photo ouverture dossier V2 2023 CARHOP asbl photographie Neil BouchatLe 22 mai 2023, les organisations syndicales appelaient à manifester pour dénoncer les attaques sévères portées au droit de grève. En toile de fond de cette action, l’immixtion brutale de la Justice dans le conflit social chez Delhaize, mais aussi le récent projet de loi du ministre de la Justice Van Quickenborne (Open Vld), qui vise à assortir certaines condamnations d’une interdiction de manifester pouvant aller jusqu’à trois ans. Cette criminalisation de l’action collective relève d’une offensive politique et judiciaire de long terme contre la grève et les pratiques de protestation. Sans nier cet état de fait ni la légitimité des mobilisations syndicales en faveur du droit de grève, nous proposons un autre point de vue sur ce droit en affirmant que c’est aussi parce que la grève est un droit que sa pratique est disqualifiée socialement. L’ordre juridique (néo)libéral ne peut en effet intégrer la grève qu’à la condition de lui retirer toute capacité de transformation sociale. Dès lors, que reste-t-il de la grève ?

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Écrire l’histoire de la grève impose d’articuler l’évolution de la position de l’ordre juridique et celle des acteurs sociaux (syndicats, patronat, État) relative à ce phénomène social. À partir de là, l’histoire de la grève en Belgique peut être présentée en trois temps  : le temps de la répression (1791-1921) se caractérise par une pénalisation systématique de la grève et des grévistes ; le temps du mutisme (1921-1981) voit les grèves se faire de plus en plus offensives dans un contexte où une justice « muette » n’est plus l’espace privilégié de la régulation des conflits sociaux ; et le temps de l’intégration (1981-...) qui voit la grève reconnue comme un droit dont les expressions sont cependant continuellement contestées.

Le temps de la répression (1791-1921)

Promulguée en France le 14 juin 1791, la loi Le Chapelier interdit les coalitions ouvrières qui se traduisent, dans le contexte d’un capitalisme naissant, par un refus concerté et collectif de contracter un contrat de travail avec un patron mis à l’index. En 1831, le jeune État belge reconnait la liberté d’association et de rassemblement dans sa Constitution , mais il maintient l’interdiction des coalitions ouvrières. Pour le législateur, la liberté d’association n’implique nullement la reconnaissance d’un droit d’avoir recours à des moyens afin de défendre ou de protéger les intérêts des membres de l’association. Les dispositions pénales introduites afin de pénaliser la coalition vont donc mettre hors-la-loi une nouvelle forme d’action collective, la grève, jusqu’en 1866.
À cette date, l’article 415 du Code pénal, qui interdisait les coalitions, est abrogé. Il est remplacé par l’article 310 qui, s’il ne pénalise plus l’arrêt de travail, prévoit des sanctions contre les atteintes à la liberté de commerce et d’industrie et interdit tout regroupement de travailleurs et travailleuses près de l’usine. Par conséquent, les expressions de la grève (piquets de grève, blocages de la production, occupations d’usine, manifestations devant l’usine, etc.) sont sanctionnées. Autrement dit, les ouvriers et ouvrières peuvent se coaliser, mais sans que cela ne perturbe l’exercice du travail. Ce nouvel article rend très difficilement praticable la grève et l’action collective. Son contenu étant flou, son sens va dépendre de l’interprétation qu’en feront les tribunaux.
À cette époque, la grève et le syndicat sont deux notions analogues , puisque l’organisation ouvrière naissante est envisagée par ses membres comme une caisse de grève momentanée : « Au début du capitalisme, les syndicats surgissaient directement des mouvements de protestation et de revendication locaux, partiels et momentanés : aussitôt après l’agitation, l’organisation se désagrégeait . » Avec en toile de fond la Grande Dépression (1873-1896) , la Belgique connait une série de mobilisations ouvrières au début des années 1880. Elles aboutiront à des explosions de colère, à des grèves non encadrées et à des manifestations parfois très violentes. La révolte sociale de l’année 1886 en constitue le point d’orgue. L’État enverra la police et l’armée pour éteindre brutalement le mouvement social, ce qui se soldera par une vingtaine de morts, notamment à Roux. La répression judiciaire sera très forte : certains leaders ouvriers écoperont de lourdes peines de prison pouvant aller jusqu’à 20 ans de travaux forcés. Les mobilisations ouvrent cependant la voie au programme de législation ouvrière qui aboutit dès 1887 à deux lois : une qui conduit à l’abolition du truck-system, obligeant le patronat à payer en monnaie et non en obligation d’achat dans ses magasins, et l’autre qui organise les rapports collectifs entre ouvriers et patrons avec la création des premiers Conseils d’industrie et du travail. En 1889, la première grande loi sociale interdit le travail aux enfants de moins de 12 ans pour toute l’industrie et interdit le travail pour les femmes de moins de 21 ans dans les mines. Mais le pouvoir joue du bâton. Parralèlement aux lois sociales, dès 1892, il renforce les dispositifs de l’article 310 du Code pénal pour essayer d’empêcher les grèves et de protéger la « liberté du travail » . Et lorsqu’en avril 1893, le Parti ouvrier belge (POB) fait campagne pour le suffrage universel et appelle à la grève générale, la gendarmerie riposte face aux manifestations et provoque une dizaine de morts. En 1921, le législateur décide d’abroger à son tour l’article 310 du Code pénal. Le piquet n’est désormais plus pénalisé.

