grass person woman photography meadow flower 1035273 pxherecomLe non-recours aux droits sociaux est un phénomène complexe qui touche particulièrement les femmes en situation de monoparentalité. Comme différents travaux ont pu le mettre en évidence, la monoparentalité féminine s’accompagne d’épreuves multiples 1. Dans le cadre d’une recherche que nous avons menée 2, nous avons rencontré douze femmes en situation de monoparentalité qui fréquentent l’association Vie Féminine.

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Les résultats de notre enquête confirment le fait que les femmes élevant seules leur(s) enfant(s) vivent régulièrement des situations de non-recours aux droits sociaux (voir encadré). Cela tient en partie au fonctionnement des dispositifs institutionnels et à la configuration des politiques mises en place 3. Cependant, ce constat peut être nuancé. La détermination des femmes mais aussi la mise en place de dispositifs sociaux ajustés et pertinents permet d’échapper au non-recours et d’atténuer les vulnérabilités inhérentes aux trajectoires des mamans solos. Le travail que nous avons mené appelle aussi à prendre en compte différents aspects des vécus de la monoparentalité des femmes et des épreuves particulières qui jalonnent leurs trajectoires.

La monoparentalité et ses implications

Au-delà d’une définition purement administrative, le sociologue Martin Wagener définit la monoparentalité comme la situation « d’une personne qui [...] a la charge d’éducation des enfants pendant une majeure partie du temps, et cela pendant une période de minimum quelques mois » 4. Si l’on se concentre sur les familles avec enfant(s), en Wallonie et à Bruxelles, près d’un tiers des familles est en situation de monoparentalité. En Flandre, c’est un peu plus d’une famille sur cinq. Élément à souligner, dans plus de huit familles monoparentales sur dix, le parent est une femme 5.
En ce qui concerne la situation socioprofessionnelle du parent dans les familles monoparentales de moins de 65 ans en Belgique, 65 % ont un statut de salarié·e, 10 % sont au chômage, 8 % sont indépendant·es, 8 % sont en incapacité de travail et/ou handicap reconnu, 7 % sont au CPAS et 5 % sont en préretraite 6.
La fragilité financière dans les familles monoparentales peut être observée à travers différents indicateurs. Parmi l’ensemble des ayants droit au revenu d’intégration (RI) ou de l’équivalent au RI, une personne sur cinq est chef·fe de famille monoparentale et 75 % des familles avec enfant(s) s’adressant au Centre public d’Action sociale (CPAS) sont en situation de monoparentalité. Les familles monoparentales représentent donc la majorité des familles aidées par les CPAS à l’échelle de la Belgique.
Enfin, quatre familles monoparentales sur dix sont en risque de pauvreté monétaire 7. Le non-recours est une des sources de cette fragilité socio-économique.

Des trajectoires éprouvantes

Notre travail de recherche indique trois types d’enseignement. Notre analyse permet d’abord de confirmer le fait que la monoparentalité féminine s’accompagne d’épreuves, singulièrement en matière de logement et d’emploi.
La problématique du logement ou du relogement se retrouve de façon récurrente dans toutes les trajectoires des femmes interrogées. Nous y distinguons notamment des périodes de sans-abrisme, des logements insalubres, inadaptés et trop chers, des propriétaires abusifs, des discriminations, des difficultés pour retrouver un logement : « Forcément maman solo, trouver un logement est le parcours du combattant. » (Sandra, mère seule, 45 ans)
Le phénomène de pièges à l’emploi a tendance à s’accentuer lorsqu’on est maman solo. Ce qu’Estelle décrit est éclairant : « Mais aussi ça m’intéresse pas de travailler pour avoir le même salaire que quelqu’un qui ne travaille pas. Aux vacances de Toussaint, de Carnaval ou autre, je dois mettre ma fille dans un stage. Et ça coute cher le stage. Quand je fais mon calcul, en fait je suis en perte totale. Ma fille, elle termine l’école à 15 h 25, et au travail on termine rarement à cette heure-là. Donc ça veut dire que je vais laisser ma fille à la garderie. Et la garderie, c’est maximum jusqu’à 18 h. Imaginez qu’il y a de la circulation ou autre. Donc ça veut dire que je dois payer, je sais pas, peut-être une baby-sitter. Donc je suis en perte. » (Estelle, mère seule, 35 ans)
Ce sont donc bien des conditions structurelles d’organisation qui produisent des obstacles à l’emploi, avec en plus la pression des attendus/rôles sociaux stéréotypés selon lesquels « c’est à la mère de prendre soin des enfants ». Particulièrement pour les mamans solos, les conditions d’exercice de l’emploi à temps plein permettent rarement la conciliation vie familiale et professionnelle. Estelle considère par exemple qu’il est nécessaire d’augmenter les places d’accueil : « Se dire d’avoir par exemple des services de garde d’enfants qui sont bons. Je sais que ça existe, mais de nouveau, c’est assez couteux. Se dire, je sais pas moi, je travaille, je ne vais pas chercher ma fille, etc. D’avoir des services un peu comme ça, ça aiderait. »
Synthétiquement, on peut affirmer que la monoparentalité représente une épreuve en soi. Cependant, les femmes relativisent de manière subjective cette épreuve, lorsque leur vie de couple était partagée avec un compagnon violent, autoritaire et peu investi. La gestion du quotidien reste inchangée pour ces mères seules qui prenaient déjà en charge une grande partie des tâches ménagères et éducatives. De surcroit, l’intégration professionnelle peut même être facilitée pour les mamans qui étaient empêchées de travailler par leur ex-conjoint. Dans ces cas, l’expérience de la monoparentalité est vécue comme une libération à l’égard d’un homme violent. Avec un bémol : le manque de structures d’accueil adaptées constitue un frein à l’intégration professionnelle.

