Jeanne Menjoulet pour FlickrPierre Rosanvallon, historien et sociologue français, revient sur ce que les mouvements sociaux récents en France, notamment les gilets jaunes et le mouvement contre la réforme des retraites, nous apprennent sur la transformation actuelle des formes de mobilisation.Propos recueillis lors d’une rencontre intersyndicale à Bruxelles en mars 2023.

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Quelle analyse faites-vous des mouvements sociaux des dernières années en France ?

Le mouvement social le plus significatif des dernières années en France est celui des gilets jaunes. Les gilets jaunes qui ont fait irruption il y a quatre ans représentent quelque chose de très nouveau. Trois raisons expliquent le caractère inédit de ce mouvement social. D’abord, il n’y avait ni organisateur ni coordination. Ce mouvement était incapable d’organiser des manifestations, car qui dit manifestation, dit mouvement qui défile de manière cohérente avec des slogans et des mots d’ordre. Les gilets jaunes ne défilaient donc pas vraiment. Ils se rassemblaient à certains endroits. Lors de ces rassemblements, les personnes qui prenaient la parole n’exprimaient pas le point de vue d’un mouvement collectif. Elles avaient néanmoins une chose en commun, qui constitue la deuxième raison du caractère nouveau de leur mobilisation : un sentiment d’être oubliées, d’être méprisées. Ce sentiment était bien exprimé par un jeu de mots qui circulait à ce moment-là : le « Président » de la République était désigné comme le « Méprisant » de la République. Ce thème du mépris a pris une place centrale dans l’analyse de cette nouvelle réalité sociale. Et ce n’est pas juste une nouvelle caractéristique liée aux gilets jaunes. Mais ce sont eux qui ont fait apparaitre de la manière la plus forte ce nouveau type de sensibilité sociale. Enfin, se réunissant dans des « non-lieux » tels les ronds-points, au milieu des routes dans les campagnes, ce mouvement est aussi apparu nouveau par ses modes d’expression. L’histoire de la mobilisation sociale, c’est l’histoire des places publiques, mais avec les gilets jaunes, on est dans des espaces de circulation. 

Quelle est la spécificité d’un mouvement social qui se cristallise autour du sentiment du mépris ?

Le sentiment de mépris vécu avec tant de force est un phénomène nouveau ; ce sentiment correspond au constat que les problèmes qui nous touchent ne sont pas pris en compte, qu’au fond, nos vies ne comptent pas. La particularité d’une telle révolte sociale a été de révéler le fait que l’on ne répond pas aux sentiments de mépris par des promesses d’argent. Le gouvernement a en effet fait des promesses financières extrêmement importantes, comme on n’en avait jamais vues par rapport à des revendications syndicales. Après un mois de manifestations des gilets jaunes, le gouvernement français a mis sur la table 17 milliards d’euros et ces 17 milliards d’euros n’ont en quelque sorte compté pour rien. Ils n’ont eu aucun effet alors qu’on peut dire que, dans une négociation sociale, l’apport financier déclenche en principe la discussion. Donc on ne répare pas le manque de dignité par de l’argent. Le manque de dignité ne peut être traité que par de la représentation, de la considération. Ce mouvement des gilets jaunes a été un signal d’alerte montrant que l’attente de dignité était aussi importante que l’attente de pouvoir d’achat. L’expression de cette attente de dignité se retrouve aussi de manière spectaculaire dans le mouvement du printemps arabe où les mots d’ordre tournaient autour de l’honneur, du respect et de la dignité. Nous rentrons, je pense, dans un nouvel âge des mouvements sociaux qui ne sont plus seulement des mouvements d’action salariale impliquant la négociation collective avec les employeurs et le gouvernement, mais qui portent aussi des revendications fondamentales de dignité et de respect. Trouver des moyens de répondre à ces attentes devient donc un nouvel enjeu pour le syndicalisme.  


Est-ce que la montée des mouvements dits populistes en Europe peut être considérée comme une conséquence de ce sentiment de mépris éprouvé par les gens ? 