Le temps du mutisme (1921-1981)

La légalisation du piquet de grève n’est cependant pas synonyme d’intégration d’un droit de grève dans l’ordre juridique belge. Si elle ne la condamne pas, la Justice ne dit rien de la licéité ou pas de la grève qui peut toujours être considérée comme une rupture du contrat de travail. Après la Seconde Guerre mondiale, la concertation sociale va progressivement supplanter le tribunal comme espace de résolution des conflits du travail. Dans un contexte de plein emploi, le patronat comme le pouvoir politique sont forcés de reconnaitre la grève comme une action collective légitime.
Durant les années 1960, les grèves se font plus offensives. Elles portent sur les salaires et les conditions de travail. En revanche, du point de vue organisationnel, la grève n’est plus le syndicat. La décennie suivante est d’ailleurs marquée par un nombre croissant de grèves spontanées, parfois difficilement reconnues par les syndicats, devenus les garants de la paix sociale par le jeu de la concertation institutionnalisée . Dans certains conflits, leur légitimité fait même l’objet de vives contestations comme lors du « mai ouvrier belge » (1970-1972)  qui verra dans certaines entreprises les délégations syndicales participer à des comités d’usine en rupture avec les organisations syndicales (les mines du Limbourg, Michelin, Caterpillar). La figure du gréviste évolue également, les femmes et les travailleur·ses migrant·es participent activement à certains mouvements de protestation . En Belgique comme dans l’ensemble des pays industrialisés, le droit à la grève est reconnu par les acteurs sociaux comme une condition de l’accès à la citoyenneté industrielle (au même titre que la liberté d’association et de négociation collective). Encadrée par des organisations syndicales autonomes, la grève permet aux travailleur·ses d’obtenir des droits négociés en respectant les limites du rapport de production capitaliste (le salariat). Elle est alors autant une pratique de contestation de l’ordre établi qu’un dispositif de production du consentement des salarié·es à leur propre domination. Désormais, on sait quand une grève commence... mais on sait aussi, qu’elle s’arrêtera, le plus souvent, à la table de la concertation sociale. Cette ambivalence de la grève intégrée à la citoyenneté industrielle va conduire à sa ritualisation et permettre son intégration dans l’ordre juridique.

Le temps de l’intégration (1981-...)

Le 21 décembre 1981, un arrêt de principe de la Cour de cassation appréhende la grève comme la cessation collective et volontaire du travail convenu. Pour les juges, la grève ne peut plus être considérée comme une rupture du contrat de travail ou une faute grave. C’est une reconnaissance implicite du droit de grève puisque la cour déduit ce droit de la loi sur les « prestations d’intérêt public en temps de paix »  qui prescrit les travaux que les travailleur·ses sont tenu·es d’accomplir en cas de grève. Dès lors, si ces prestations sont effectivement réalisées, les travailleur·ses ont par ricochet le droit de grève . Cette reconnaissance du droit de grève en Belgique sera renforcée, de manière explicite cette fois, en 1990, par la Charte sociale européenne  qui proclame la citoyenneté industrielle en faisant du droit à la grève une condition du droit à la négociation collective.

« On observe une judiciarisation accrue des conflits sociaux en Belgique. Les tribunaux se substituent aux organes de concertation sociale comme lieux de règlement des conflits sociaux. »