Des services d’aides en défaut

Un deuxième résultat de notre recherche est qu’elle met en évidence, dans le chef des femmes interrogées, des représentations intériorisées négatives des Services de l’aide à la jeunesse (SAJ). Dans plusieurs parcours, on retrouve ce qu’on appelle des problématiques familiales
avec l’intervention d’un Service de l’aide et de la protection de la jeunesse (SPJ). Au début de leurs difficultés, ces mères se sont adressées à ces institutions et attendaient de leur part une protection pour elles-mêmes et leurs enfants. Cependant, il s’avère dans les témoignages recueillis que ces femmes n’ont pas eu le sentiment d’être entendues, comprises et protégées. Certaines développent de la défiance à l’égard de ces services voire envers le système et la société en général. Les femmes rencontrées considèrent que ces institutions ne tiendraient pas compte correctement des mécanismes qui opèrent dans une relation de violences conjugales. Les mères nous disent que les travailleur·ses sont régulièrement dupes de la manipulation de l’ex-conjoint. Derrière le diagnostic de conflit parental se cachent en réalité des actes de violences conjugales qui se poursuivent après la séparation.
Pensant trouver de l’aide, ces mamans ont reçu un diagnostic, tantôt d’aliénante parentale, tantôt du syndrome de Münchhausen par procuration 8, ou encore celui de maman hyper fusionnelle.
« Dès qu’une maman dépose plainte, elle est traitée d’hystérique, d’aliénante, de parano, [...]. En fait c’est toutes les violences qu’on subit. Le cerveau explose. On est toujours en train de crier, on a peur de tout. Et alors on me qualifie, à cause d’un comportement pareil, d’hystérique, de folle, de malade imaginaire et de toutes ces maladies psychiatriques qu’on nous imagine [...]. Alors si on pleure, on est faible. Et c’est pas cohérent. Si on est expansive, et qu’on s’affirme avec une colère justifiée [...], on est dangereuse. Si on est trop aimante avec son enfant, on est hyper fusionnelle. » (Adriana, mère seule, 40 ans)
« Et cette procédure s’est retournée contre moi parce qu’à partir du moment où j’ai dénoncé le papa, pensant que j’allais avoir de l’aide du SAJ et du SPJ, on me traite d’aliénante. » (Sarah, mère seule, 42 ans)

 

Qu’est-ce que le non-recours aux droits sociaux ?

Le terme de non-recours (non-take up, en anglais) désigne un phénomène selon lequel des personnes n’utilisent pas une série de services ou de prestations qui peuvent leur être rendus. Les non-recourant·es sont celles et ceux qui ne bénéficient pas de ces prestations ou services alors qu’ils et elles sont les destinataires des politiques publiques 1.
Il existe différents types de non-recours. Une typologie explicative 2 du non-recours révèle quatre formes principales :
1) La non-connaissance : le demandeur potentiel ne connait pas l’offre publique. Il ne formule donc pas de demande.
2) La non-proposition : la personne représentant l’accès aux droits ne propose pas l’offre aux destinataires de la politique publique.
3) La non-réception : c’est la situation où une personne formule une demande de droit, mais ne le reçoit pas de l’institution qui donne l’accès à ce droit.
4) La non-demande : cette forme de
non-recours se produit lorsque des personnes ont connaissance de l’offre, mais ne la
demandent pas.

En Belgique, le non-recours commence à être étudié même si on peut regretter qu’il n’existe pas de mesure précise de l’ampleur de ce phénomène. D’après une étude de Laurence Noël 3, sociologue à l’Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale, le phénomène de non-recours à l’égard de plusieurs droits sociaux fondamentaux, en Région bruxelloise, est considérable. Les personnes vulnérables sont particulièrement exposées à ce risque. L’auteure décrit une série de facteurs explicatifs de ce non-recours tels que la complexité des démarches, l’instabilité des statuts administratifs ou la numérisation des dispositifs d’octroi.
Dans notre pays, le non-recours prend une place de plus en plus importante dans les préoccupations politiques. Cette problématique figure par exemple dans l’accord de gouvernement fédéral de la Vivaldi.

1. P. WARIN, Le non-recours aux politiques sociales, Presses universitaires de Grenoble, 2017.
2. Établie par l’Observatoire des non-recours aux droits et services (ODENORE), basé à l’Université de Grenoble-Alpes, qui a pour but d’observer, d’analyser et de diffuser des connaissances relatives au non-recours.
3. L. NOËL, « Non-recours aux droits et précarisations en Région bruxelloise », Brussels Studies, 2021.