Les mouvements populistes partout en Europe sont des mouvements qui se sont présentés en quelque sorte comme des champions de l’émotion plutôt que du pouvoir d’achat et des politiques de l’emploi. À travers la critique des émigrés, ils se sont présentés comme ceux qui donnaient de l’importance aux thèmes de l’identité. Le succès des populismes est lié à cette compréhension que les émotions comptent autant que les intérêts dans des démocraties. Et prendre en compte les émotions, c’est avant tout considérer les gens comme dignes de respect. Mais le propre des populistes est de traiter cette question de la dignité et du respect par la désignation des personnes à mépriser en commun. « Je vais traiter votre mépris parce que nous allons être collectivement en situation de mépriser certaines personnes ». Cela constitue le fondement du racisme partout dans le monde. Pourquoi le racisme aux États-Unis a-t-il été si fort parmi ceux qu’on appelle les « petits Blancs » ? C’est parce qu’il s’agit d’un racisme compensateur : parce que si l’on méprise en commun un certain nombre de personnes, on se redonne de l’importance. Il s’agit d’un double sentiment d’anti-migration et d’anti-étranger qui a été en quelque sorte le moteur des populismes, notamment aux USA. Le cas des États-Unis a mis justement en évidence l’absence de critique de l’inégalité économique par les populismes. Que Trump soit un milliardaire ou qu’il baisse les impôts des super-riches n’a pas été critiqué. En revanche, on a applaudi deux choses, qu’il critique les élites de Washington et qu’il critique les immigrés, c’est-à-dire à la fois un report du mépris par la critique vers le haut, les élites – le simple mot de Washington suffisant à les décrire – , et de l’autre côté vers le monde des immigrés, les « petits Blancs » se reconstruisant leur dignité par ce double rejet et en mettant au second plan les questions économiques et sociales. Cette notion de mépris compensateur est, selon moi, le nerf de la guerre du populisme. On le voit aujourd’hui partout en Europe, en Amérique latine, la recette du populisme, c’est défendre le peuple sans s’attaquer aux inégalités.

Qu’est-ce que le succès du populisme nous apprend sur les possibilités et les limites de l’action syndicale?

Le syndicalisme est un organisme de négociation, de combat, mais en même temps de représentation. Le populisme a trouvé quant à lui une recette simple. La représentation, c’est une représentation des haines, des rejets, et non pas la représentation d’un projet. Et cela pose une question très importante. Quand on est dans une société dans laquelle les projets et les perspectives sont plus faibles, le travail de représentation qu’on peut faire, par rapport à la vision populiste, est affaibli. Le succès du populisme n’est pas le signe de sa pertinence, il est le signe des insuffisances d’autres formes de politique. Le populisme se nourrit des inaccomplissements démocratiques. C’est parce que les démocraties sont inaccomplies que le populisme se développe. Cela m’a amené à réfléchir à un élément central du syndicalisme et de son histoire.

Le syndicalisme n’a pas seulement été à la défense des retraites en général, il a aussi été à la défense de la multiplicité et la diversité du monde du travail.

L’histoire du syndicalisme est celle des collectifs de travail, mais en même temps celle des connaissances au sujet de ces collectifs de travail. Le syndicalisme vise à donner à ces collectifs une place dans la représentation que la société se fait d’elle-même. Au début de l’histoire du syndicalisme, des journalistes, mais aussi des travailleurs, racontaient la vie d’en bas, la vie de travail. Ils étaient en quelque sorte les premiers sociologues de la réalité ouvrière. Aujourd’hui, peut-être que cette fonction-là est passée derrière les autres fonctions institutionnelles que le syndicat assume. Donc le syndicalisme a bien joué dans le passé un rôle central dans la prise en compte du vécu et des émotions des gens ; il constituait l’endroit où les vies de travail étaient représentées dans leur dignité, dans leur fierté. Dans cette histoire, on peut trouver une prise en compte des émotions capable de se nouer à un projet de transformation sociale sans se limiter à une représentation des haines.

En quoi le mouvement actuel contre la réforme des retraites a-t-il rendu une centralité au syndicalisme dans le cas français ?

