manif loi 1996 Crdit MOCGrèves, manifestations, pétition citoyenne, rencontres avec des représentants politiques, prises de parole dans les médias... Depuis plus d’un an, les trois syndicats (CSC, FGTB et CGSLB) se sont engagés dans un combat de longue haleine vis-à-vis du monde politique, mais aussi des employeurs, afin de faire revoir la « loi de 1996 » et de rendre la « norme salariale » indicative. Mais de quoi s’agit-il exactement ? Qu’est-ce donc, cette « loi de 1996 » et cette « norme salariale » ? Comment ça fonctionne ? Et quelles sont les critiques syndicales ?

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La loi du 26 juillet 1996 relative à la promotion de l’emploi et à la sauvegarde préventive de la compétitivité, appelée plus communément « loi de 1996 », a institué entre autres le mécanisme de la « norme salariale ». La « norme salariale », exprimée en pourcentage, est un maximum fixé pour les augmentations de salaire en Belgique sur une période de deux ans, hors indexation automatique et augmentations barémiques 1. Par exemple, la norme salariale qui a été fixée à 0,4 % pour la période 2021-2022 signifie qu’il est interdit que les salaires en Belgique puissent, au cours de la période 2021-2022, augmenter au-delà de 0,4 % en plus de l’indexation automatique et des augmentions barémiques. Autrement dit, qu’il n’est pas autorisé pour les syndicats de négocier pour 2021-2022, que ce soit au niveau interprofessionnel, dans les secteurs, ou dans les entreprises 2, des augmentations de salaire supérieures à 0,4 % (en supplément de l’indexation automatique et des augmentations barémiques).

Les normes salariales depuis 2011
Période Norme salariale
2011-2012 0,3 %
2013-2014 0 %
2015-2016 0,8 %
2017-2018 1,1 %
2019-2020 1,1 %
2021-2022 0,4 %

Le principe de la « norme salariale » est que les salaires en Belgique ne doivent pas augmenter davantage que ceux de trois pays voisins (Allemagne, France et Pays-Bas), avec l’objectif officiel d’éviter un « handicap salarial » de la Belgique et de ne pas compromettre la « compétitivité » des entreprises belges par rapport à leurs concurrentes étrangères.Concrètement, de manière synthétique, la procédure prévue par la loi de 1996 pour fixer la « norme salariale » est la suivante :

Tous les deux ans, sur base des données en sa possession sur l’évolution attendue des salaires en Allemagne, en France et aux Pays-Bas pour les deux années à venir, le secrétariat du Conseil Central de l’Économie (CCE) calcule ce que peut être la marge maximale pour les augmentations de salaire en Belgique pour les deux années à venir, en plus de l’indexation automatique et des augmentations barémiques, afin d’éviter que l’augmentation moyenne des salaires en Belgique soit supérieure à l’augmentation moyenne et globale des salaires en Allemagne, France et Pays-Bas. Par exemple, pour la période 2021-2022, les calculs du secrétariat du CCE avaient abouti à une marge maximale de 0,4 % pour les augmentations de salaire en Belgique en plus de l’indexation automatique et des augmentations barémiques.

Il appartient ensuite aux syndicats et aux employeurs, dans le cadre de l’AIP (accord interprofessionnel – voir encadré p.11), de transformer cette marge maximale calculée par le secrétariat du CCE (par exemple 0,4 % pour 2021-2022) en une norme en principe impérative et contraignante, la « norme salariale », qui fixe alors le maximum autorisé pour les augmentations de salaire en plus de l’indexation automatique et des augmentations barémiques pour les deux années à venir.

Si les syndicats et les employeurs tombent d’accord sur la fixation de cette « norme salariale » dans le cadre de l’AIP, celle-ci est coulée dans une CCT intersectorielle 3 et devient obligatoire et d’application pour les deux années à venir. Si au contraire les syndicats et les employeurs ne s’accordent pas, le gouvernement tente une médiation entre eux afin de dégager un accord.
Dans le cas où cette médiation échoue, le gouvernement fixe en principe lui-même et par Arrêté royal la « norme salariale » pour les deux années à venir. Celle-ci devient alors obligatoire et d’application pour les deux années à venir.

