comme l’OCDE ou la Commission européenne, conçoit l’innovation comme la panacée, il n’en a pas toujours été ainsi. Notamment, les travaux pionniers de Schumpeter sur l’innovation comme force motrice du capitalisme, dévoilaient déjà sa nature duale, à la fois créatrice et destructrice, résumée dans l’expression «destruction-créatrice» 15. Mais à l’ère des crises climatiques et environnementales, la «destruction» des structures socio-économiques obsolètes ne saurait être laissée aux forces concurrentielles, ni même aux institutions régulatrices des marchés. Il est essentiel que le débat démocratique s’empare de «ce dont il faudra sortir» et de la temporalité des processus de sortie.

Par exemple, le philosophe Alexandre Monnin invite à «politiser le renoncement» au-delà du niveau individuel, en impliquant des collectifs agissant au niveau des «communs négatifs» 16. Notre propre recherche, qui s’inscrit davantage dans une perspective socio-économique, attire l’attention sur le rôle des coalitions pro-exnovation et les espaces de conflit/ coopération qu’elles ouvrent, tout en identifiant des points critiques pour l’intervention des politiques publiques.

Fermeture délibérée et non-direction planifiée

L’exnovation concerne certes des enjeux de fermeture ou démantèlement, mais aussi de «non-direction». La référence aux enjeux de fermeture renvoie à des exnovations qui ciblent des technologies non durables centenaires ou des régimes sociotechniques établis de longue date. On pense par exemple à la fin des véhicules à moteur thermique et au démantèlement de leurs infrastructures et déploiements existants, ou encore à la déstabilisation de l’économie «linéaire» des déchets et au démantèlement d’incinérateurs. Pour les enjeux de «nondirection», la focale est sur l’arrêt de nouvelles tendances négatives, ou plus généralement sur la non-réalisation de projets de nouvelles grandes infrastructures, parfois appelés «grands projets inutiles». Ces mégaprojets sont contestés à cause de leurs impacts négatifs sur l’environnement et sur la qualité de vie des habitant·es et des travailleur·ses.

L’importance des coalitions pro-exnovation

On trouve un exemple saillant d’engagement syndical dans une coalition proexnovation en région bruxelloise dans le secteur du commerce. Plus précisément, il s’agit d’un enjeu de non-direction vers l’expansion des Shopping Monsters (les centres commerciaux monstres). Depuis plus de dix ans, la Confédération des Syndicats chrétiens (CSC/CNE) est engagée au sein d’une coalition hétéroclite d’acteurs, dénommée «Plateforme interrégionale pour une Économie durable», qui lutte contre l’implantation de nouveaux grands centres commerciaux (Docks, Brooklyn et Mall of Europe– désormais rebaptisé Néo) en périphérie bruxelloise. Sous la bannière d’un «syndicalisme de ville» 17, la stratégie syndicale a cherché à faire face aux discours «faciles» des promoteurs de Shoppings Monsters sur le plan des promesses d’emplois. Comment?

Tout d’abord, il s’agit de penser davantage en termes de création nette d’emplois (en tenant compte des emplois détruits ailleurs, et notamment dans les commerces du centre-ville) et de qualité des emplois au sens large, c’est-à-dire de conditions de vie et de mobilité (en tenant compte par exemple de la pression automobile accrue et incompressible liée à ces projets) 18. De plus, la compréhension de la nature même de ces projets est en cause. Un syndicaliste interrogé explique ainsi que ce sont d’abord des projets immobiliers avant d’être des projets de développement commercial (qui eux tiendraient mieux compte des infrastructures commerciales et de l’offre existante).

L’acteur syndical a pu, du fait de sa participation à la coalition pro-exnovation, renouveler sa problématisation des grands centres commerciaux au-delà de son core business, c’est-à-dire au-delà des questions plus classiques relatives au droit du travail. En même temps, la coalition– hétérogène sur le plan idéologique et en termes de moyens d’action– a élaboré un argumentaire assez complet sur les problèmes structurels que posent les grands centres commerciaux jusqu’à en faire une figure économique de plus en plus perçue comme obsolète. À la suite du travail de longue haleine de la coalition pro-exnovation, un moratoire sur les grands centres commerciaux a vu le jour dans la dernière déclaration de politique régionale (2019). Néanmoins, son implémentation et ses implications pour les projets, quelque part déjà amorcés, mais très loin d’être achevés (Néo), restent incertaines.