Cette intégration de la grève dans l’ordre juridique intervient cependant en même temps qu’une première vague de néolibéralisation de la société occidentale . En 1981, Ronald Reagan licencie 11.000 contrôleurs et contrôleuses aérien·nes pour fait de grève. En 1984, Margaret Thatcher brise le mouvement social des mineurs et marginalise les syndicats dans les institutions britanniques. En Belgique, dès 1982, le gouvernement Martens-Gol va s’attaquer aux libertés syndicales et à la concertation sociale en encadrant la négociation des salaires.
Dans un contexte marqué par la désindustrialisation, un taux de chômage structurellement haut, renforcé par des politiques d’austérité budgétaire, le nombre de grèves et de conflits sociaux ne diminue pas significativement. Par contre, leur nature change. Les grèves plus défensives portent désormais de plus en plus des revendications visant la sauvegarde de l’emploi ou le ralentissement des restructurations à dominante financière (délocalisation, externalisation, flexibilité productive) et moins des revendications salariales ou d’amélioration des conditions de travail.
Dans ce contexte, l’intégration d’un droit de grève dans l’ordre juridique permet, par retour de bâton, sa contestation par le patronat et le pouvoir politique. La grève subit, ce que Dorssemont nomme, « le boomerang de la reconnaissance prétorienne »  et se voit contestée à différents niveaux.
On observe ainsi une judiciarisation accrue des conflits sociaux en Belgique. Les tribunaux se substituent, à nouveau, aux organes de concertation sociale comme lieux de règlement des conflits sociaux. Dans un premier temps, cette judiciarisation prend tout d’abord la forme de requête unilatérale de la part des directions d’entreprise auprès des juges de première instance contre les piquets de grève . Le juge va alors statuer à priori, sans entendre les travailleur·ses, au nom de la défense de la liberté de commerce et d’industrie et de la propriété privée. Les piquets de grève sont alors assimilés à des « voies de fait » . Dès les années 1980, les juges interviennent chez Cora, Cuivre et Zinc, Carcoke, Stenuik, Sabena, la Régie des voies aériennes, Glaverbel ou, un peu plus tard, chez Volkswagen-Forest et Avia Partner . Quarante ans plus tard, comme le confirme le cas de Delhaize, cette pratique s’est normalisée. Dans un deuxième temps, la Justice va instrumentaliser l’article 406 du Code pénal évoquant « l’entrave méchante à la circulation »  pour punir les piquets de grève ou les blocages routiers lors des grèves. C’est ainsi que des syndicalistes de la FGTB se verront condamner à de la prison avec sursis et des amendes pour des blocages routiers à Liège en 2015 et à Anvers en 2016. Enfin, il faut ajouter à cela les multiples tentatives parlementaires de protéger « la liberté de travailler » , l’extension progressive du service minimum dans certaines entreprises publiques (SNCB, Prisons et Belgocontrol) ou, encore la réquisition de 1.100 travailleur·ses des soins de santé par l’administration lors des grèves qui ont émaillé la période Covid . Les juges seraient-ils des briseurs de grève ? Pas systématiquement, mais la grève est un phénomène social hétérogène dont les expressions entrent constamment en contradiction avec l’ordre juridique qui encadre et soutient le mode de production capitaliste. C’est « un droit contraire au droit » comme le qualifiait déjà Planiol  à la fin du 19e siècle.

Le droit à l’arrêt de travail disqualifie la grève

Dans sa conception industrialiste , toujours dominante aujourd’hui, la grève est définie comme « un arrêt temporaire de travail mené par un groupe de salariés dans le but d’exprimer un grief ou d’imposer une revendication » . Cette définition est aussi à la base de notre conception juridique de la grève : un arrêt de travail traduit par une suspension temporaire du contrat de travail. Cette conception du phénomène social qu’est la grève est au mieux réductrice, au pire disqualifiante.
Premièrement, la grève résulte le plus souvent d’un conflit d’intérêts, ceux des travailleur·ses contre ceux des propriétaires. Elle relève donc du champ de la relation antagoniste entre le capital et le travail et a pour objectif le maintien ou la conquête de nouveaux droits. En revanche, la grève est rarement l’issue d’un conflit de droit qui porte sur l’application ou l’interprétation de la loi . Or, dans nos démocraties, fort heureusement, les juges sont compétents pour appliquer la loi existante, pas pour en décider la modification. C’est d’ailleurs pour cela que la concertation sociale a été construite : trouver une porte de sortie aux conflits d’intérêts par la négociation collective.

 

« La grève est une action de résistance contre la marchandisation « La grève est une action de résistance contre la marchandisation du travail, elle est une condition fondamentale du fonctionnement de la concertation sociale. »