En effet ce mouvement a marqué un retour vraiment spectaculaire des syndicats sur le devant de la scène. On a vu d’énormes mobilisations à Paris, mais surtout dans les petites et moyennes villes où il est plus aisé de rejoindre les lieux de manifestation. Dans le cas de la réforme des retraites, on a eu le sentiment que le syndicalisme percevait de manière fine et pertinente les réalités du monde du travail face au gouvernement qui ne voyait ces situations qu’à travers un prisme d’équilibre budgétaire, avec comme seul critère l’âge légal de la retraite. Le discours gouvernemental a fait apparaitre la question des retraites de façon abstraite. Or, derrière ce paramètre de l’âge, il y avait des réalités de travail très différentes : les carrières hachées, notamment pour les femmes, les différentes formes de pénibilité du travail, etc. Le syndicalisme est donc apparu non pas comme celui qui vous dit simplement « on ne veut pas la retraite à 64 ans, on va se battre pour 63 ans », mais comme celui qui veut que l’on raconte et prenne en compte les réalités très diverses du monde du travail ; que l’on parte de la pénibilité, de la spécificité de ceux qui ont commencé à travailler très tôt, du travail des femmes, etc. Le syndicalisme n’a pas seulement été à la défense des retraites en général, mais il a aussi été à la défense de la multiplicité et la diversité du monde du travail. Parce que quand on parle de retraite, on parle de travail, la retraite doit être pensée comme un rétroviseur sur toute l’histoire de la vie d’une personne. Discuter de la retraite, c’est discuter du travail, et discuter du travail, c’est discuter les formes de l’emploi dans leur diversité. Le syndicalisme est apparu comme celui qui représente vraiment ces formes au sein de la société.


C’est donc la notion même de représentation de la société qui a changé de sens ?

Représenter la société, c’est la raconter dans le détail. Au 19e siècle, il y avait toute une tradition en France de poètes ouvriers qui racontaient des spécificités de travail de leur métier. Aujourd’hui, reparler ainsi de façon concrète et détaillée des vies de travail apparait comme une nécessité. À côté de la négociation collective, le syndicalisme doit aussi être l’œil attentif à la diversité de vie du travail. Bien sûr, le travail c’est aussi le collectif du travail, et donc l’organisation légale du travail liée à des éléments paritaires, etc. Les syndicats sont apparus comme les vrais représentants de la société. C’est ce qui leur a redonné une légitimité. 


Comment ce type de légitimité se rapporte à la légitimité politique revendiquée par le président Macron ?

Dans la tradition jacobine française, le grand argument de la politique est : « nous sommes supérieurs à vous syndicalistes parce que nous avons été élus ». Ainsi, dans la bataille médiatique au sujet de la réforme des retraites, le président Macron a défendu le projet parce qu’il faisait partie de son programme politique et qu’en tant qu’élu, il représentait l’intérêt général. Côté syndical, on a défendu l’idée que la vraie légitimité n’est pas seulement la légalité mais est aussi d’ordre moral et social. Une société ne peut fonctionner que parce que et lorsque les deux légitimités s’accordent. Et quand il y a un conflit entre la légitimité de statut et la légitimité morale et sociale, c’est toujours la légitimité morale qui doit l’emporter.


Est-ce que la prise en compte des émotions et des histoires de vie oblige à repenser, plus généralement, le combat contreles inégalités ? 

Oui. Les inégalités se mesurent économiquement. Elles sont constatées, critiquées, déplorées, mais elles ne donnent pas lieu à des mobilisations. Les mouvements sociaux ne se mobilisent pas sur les grandes inégalités de richesse car elles sont extrêmement différenciées. Dans le cas français, le footballeur le mieux payé gagne dix fois plus que le PDG le mieux payé. En revanche, ils se mobilisent sur le sentiment d’injustice. Une injustice, c’est le sentiment qu’il y a une règle générale qui est indifférente à des situations particulières. Par exemple, le fait que l’on mette en place une augmentation du prix de l’essence qui ne tienne pas compte de la longueur du trajet à réaliser pour aller travailler. Aujourd’hui dans le monde, on voit beaucoup plus de révoltes contre l’injustice que contre l’inégalité. Les vrais batailles qui entrent en résonnance avec l’opinion sont celles qui sont en lien avec l’équité ou pour la justice. #


Propos recueillis par Fabio BRUSCHI et Thomas MIESSEN

© Jeanne Menjoulet / Flickr