Lorsqu’une norme salariale impérative et contraignante est fixée, les syndicats ne peuvent en principe pas, au cours des deux années à venir, négocier des augmentations de salaire au-delà de cette norme salariale (par exemple, maximum 0,4 % en 2021-2022). Cela est interdit, tant au niveau interprofessionnel que dans les secteurs et les entreprises.
Le mécanisme de la « norme salariale » est d’application pour le secteur privé, ainsi que pour les entreprises économiques publiques 4.

Il faut également préciser que cette loi de 1996 a été révisée en 2017 par le gouvernement Michel dans le sens d’un durcissement du mécanisme de la « norme salariale », via l’introduction entre autres des « nouveautés » suivantes (approximativement, et sans rentrer dans toutes les nuances et détails techniques) :

– Pour quantifier le « coût » salarial belge et son évolution, avant 2017, on ne tenait déjà pas compte des subventions salariales accordées par les pouvoirs publics aux entreprises. Désormais, on ne prend plus non plus en considération une partie des réductions de cotisations sociales patronales (on fait comme si les entreprises n’avaient pas bénéficié de ces réductions de cotisations sociales patronales et avaient dû les payer). Ce qui revient encore plus à gonfler artificiellement l’estimation du « coût » salarial belge par rapport à celui des trois pays voisins (Allemagne, France et Pays-Bas).

– On applique désormais en plus un « terme de correction » automatique et obligatoire : grosso modo, si au cours des deux années précédentes, les salaires en Belgique ont malgré tout augmenté en moyenne davantage que dans les trois pays voisins, le dépassement est imputé sur la « norme salariale » pour les deux années suivantes (là où avant 2017, la « norme salariale » était en général fixée uniquement sur base de l’évolution des salaires dans les trois pays voisins prévue au cours des deux années à venir, mais sans s’occuper de ce qui s’était passé au cours des deux années précédentes).

– On retire désormais en plus et d’office une « marge de sécurité » de minimum 0,5 %.

Ces « nouveautés » au niveau du mécanisme de la « norme salariale » ont pour effet de réduire encore plus la marge de négociation des salaires. Par exemple, sans la « marge de sécurité » de 0,5 % introduite en 2017, la marge maximale calculée par le secrétariat du CCE pour 2021-2022 aurait été de 0,9 % et non de 0,4 %.

La « norme salariale » a profondément modifié et transformé la logique des AIP. Là où, historiquement et traditionnellement, un AIP est destiné à établir un minimum interprofessionnel, un socle minimum pour l’ensemble des travailleurs du pays au niveau de leurs avantages et de leurs droits, pour ensuite permettre aux syndicats d’aller encore plus loin et de négocier des choses en plus dans les secteurs et les entreprises où le rapport de force et la situation économique le permettent, le mécanisme de la « norme salariale » a désormais impliqué qu’un AIP fixe également un maximum, en tout cas, en ce qui concerne les salaires, pour les négociations sectorielles et en entreprise.

Quelles sont les critiques syndicales ?

Les syndicats contestent le mécanisme de la « norme salariale » tel qu’il existe aujourd’hui.

En résumé, leurs critiques sont de deux ordres :

Des critiques d’ordre méthodologique

– En interdisant de prendre en compte les subventions salariales octroyées aux employeurs et certaines réductions de cotisations sociales patronales, la loi de 1996, en particulier depuis son durcissement en 2017, surestime artificiellement les « coûts » salariaux de la Belgique et donc le « handicap salarial » de la Belgique par rapport aux trois pays voisins (Allemagne, France, Pays-Bas). C’est la raison pour laquelle la CSC considère que la loi de 1996, en particulier depuis sa révision en 2017, contient un « logiciel truqué » 5.

