eubeephotookChronique d’une protestation en Eubée centrale (Grèce) contre l’installation massive d’éoliennes qui défigurent le territoire, repoussent les touristes et détruisent les écosystèmes sans que l’énergie produite ne bénéficie aux habitants et habitantes.

 

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Si vous souhaitez situer ce qui suit sur une carte, prenez l’ile d’Eubée, la longue ile qui s’étend le long de la côte est de la Grèce, entre le mont Pélion au nord et les Cyclades au sud. Au milieu se trouve la montagne principale, le Dirfys. C’est la plus haute montagne de l’Égée après le mont Fengari de Samothrace. Elle est prolongée vers l’est par ses voisins, le Xerovouni et la Skoteini, eux-mêmes prolongés par les Kotylaia, dont émerge le sommet du Mavrovouni. 

Le grand sujet qui anime et mobilise la région ces temps-ci est la construction d’éoliennes envisagée sur cette montagne. Une banderole « Non aux éoliennes dans les montagnes d’Eubée » est placée à l’entrée de la petite route qui grimpe vers le village depuis la route provinciale ; son contenu est repris en exergue dans tous les numéros du périodique de l’association culturelle du village et dans les publications analogues des villages environnants. Nombre de graffitis, y compris sur les murs de soutènement des routes de montagne, délivrent le même message, concurrençant les slogans contre le gouvernement de centre-droit et les déclarations d’allégeance à des clubs de football. Un « festival culturel et environnemental » a vu le jour dans le petit village de Séta, le plus élevé de l’ile à 740 mètres d’altitude. Il propose des représentations théâtrales (Iphigénie à Aulis, d’Euripide, traduit évidemment en grec moderne) dans le petit amphithéâtre, réplique miniature de celui d’Épidaure, qu’un villageois fou de théâtre (et un peu fou tout court, selon l’opinion de beaucoup de ses concitoyens) a construit de ses mains dans les années 1980. Il y a aussi des discours mobilisateurs des associations environnementales de la région, qui dénoncent le caractère pharaonique et destructeur du projet d’éoliennes. 

Sans être une ile touristique de grande magnitude à la Mykonos ou Santorin, Skyros a tout de même suffisamment d’expérience en la matière pour connaitre la valeur monétaire des beaux paysages et savoir que défigurer ses collines et sa montagne lui coutera bien plus que quelques tonnes de mazout.

Il est à noter qu’une opposition tout aussi virulente se manifeste depuis des années dans l’ile de Skyros, en face de l’Eubée. Les moines du monastère de Saint- Georges, dépendance de la Grande Lavra du mont Athos, ont été accusés de pacte avec le diable parce qu’ils avaient concédé certaines de leurs terres pour planter des éoliennes. Les habitants et habitantes se satisfont apparemment de la centrale électrique au moteur diesel qui fume entre le port et la Chora, la capitale de l’ile. Sans être une ile touristique de grande magnitude à la Mykonos ou Santorin, Skyros a tout de même suffisamment d’expérience en la matière pour connaitre la valeur monétaire des beaux paysages et savoir que défigurer ses collines et sa montagne lui coutera bien plus que quelques tonnes de mazout.

Les montagnes d’Eubée

J’ai commencé à connaitre ces montagnes en 1993, il y a trente ans. C’est comme si c’était hier, mais en y réfléchissant c’était une autre ère : l’ère pré-internet. 

À l’époque, il n’y avait pour s’orienter dans la montagne que des cartes d’état-major illisibles, incomplètes, parfois inexactes, en tout cas dépassées, qu’il fallait aller chercher au siège du service géographique de l’armée, à Athènes, après avoir montré patte blanche à un officier qui validait la demande avec moult cachets et signatures. Il n’était pas facile d’y trouver son chemin. Bien entendu, la montagne n’était pas déserte. Des bergers y gardaient leurs chèvres et leurs moutons. Les villageois et villageoises y allaient cueillir des champignons, de l’origan ou du « thé de la montagne » (tsaï tou vounou : variété locale de la sidérite, ou crapaudine, une plante riche en fer et autres bonnes choses pour la santé, qui se boit en décoction). Quelques personnes y avaient encore un potager ou un verger, bien que ces activités aient fortement diminué au fil du temps. Vers le milieu des années 1990, quelques Albanais, occupés à des travaux agricoles ou de construction dans les villages, y campaient à l’abri des regards de la police.

Tous ces gens-là, bien sûr, avaient autre chose à faire que de révéler aux touristes le secret des sentiers, d’autant que l’été, pendant lequel avaient lieu nos vacances d’employés, n’est pas la saison la plus propice, ni pour les champignons ni pour le thé.