Deuxièmement, et cette raison découle de la première, s’il reconnait depuis 1981 la « grève-arrêt de travail », l’ordre juridique belge est beaucoup plus frileux à intégrer les autres expressions de la grève (piquet, occupation, séquestration, blocage, etc.). Ces pratiques viennent en effet percuter de plein fouet la liberté d’entreprise, la libre circulation ou la propriété privée, socles de nos démocraties libérales. La reconnaissance du droit de grève a, de facto, réduit la portée de cette action collective et, surtout, la rend inadaptée aux caractéristiques du système économique actuel. Dès la fin des années 1980, François Ost observait : « Tout se passe comme si la grève n’était acceptable que dans la mesure où, ramenée à une idée pure, elle ne s’accompagnait ni de piquets de grève, ni d’occupations d’usine, ni de blocages des expéditions, ni d’entraves à la liberté d’entreprise de l’employeur et qu’elle ne soit susceptible d’entrainer aucun dommage à l’égard des clients, fournisseurs et sous-traitants de l’entreprise. Le droit de grève pourrait ainsi se limiter bientôt au droit de rester chez soi ou de porter un brassard noir sur les lieux du travail . » Sans le blocage des flux économiques, à quoi sert un arrêt de travail dans une économie fondée sur des chaines d’approvisionnement de plus en plus mondialisées et fragmentées ? Dans une économie où l’emploi atypique (jobistes, CDD, intérim, etc.) devient la norme, à quoi sert une grève sans le piquet qui symbolise la solidarité entre les travailleur·ses qui se trouvent en condition de faire la grève et celles et ceux dont le droit de grève est bafoué par la précarité de leurs conditions d’emploi ? Sans l’imaginaire autogestionnaire, à quoi sert la grève dans une économie où le lock-out  est une pratique patronale de plus en plus usitée dans un contexte de financiarisation des stratégies d’entreprises ? Poser ces questions, c’est, selon nous, y répondre...
Troisièmement, la grève comme arrêt de travail est acceptable tant qu’elle porte des revendications professionnelles. On sait néanmoins que les sphères du « professionnel » et du « politique » s’interpénètrent continuellement dans l’organisation syndicale comme dans la dynamique de construction d’une action de grève. Selon Baptiste Giraud, comprendre la grève impose dès lors de prendre ses distances avec cette approche juridique de la grève qui tend à supposer qu’elle est « apolitique », qu’elle porte des revendications professionnelles communes à l’ensemble des salarié·es, qu’elle procède de motivations identiques chez tou·tes les grévistes ou encore que ses facteurs déclencheurs sont toujours les mêmes . La grève est un phénomène social hétérogène et dynamique que la Justice ne peut définitivement pas saisir dans toutes ses dimensions et dans toute son ampleur.

Désenclaver et réenchanter la grève

L’intégration du droit de grève dans notre ordre juridique a paradoxalement contribué à la limitation, la ritualisation et l’uniformisation de la pratique. La grève « acceptable » est désormais celle qui est permise par la loi et qui ne gêne plus grand monde. Néanmoins, cette réduction de la grève à l’arrêt de travail entraine aussi des conséquences sociales. Son efficacité est en effet parfois remise en cause par les organisations syndicales ou par les autres mouvements sociaux. La grève ferait partie d’un répertoire d’actions collectives du passé, le présent est au flashmob...
Cette disqualification hâtive procède d’une conception tronquée du phénomène. Ce n’est pas la grève qui est inefficace ou inadaptée aux caractéristiques du capitalisme néolibéral, c’est l’arrêt de travail. À la suite du législateur, des interlocuteurs sociaux et des juges, notre conception de la grève s’est réduite à la suspension momentanée du travail convenu. Une pratique protestataire rendue, il faut en convenir, partiellement inefficace par l’extrême mobilité du capital. L’histoire nous a montré cependant que la grève est bien plus que cela. Il s’agit de toute forme d’action collective de protestation qui vise la mise à l’arrêt du mode de production (la manière de produire) et du rapport de production capitaliste (la manière d’exploiter le travail) et qui permet à des travailleur·ses d’exprimer des revendications directement ou indirectement liées à leur situation socioprofessionnelle ou de penser d’autres formes de mode et de rapport de production. La grève est une action de résistance contre la marchandisation du travail, elle est une condition fondamentale du fonctionnement de la concertation sociale. Elle peut aussi être un formidable laboratoire anticapitaliste. Ce moment de mise entre parenthèses de la domination salariale permet aux travailleur·ses d’imaginer et, parfois, de mettre en pratique d’autres rapports de production et d’autres rapports au politique. En réduisant la grève à l’arrêt de travail stricto sensu, la Justice et le pouvoir politique interdisent aux travailleur·ses de mobiliser ces moments revendicatifs pour construire un imaginaire collectif alternatif. L’intégration de la grève dans l’ordre juridique libéral procède donc bien de la neutralisation de son potentiel de transformation sociale. Dès lors, réenchanter la grève passera par des formes de désobéissance collective. C’est d’ailleurs ce que nous démontrent, depuis plusieurs semaines, les salarié·es de Delhaize par leur lutte remarquable. #


Bruno BAURAIND, politologue et secrétaire général du Gresea

© Neil Bouchat, CARHOP asbl