– Le calcul comparatif du « coût » salarial moyen de la Belgique avec le « coût » salarial moyen global des trois pays voisins (Allemagne, France, Pays-Bas) se base uniquement sur le « coût » salarial horaire moyen, mais ne tient pas compte de la productivité (c’est-à-dire ce qui est produit par heure de travail). Ce qui revient finalement à comparer des pommes et des poires et à biaiser la comparaison (d’autant que la productivité moyenne de la Belgique est en général plus élevée que la productivité moyenne des trois pays voisins en question). Imaginons par exemple qu’un travailleur belge « coûte » 20 euros par heure contre 18 euros par heure pour un travailleur français (soit une différence de 10 %), mais que ce travailleur belge produit 20 % de plus par heure de travail que le travailleur français, le coût salarial par unité produite sera en réalité moindre pour ce travailleur belge que pour ce travailleur français. Pourtant, dans ce cas-ci, le mécanisme de calcul comparatif prévu par la loi de 1996 va simplement conclure que le coût salarial de ce travailleur belge est 10 % plus élevé que le coût salarial de ce travailleur français, car il ne se base que sur le coût salarial horaire, sans tenir compte de la productivité par heure de travail.

Des critiques plus fondamentales

– La question de la compétitivité et des « coûts » salariaux se pose de manière très différente d’un secteur à un autre, voire d’une entreprise à une autre. Certains secteurs et certaines entreprises sont effectivement fortement confrontés à la concurrence étrangère, mais d’autres pas du tout ou très peu. Dans certains secteurs et certaines entreprises, les salaires sont en effet une partie importante des « coûts », mais dans d’autres ils le sont beaucoup moins. Dans certains secteurs et certaines entreprises, les salaires sont effectivement plus élevés en Belgique que chez les concurrents étrangers, mais dans d’autres c’est le contraire. Dans certains secteurs et certaines entreprises, la compétitivité dépend en effet en premier lieu des coûts de production (dont les « coûts » salariaux, mais pas seulement), mais dans d’autres la compétitivité dépend davantage de la spécificité ou de la qualité des biens ou services produits. Dès lors, imposer une « norme salariale » linéaire (c’est-à-dire la même pour tous les secteurs et toutes les entreprises) et contraignante n’a en fait que peu de sens (sinon celui – caché et peu avouable – de modérer les salaires afin d’enrichir les actionnaires ?).

– La négociation par les syndicats d’augmentations de salaire, au bénéfice des travailleurs et travailleuses, est une de leurs principales missions et raisons d’être. Limiter cela, signifie s’attaquer aux syndicats eux-mêmes.
– La liberté de négociation collective 6 (des salaires dans ce cas-ci) est une liberté fondamentale consacrée entre autres par la Constitution belge (article 23) et par des textes fondamentaux de l’Organisation internationale du Travail (OIT) 7. En limitant la liberté des syndicats à négocier collectivement des augmentations de salaire, la « norme salariale » restreint donc un droit fondamental.

De manière plus globale, une série d’arguments sont traditionnellement mis en avant pour s’opposer à la politique de modération salariale en général (le mécanisme de la « norme salariale », mais aussi le saut d’index de 2 %8 qui avait été imposé en 2015 par le gouvernement Michel) :

– La richesse créée doit être équitablement répartie entre toutes celles et tous ceux qui ont contribué à la produire: c’est une question de justice sociale et de réduction des inégalités. Il n’est pas normal que dans les secteurs et les entreprises qui génèrent de nombreux bénéfices, on limite la part qui doit revenir aux travailleurs et travailleuses sous forme d’augmentations de salaire, mais sans qu’il existe de telles limites automatiques pour les dividendes versés aux actionnaires. Cela revient donc à empêcher la répartition équitable de la richesse créée, au profit des actionnaires et au détriment des travailleur·ses (alors qu’ils et elles ont contribué, par leur travail, à la création de la richesse et aux bénéfices).
– Limiter les augmentations de salaire, c’est limiter la croissance des cotisations sociales et des impôts sur le salaire, et donc la croissance d’une partie importante des recettes de la sécurité sociale et de l’État 9. Ce qui met à mal le financement de la sécurité sociale et de l’État, d’autant plus à l’heure où le coût important de la crise sanitaire pour les finances publiques (baisse des recettes publiques et augmentation des dépenses publiques) nécessite au contraire un refinancement général de la sécurité sociale et de l’État.
– Pour qu’une économie tourne, il faut que les citoyens et citoyennes du pays puissent consommer. Tous les biens et services produits en Belgique ne sont pas exportés. Une partie importante de l’économie belge dépend aussi de la consommation en Belgique. Modérer les salaires, c’est donc également néfaste pour l’économie belge.