De l’absence de coalitions pro-exnovation

Si on se tient aux enjeux d’exnovation dans le secteur du commerce, force est de constater l’absence de problématisation du développement des pires formes de e-commerce. Tout se passe comme si les stratégies de transition du commerce reposaient exclusivement sur le soutien à des niches–supermarchés coopératifs, magasins spécialisés dans les produits plus durables et circulaires, plateformes alternatives de e-commerce, cyclo-logistique, diverses pratiques «zéro déchet» ou encore des alternatives de l’économie fonctionnelle... Parallèlement, certains discours rendent responsables les politiques de mobilité, en particulier celles qui limitent la circulation automobile (notamment les «mailles apaisées» qui sont une des mesures du plan Good Move) de «la mort des petits commerces» de quartier. La problématique est en réalité bien plus complexe et ne saurait être démêlée sans les «lunettes» de l’exnovation. Le déclin du commerce indépendant est en cours depuis plusieurs décennies (bien avant le plan Good Move) et connait une accélération à la suite de la vague de l’e-commerce. Freiner cette dernière dans ses pires formes reste un tabou politique et aucune coalition pro-exnovation suffisamment forte n’a vu le jour, malgré les controverses qui existent à propos de ses impacts écologiques et socio-économiques 19.

Politiques publiques d’exnovation

Une approche par les coalitions en jeu peut éclairer la perte de légitimité de technologies et industries, condition nécessaire à l’engendrement de l’exnovation, mais il est également important de comprendre les manifestations de l’exnovation sur le plan de la politique publique. L’approche dite réglementaire20 s’intéresse justement aux types d’instruments et points d’intervention des politiques publiques d’exnovation. On a tendance à penser tout de suite à l’interdiction de vente ou d’usage qui constituent les instruments de contrôle les plus stricts. Le cas de la fin annoncée des véhicules à moteurs thermiques en est un exemple récent (cf. encadré).

Le répertoire de l’exnovation ne se réduit pas à l’interdiction ou au moratoire. Bien d’autres instruments de politique publique sont disponibles en amont pour déstabiliser le régime. Par exemple, en donnant moins de place aux acteurs dominants (lobbys industriels, acteurs aux expertises «ma[i] nstreaming»...) dans les organes décisionnels et consultatifs, en retirant les avantages existants au régime, comme la suppression des subsides aux énergies fossiles ou toute aide publique aux entreprises «non exemplaires» comme cela semble compris dans la planification de la stratégie Shifting Economy de la région de Bruxelles. On peut aussi chercher à désavantager plus frontalement les modes non durables, en changeant les règles pratiques du régime (et non seulement formelles), par exemple en modifiant les routines des marchés publics qui favorisent l’achat au prix le plus bas sans réelle prise en compte des couts écologiques de tels prix. Ce qui compte est l’articulation et la mise en cohérence (temporelle) des différents instruments ainsi que l’anticipation et la gestion des pertes. En effet, l’exnovation a tendance à être très conflictuelle, car elle implique certes des pertes, mais celles-ci ne sont pas immuables. Contrairement aux approches du déclin fondées sur le laissez-faire où les pertes apparaissent comme soudaines et subies, l’exnovation problématise les pertes en amont. Sur qui reposent-elles, quand et où? Qu’est-ce qui est mis en place en termes de compensation ou de sécurité sociale pour garantir l’accès aux droits fondamentaux (comme le droit à la mobilité) lorsque des pertes concernent des personnes vulnérables? Qu’est-ce qui est mis en place en termes de justice transformatrice pour qu’à l’avenir de telles situations de pertes ne se reproduisent plus?

Pour conclure

L’innovation n’est pas la panacée, contrairement à ce que suggère le paradigme techno-économique dominant. L’innovation peut se diffuser par empilement sans conduire au déclin des «choses» non durables. Même dans l’hypothèse où des innovations axées sur la durabilité pourraient percer en «détruisant» spontanément l’ordre établi, il n’y a aucune garantie que cela se fera sans générer des pertes socialement inacceptables. Dans le contexte de graves menaces environnementales et socio-politiques, l’exnovation invite à repenser la complexité des trajectoires sociotechniques de déclin et les pertes ou effets indésirables indirects qui en découlent. Celles-ci ne sont pas conçues comme des destructions immuables dues à la concurrence capitaliste, mais comme des enjeux de gouvernance, des choix du politique et donc un sujet de préoccupation majeur pour nos démocraties.