 

Jouir de ses droits

Un troisième enseignement de notre recherche est qu’elle permet de confirmer la corrélation entre l’intervention inadéquate des services sociaux et les épreuves multiples de la monoparentalité, en ce compris le non-recours. Cependant, nous avons pu observer que ces mêmes institutions interviennent aussi favorablement pour atténuer les vulnérabilités des mères. C’est le cas lorsque des intervenant·es sociaux·ales font preuve d’écoute, d’empathie et de proactivité, et lorsque des institutions publiques ont à cœur de faciliter l’accès aux droits. Des politiques sociales pertinentes, telles que la mise à disposition rapide d’un logement social, atténuent les vulnérabilités dans les trajectoires de monoparentalité.
Finalement, nous observons des mécanismes structurels, ainsi que des dynamiques tant individuelles que collectives de la part des femmes pour dépasser le non-recours et atténuer les vulnérabilités. Les résultats de notre étude montrent en effet que les femmes, même si elles sont effectivement éprouvées, isolées et stigmatisées 9, restent souvent actrices de leur parcours. Elles mettent en place des stratégies à la fois individuelles et collectives en rempart contre les difficultés qu’elles rencontrent. Si les mères seules s’adressent à des associations pour défendre des droits individuels, elles savent aussi se rassembler autour de causes communes pour se renforcer collectivement. Plusieurs d’entre elles tentent de construire une revendication politique relative aux épreuves vécues. Estelle nous raconte comment elle est entrée en lien avec Vie Féminine : « J’ai été à l’activité de marche, avec un groupe de femmes. Ça nous fait sortir de notre quotidien, être avec d’autres personnes. Donc je trouvais ça vraiment bien. Et ensuite, on m’a expliqué qu’il y avait également d’autres activités, donc d’autres projets sur par exemple le racisme. On réfléchit en fait ensemble sur ce qu’on pourrait faire pour faire bouger les choses. » (Estelle, active dans l’association Vie Féminine)
Au vu de l’ampleur du phénomène de la monoparentalité, il y aurait intérêt à mener des recherches ultérieures afin d’investiguer de nouvelles pistes. Il s’agirait d’apprécier plus précisément le lien entre les femmes et les institutions d’aide et de protection de la jeunesse. Les termes de « séparation conflictuelle » ou de « conflit parental » peuvent occulter une réalité sociale ou une violence institutionnelle involontaire. Le récit des femmes que nous avons rencontrées met en lumière une accumulation de violences patriarcales qui traversent leur vie.
Appréhender ces phénomènes supposerait, à tout le moins, de prendre en considération une perspective macro-analytique intégrant la dimension du genre. Il s’agirait également de sensibiliser le public aux problématiques spécifiques à la monoparentalité. Les constats relevés suggèrent l’importance que la sphère de l’intervention sociale et le champ politique se saisissent de la question de la monoparentalité en prenant la mesure de la spécificité des difficultés qui jalonnent les trajectoires de ces familles qui ont le plus souvent une femme à leur tête. #


1. M. WAGENER, C. BONNETIER, L. JANSSENS, Analyse des impacts de Miriam 2.0 au regard de son contexte organisationnel et territorial. Retour réflexif et mise en lumière d’indicateurs clés pour améliorer l’implémentation du projet au sein des CPAS, Rapport d’évaluation du projet Miriam 2.0, 2020.
2. Le présent article s’appuie sur une recherche qui a été menée dans le cadre de la réalisation d’un mémoire.
D. BALHOUL, Les mamans solos face au non-recours aux droits sociaux : mise en évidence des trajectoires et des stratégies d’actions pour surmonter les épreuves de la monoparentalité, FOPES (UCLouvain), 2022.
3. P. WARIN, Le non-recours aux politiques sociales, Presses universitaires de Grenoble, 2017.
4. M. WAGENER, A. FRANÇOIS et L. MERLA, « Mères seules, la fin de la stigmatisation ? », Sociétés en changement, 1, UCLouvain, 2021.
5. Op.cit.
6. Op.cit.
7. Iweps, Taux de risque de pauvreté ou d’exclusion sociale EU 2030, d’après l’enquête sur les revenus et les conditions de vie EU-SILC, 2019.
8. Ce syndrome désigne une pathologie psychologique caractérisée par un besoin de simuler une maladie ou un traumatisme dans le but d’attirer l’attention ou la compassion. Pour aller plus loin, lire « Aide à la jeunesse : est-ce que ça bouge ? », axelle, mai-juin 2023. En ligne : https://www.axellemag.be/aide-a-la-jeunesse-est-ce-que-ca-bouge/
9. La littérature à ce sujet le démontre amplement.

 

Delal BAHLOUL, diplômée Master FOPES, travailleuse sociale accompagnant des familles monoparentales.
Thierry DOCK, Enseignant à la FOPES et dans le Master en ingénierie et action sociales LLN/Namur (Haute École Louvain
en Hainaut et Haute École Namur Liège Luxembourg) et membre du Cérias.

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