Le 1er aout, certains villageois et villageoises se rassemblent dans une grotte au fond de laquelle coule une petite source, à laquelle la croyance populaire attribue le statut d’agiasma, d’eau lustrale. Ils y mènent une cérémonie religieuse presque clandestine, car l’Église, officiellement, ne reconnait pas cette croyance. Le pope du village concerné affirme d’ailleurs avec un sourire en coin ne pas être au courant. Ajoutons pour terminer qu’on rencontre au hasard des promenades des vestiges miniers. Dans les sédiments de marne schisteuse qui forment le piémont ont été exploités des gisements de lignite, dans des conditions qui, il est vrai, rappellent plus Lucky Luke et la Mine d’Or de Dick Diggers que les gigantesques bâtiments industriels de nos bassins miniers. Dans la montagne elle-même subsistent deux ou trois excavations d’anciennes mines de bauxite et de nickel.

Sans être alpiniste, ni même randonneur de première force, j’ai eu tout de même l’occasion de me promener dans plusieurs montagnes grecques : l’Olympe, bien sûr, le mont Athos, le Parnasse, les Montagnes Blanches et le Psiloritis (Ida) de Crète, et même dans des endroits inexplorés, ou en tout cas inconnus des guides touristiques de l’époque : le Chelmos et les sources du Styx, dans le Péloponnèse, le Kravari, au-dessus de Naupacte et les Vardousia, au-dessus d’Amfissa, les Agrafa, près de Karpenissi.

Du tourisme à l’éolien

Les montagnes d’Eubée, en tant qu’attractions touristiques, sont peut-être d’une magnitude différente par rapport à tous ces sites emblématiques, mais elles ne manquent ni d’attrait ni d’intérêt. Le fait est qu’Eubée, en général, et ses montagnes en particulier, ne font l’objet que d’une mention fugace dans les guides touristiques, même soi-disant spécialisés dans le tourisme hors-piste. Tout de même, j’avais été impressionné par le caractère de ces montagnes, notamment leur côté labyrinthique. Avant d’avoir une vue d’ensemble suffisante, je me suis quelques fois perdu dans des vallons qui semblaient dirigés vers mon lieu d’arrivée, avant de brusquement bifurquer ou s’arrêter devant un précipice. Je me suis plusieurs fois attendu à trouver mon lieu de destination « au prochain tournant », alors qu’il me restait encore de nombreux kilomètres à parcourir.

Ce n’est qu’au cours des dernières années, grâce à internet plus que par des publications accessibles en librairie, que leur potentiel touristique a été reconnu. On découvre par exemple que la forêt de « sapins » qui la recouvre (elata, il s’agit en fait de pins noirs dits de Céphalonie) constitue un biotope unique dans l’Égée. Ailleurs, on trouve plutôt des pins (pefka, le pin sylvestre) exploités pour la résine (la retsina - en français ont dit généralement le vin retsina mais en grec le mot est féminin, la lessive Saint-Marc…). Une exploration systématique a révélé l’existence de dizaines de grottes, ce qui en fait un des sites spéléologiques les plus importants de Grèce. Les falaises de Manikia qui forment le flanc sud de la montagne sont désormais escaladées par des varappeurs et varappeuses venu·es de toute l’Europe. D’anciens sentiers sont rouverts et balisés par des volontaires dans les villages et parcourus par des clubs de randonnée, à pied ou en VTT. Sur la route vertigineuse qui mène de Kymi à Steni, les touristes s’arrêtent pour prendre en photo le panorama, à couper le souffle, de l’enfilade des montagnes tombant presque à pic dans la mer, avec en arrière-plan les Sporades et même, par temps clair, le mont Athos. Une des montagnes qui dominent Kymi, d’apparence assez anodine vue de la terre, présente du côté de la mer une des falaises les plus imposantes de Grèce, et la plus haute d’Europe parmi celles qui plongent dans la mer. Dans un creux de rocher dominant le vide, au bout d’un sentier vertigineux, est construite la petite chapelle de Kryfi Panagia (la Madone cachée) où les soeurs du monastère de Kymi et quelques fidèles viennent célébrer le début du mois d’aout.

C’est à ce moment qu’on découvre que la montagne est aussi balayée par des vents propices au développement de l’énergie éolienne. Eubée est à présent une des principales sources d’énergie éolienne de Grèce. Presque toutes les collines rocheuses du sud sont désormais plantées de centaines de pylônes dont les hélices tournent dans le vent. Ce n’est pas très esthétique et c’est même un peu effrayant, mais soyons objectifs et réalistes, ces collines ne constituaient pas vraiment une attraction. La région comprend quelques jolies plages, quelques sites archéologiques comme l’acropole de Styra (une cité mentionnée par Homère) ou les drakospita, cabanes mégalithiques qui remonte-raient à la Haute Antiquité, et même quelques gorges, propices aux randonnées, qui descendent vers la mer. Les éoliennes ne dérangent pas plus que celles qu’on voit de nos autoroutes. 