 

La sortie des véhicules à moteur thermique

La sortie des véhicules à moteur thermique fait intervenir plusieurs échelles de gouvernance. Depuis 2016/2017, de plus en plus de juridictions annoncent l’interdiction de la vente de voitures thermiques neuves (diesel, essence, hybrides) dans les années à venir 1. La Norvège est parmi les pays pionniers à faire ce type d’annonce, mais on retrouve aussi des pays producteurs de longue date (Allemagne, France), ou encore des producteurs s’orientant vers l’export depuis peu (Chine, Inde, Californie). La Belgique n’a pas fait d’annonce d’interdiction de vente et le dernier accord de gouvernement (2020) porte seulement sur la réforme (et non le démantèlement) du régime des voitures de société. Toutefois, la Belgique est concernée puisque le Parlement européen a récemment (2022) voté l’interdiction de la vente des voitures thermiques neuves d’ici à 2035.

Comment est-on arrivé là? Sans doute, un des facteurs déterminants tient aux scandales à répétition qui ont entaché la légitimité de l’industrie et ont miné la croyance dans l’optimisation des solutions technologiques existantes. On pense au Diesel Gate qui a défrayé la chronique en 2015 2. Aussi, mais plus discrète ou diffuse, il y l’absence de réduction des émissions de gaz à effet de serre dans le secteur des transports malgré des normes environnementales en principe plus strictes 3. De plus, la recherche suggère que les annonces de sortie des moteurs thermiques sont le résultat de stratégies topdown décidées par des élites politiques et industrielles, plutôt que de stratégies bottomup portées par des mouvements citoyens. Sur ce point, l’engendrement de l’exnovation diffère par rapport à d’autres cas documentés comme la fin de nouveaux grands centres commerciaux en région bruxelloise ou encore la fin des centrales à charbon en Allemagne. Les annonces de sortie des moteurs thermiques seraient avant tout une forme de signal politique dans le cadre d’une redirection de la politique industrielle vers des technologies de transport «plus vertes», incluant notamment les véhicules électriques. Ou encore, elles seraient une manière de faire perdurer l’industrie automobile, de faire en sorte que «tout change pour que rien ne change» alors que de nombreux appels se font entendre pour sortir du tout-à-l’automobile.

La sortie des véhicules thermiques se joue aussi à des échelles locales et ce par un ciblage de la question de l’usage de la technologie (ou d’accessibilité spatiale). De nombreuses zones urbaines comme Bruxelles prennent les devants en interdisant leur utilisation via les Low Emission Zones (LEZ). Une LEZ est une zone urbaine dont l’accès est interdit à certains véhicules en fonction de la norme d’émissions «Euro» du véhicule. Traditionnellement, l’objectif de ces zones est de lutter contre les problèmes de qualité de l’air liés au trafic automobile. La directive européenne sur la qualité de l’air a joué un rôle clé dans leur diffusion dans les villes européennes. La région de Bruxelles a introduit sa LEZ le 1er janvier 2018. Le calendrier d’interdiction progressive avait alors été fixé jusqu’en 2025 et ne concernait pas toute la flotte thermique (mais seulement les véhicules plus anciens correspondant aux premières normes Euro). Désormais, depuis juin 2021 le calendrier a été complété et devrait conduire à la fin de l’usage des véhicules à moteur thermique d’ici 2035 4. Pour aller plus loin: https://exnovation.brussels/mobilite-tranport/

1.J. MECKLING et J. NAHM, «The politics of technology bans: Industrial policy competition and green goals for the auto industry», Energy Policy, 2019, vol. 126, pp.470-479.

2. M. GROSS et M. SONNBERGER, «How the diesel engine became a “dirty” actant: Compression ignitions and actor networks of blame», Energy Research & Social Science, 2020, vol. 61, p.101359.

3. T. PARDI, «Des voitures plus lourdes, plus rapides et moins abordables», ETUI, The European Trade Union Institute.

4. Pour une analyse plus approfondie de la LEZ voir: E. CALLORDA FOSSATI, B. PEL, S. SUREAU, et al. «Implementing exnovation? Ambitions and governance complexity in the case of the Brussels Low Emission Zone», Technologies in Decline: Socio-Technical Approaches to Discontinuation and Destabilisation, 1, 2022, p. 294.