Que veulent les syndicats ?

Pour toutes ces raisons évoquées, les syndicats ont clairement pris position contre le mécanisme de la « norme salariale » institué par la loi de 1996 et tel qu’il existe aujourd’hui, appelant à revenir à une véritable liberté de négociation collective des salaires, de deux manières :

D’abord, en annulant les nouveaux éléments introduits dans le mécanisme de la « norme salariale » lors du durcissement de la loi de 1996 opéré en 2017 par le gouvernement Michel 10.
Ensuite, en modifiant la loi de 1996 pour rendre la « norme salariale » purement indicative plutôt qu’impérative et contraignante. C’est ce qui sera à nouveau réclamé lors de la manifestation nationale du 20 juin à Bruxelles, que les syndicats annoncent déjà massive. 

1. Augmentations barémiques = augmentations de salaire automatiques avec l’ancienneté et/ou l’expérience professionnelle (en vigueur dans certains secteurs et certaines entreprises), les promotions normales, ou les changements de catégorie individuels.
2. D’ordinaire, les syndicats négocient avec les employeurs des augmentations de salaire à trois niveaux : au niveau interprofessionnel est négocié le salaire minimum interprofessionnel (c’est-à-dire le salaire minimum en dessous duquel il est interdit de descendre en Belgique, quel que soit le secteur ou l’entreprise) ; au niveau sectoriel (au niveau de chaque secteur d’activité : banques, titres-services, chimie...) sont négociés, au sein des « commissions paritaires », les salaires minimums sectoriels (au minimum aussi élevés que le salaire minimum interprofessionnel, et en dessous desquels il est interdit de descendre dans les entreprises du secteur) ; et enfin, dans certaines entreprises avec représentation syndicale sont négociés des salaires propres à l’entreprise, au minimum aussi élevés que le salaire minimum interprofessionnel et que les salaires minimums du secteur.
3. Une CCT (convention collective de travail) est un accord entre syndicat(s) et employeur(s) qui a une valeur juridique. On distingue les CCT intersectorielles (qui s’appliquent à l’ensemble des secteurs et entreprises du pays), les CCT sectorielles (qui s’appliquent à un seul secteur, c’est-à-dire à l’ensemble des entreprises d’un secteur d’activité bien déterminé, par exemple toutes les entreprises du commerce alimentaire), et les CCT d’entreprise (qui s’appliquent à une seule entreprise en particulier).
4. Proximus, entités du groupe SNCB, bpost, skeyes.
5. En référence au « dieselgate », le scandale des logiciels que Volkswagen plaçait dans ses véhicules pour « truquer » leurs résultats aux tests de pollution.

6. La négociation collective est le fait pour des travailleur·ses de négocier collectivement, c’est-à-dire ensemble et via leur(s) syndicat(s), leurs conditions de travail et de rémunération avec leur(s) employeur(s) (par opposition à la négociation individuelle, qui met aux prises, de manière beaucoup plus déséquilibrée, un travailleur seul et son employeur).
7. Convention n° 98 de l’OIT sur le droit d’organisation et de négociation collective (1949) et Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail (1998).
8. Annulation de 2 % d’indexation des salaires, ce qui a signifié en fait une baisse de 2 % des salaires réels (grosso modo, pendant que le coût de la vie a augmenté de 2 %, les salaires sont eux restés bloqués, ce qui a signifié une perte de pouvoir d’achat de 2 % et donc une diminution de 2 % des salaires dit « réels »).
9. Selon une estimation pour 2019, les impôts et cotisations sociales sur les salaires concernés par la norme salariale représentaient plus de 35 % des recettes publiques globales en Belgique (État et sécurité sociale), ce qui est considérable. Dit autrement, la norme salariale limite la croissance de 35 % des recettes publiques.
10. Notamment : la non prise en compte d’une partie des réductions de cotisations patronales pour déterminer le « coût » salarial en Belgique, l’application du « terme de correction », la « marge de sécurité » de minimum 0,5 %.

Benoit Brabant, Permanent à la FEC (CSC)

Crédit photo : MOC