On aurait pu faire une exception pour la montagne qui forme la pointe sud de l’ile, le Cavo Doro, ou le cap Kafireas, mais soyons à nouveau objectifs. Cette région comporte quelques villages pittoresques et quelques plages sur la côte. Les villages sur le versant de la montagne ne sont accessibles que par des routes non asphaltées. L’un d’eux a connu une certaine célébrité grâce à une émission de télévision consacrée au langage sifflé de ses habitants, étonnamment élaboré. Selon Étienne de Byzance, un écrivain du temps de Justinien (et de Clovis…), les paysans de son époque amélioraient leur ordinaire en chassant le cerf et le sanglier dans les forêts. Celles-ci (et le gibier qui les habitait) ont aujourd’hui disparu. La végétation s’y limite à du maquis ou à de la garrigue, dont plusieurs kilomètres carrés ont été détruits cet été par un incendie tragique. Bref, peu de monde pour s’émouvoir des parcs d’éoliennes qui remplacent les anciennes forêts. Cet incendie n’est cependant rien à côté de celui qui, en 2021, a détruit 50 km2 de forêt de pins dans le nord de l’ile, où il n’y a pas encore d’éoliennes.

Qu’en penser ?

Certains font le lien entre les éoliennes et les incendies. Pas tellement que les machines elles-mêmes produiraient des étincelles à l’origine des feux (ce n’est manifestement pas le cas, contrairement, par grand vent, aux transformateurs qui trônent sur les pylônes de la distribution d’électricité). On accuse carrément les entreprises d’éoliennes d’avoir succédé aux services secrets turcs, aux Albanais, à la mafia des entreprises du bâtiment, comme auteurs d’incendies criminels. Les représentants de ces entreprises ont dû démentir, non seulement leur culpabilité, mais aussi leur intérêt à détruire la végétation. Le site internet « ellinika hoaxes », spécialisé dans le démenti des « fake news », leur donne raison. Dans le sud de l’ile, en tout cas, l’installation d’éoliennes d’éoliennes a précédé de beaucoup les incendies des dernières années et leur semble parfaitement étrangère. De fait, certains commencent à délaisser ces théories complotistes et à se poser les bonnes questions sur ces incendies : la gestion des forêts, à présent que les débroussailleurs « naturels » (les troupeaux, les villageois et villageoises qui exploitent le bois
ou la résine des arbres) se font plus rares ; la façon de traiter les incendies lorsqu’ils surviennent (au lieu d’acheter encore plus de Canadairs, tailler des coupe-feux avec l’aide des villageois et villageoises et des services forestiers).

Il serait possible d’installer des éoliennes dans le cadre de l’autorisation accordée en dehors de « la » montagne.

Sur le plan politique, la position des associations est soutenue par la commune. Plusieurs personnes accusent cette dernière d’hypocrisie, et relèvent qu’elle a reçu « de l’argent » des exploitants. Mes interlocuteurs ont tendance à considérer comme argutie juridique la différence qui peut exister entre taxes, redevances de concession et pots-de-vin.

Il faut préciser que les communes grecques ont subi en 1998 et en 2011 deux opérations de fusion de grande ampleur. La commune dont relève le village est désormais une énorme entité de la taille d’un arrondissement belge. Son territoire ne comprend pas seulement la montagne, ses zones « Natura 2000 » et ses « refuges de vie sauvage ». Il serait possible d’installer des éoliennes dans le cadre de l’autorisation accordée en dehors de « la » montagne. La question est de savoir ce qu’il en sera exactement. La commune a apparemment introduit des recours juridiques. La législation grecque de l’environnement n’a pas l’air fondamentalement différente de la nôtre, et le Conseil d’État (symvouliotis epikrateias) fonctionne à peu près comme le nôtre pour des affaires du genre, c’est-à-dire lentement et de façon imprévisible, si ce n’est éventuellement pour les spécialistes pointus.

En ce qui me concerne, je ne peux que trouver que la montagne perdrait en effet de son cachet et de son mystère si on y installait ces grandes hélices avec leurs plateformes en béton et leurs routes d’accès. J’ajoute que la concession à la société exploitante précise bien que l’installation doit comprendre un câble sous-marin entre l’ile et l’Attique. L’énergie produite n’est donc pas destinée en premier lieu aux besoins locaux, mais à la vorace mégalopole athénienne. Et si je comprends bien ce que j’ai lu sur la question énergétique, y compris chez nous, l’énergie éolienne ne remplace nullement les énergies fossiles. Elle couvre en partie les besoins nouveaux nés des réseaux informatiques, des véhicules électriques et autres inventions qui n’existaient pas en 1993... #

(*) Ancien membre du comité de rédaction de Démocratie