 (*) Ela CALLORDA FOSSATI, Socio-économiste au CIRTES/UCLouvain, chercheuse associée à SONYA/ULB, chargée de cours à la faculté ESPO/l’UCLouvain

Solène SUREAU Chercheuse à SONYA/ULB sur l’évaluation des impacts environnementaux et socio-économiques des innovations et des politiques de transition 

Tom BAULER,  Professeur à SONYA/ULB et titulaire de la chaire «Environnement et économie»

1. Expression utilisée par Vincent Devictor (séminaire «Gouverner la biodiversité?», ULB 14avril 2023).

2. D. HEYEN, L. HERMWILLE, T.WEHNERT, « Out of the Comfort Zone! Governing the Exnovation of Unsustainable Technologies and Practices», GAIA-Ecological Perspectives for Science and Society, 2017, vol. 26, n° 4, pp. 326-331.

3. Terme plus fréquemment retrouvé dans la littérature qui renvoie à une phase avancée du processus d’exnovation. Nous le traduisons comme phase de «sortie proprement dite». Voir : E. CALLORDA FOSSATI, S. SUREAU, T. BAULER, «L’exnovation. Conceptualiser la sortie de la mobilité non durable», La Revue Nouvelle, 2023, no2, pp38-49.

4. G. S. ADAMS, B.A. CONVERSE, H.A. HALES, L.E. KLOTZ, «People Systematically Overlook Subtractive Changes», Nature2021, 592, no7853, pp. 258-261.

5. J.B. FRESSOZ, «Pour une histoire des symbioses énergétiques et matérielles», Annales des Mines-Responsabilité et environnement, Cairn/Softwin, 2021. pp. 7-11.

6. M. DAVID, «Moving beyond the heuristic of creative destruction: Targeting exnovation with policy mixes for energy transitions», Energy Research & Social Science, 2017, vol.33, pp.138-146.

7. Elles génèrent des gaz à effet de serre, même si potentiellement bien moindres. Et elles génèrent aussi d’autres pollutions ailleurs, du fait notamment des matières premières nécessaires aux infrastructures.

8. T. ZINK, R. GEYER, «Circular economy rebound», Journal of Industrial Ecology, 2017, vol. 21, n° 3, pp.593-602.

9. Dont T. MAKOV, D. FONT VIVANCO, « Does the circular economy grow the pie? The case of rebound effects from smartphone reuse»,Frontiers in Energy Research, 2018, vol. 6, p. 39.

10. Sur ce cas de la mobilité partagée, voir S. SUREAU, «The Transition towards a Circular Economy in Brussels from an Exnovation Perspective - Extent of Delinearization and Potential Impacts of the Current Path, the Car-Sharing Example», GOSETE research project D.3.2. Brussels, Belgique, Université libre de Bruxelles, 2021.

11. G. PIOT, «The rebound effect of reuse: a case study of second-hand clothing», Master thesis, Master en Sciences in Environmental Management School of Computing, Engineering, and the Built Environment, Glasgow Caledonian University, 2022.

12. S.MANOOCHEHRI, M.SCHLUEP (WRFA), Y. DAMS (VITO), G.MEHLHART, D. BEKKEVOLD LINGÅS (PLANMILJØ), G.MARIN (SEEDS), M. NICOLAU (CSCP), S.COLGAN (EEA) «An Overview of Europe’s Repair Sector» ETC CE Report, 2022/6. European Environment Agency with the European Topic Centre on Circular economy and resource use.

13. A.-S. DUBRUX, «La transition de nos systèmes alimentaires est-elle en marche? L’évolution des ventes alimentaires bio comme possible cas de backlash », Mémoire de Master, Gestion de l’environnement, Bruxelles, Belgique, ULB, 2022.

14. K. S. ROGGE, P. JOHNSTONE, « Exploring the role of phase-out policies for low-carbon energy transitions: The case of the German Energiewende»,Energy Research & Social Science, 2017, vol. 33, pp.128-137.

15. Les prémices de la «destruction-créatrice» apparaissent dans Le cycle des affaires (1939), puis le concept est développé dans Capitalisme, socialisme et démocratie (1942).

16. A. MONNIN, Politiser le renoncement, Paris, Éd. divergences, 2023.

17. CSC, «2e congrès du Comité régional bruxellois–12 octobre 2017: Bâtissons du Lien », éd. spéciale de Syndicaliste, n°875, déc 2017.

18. Concernant ce dernier point voir notamment: https://www.ieb. be/NEO-les-solutions-au-probleme-de-mobilite-n-existent-pas

19. S. SUREAU, E. CALLORDA FOSSATI, «Mettre en débat la sortie de l’e-commerce – Face aux dégâts écologiques », Agir par la Culture, oct. 2022. 20. Voir notamment P. KIVIMAA, F. KERN, « Creative destruction or mere niche support? Innovation policy mixes for sustainability transitions», Research policy, 2016, vol. 45, n° 1, pp. 205-217.