COUV 1 premicesEn 2021, Vie Féminine célèbre ses 100 ans. Pandémie ou pas, la volonté est de souffler les bougies avec le plus grand nombre de femmes de cette histoire. Créativité, compromis et démultiplication des formes de célébrations sont au rendez-vous pour faire mouvement avec un maximum de femmes, là où elles sont et avec les moyens dont elles disposent (ou ne disposent pas).

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Guidés par les envies des femmes sur le terrain, partout où Vie Féminine est active, de nombreux projets et activités 1, dont les formats et contenus n’ont eu de cesse de s’adapter aux conditions sanitaires, ont balisé cette année singulière 2.

Partout, les femmes se sont réunies, ont échangé, ont raconté et se sont raconté. Elles ont interrogé les anciennes, ont confronté leurs façons de faire et de penser le monde avec des plus jeunes aux méthodes parfois fort différentes. Toutes, de là où elles sont, ont « fait » cette histoire. Ensemble, il a fallu nous rappeler les nombreuses revendications qu’il faut continuer à porter.

Une histoire à raconter

Parmi les diverses activités mises en place, il nous semblait important d’écrire cette histoire avec les femmes. D’abord parce que trop longtemps, les femmes des milieux populaires ont été oubliées de la « grande » histoire, trop longtemps on leur a dit que ce qu’elles vivaient ou ce qu’elles racontaient n’étaient pas « intéressant ». Nous pensons, au contraire, que leur histoire compte et que c’est à elles de la raconter, à la fois pour pouvoir la raconter mais aussi pour la faire connaitre à d’autres.

Vie Féminine s’est adressée au Centre d’Animation et de Recherche en Histoire ouvrière et populaire (CARHOP) 3, qui conserve une partie des archives du mouvement. Pour le CARHOP, l’histoire est un outil de conscientisation, de sensibilisation et de formation et il a à cœur de mettre les acteur·rices de terrain au cœur de cette histoire. Voilà qui rencontrait parfaitement les objectifs de Vie Féminine : le projet du livre Vie Féminine - 100 ans de mobilisation féminine 4 était né.

Notre postulat de départ était celui-ci : si un mouvement existe depuis 100 ans, ce n’est pas qu’une question de structure organisationnelle suffisamment solide pour résister aux années. C’est aussi parce que des femmes s’y sont succédé pendant 100 ans, ont participé au mouvement, y ont apporté leur contribution, l’ont façonné et l’ont parfois bousculé. Mais aussi, parce qu’elles ont trouvé dans le mouvement ce qu’elles y cherchaient. Cela signifie donc que le mouvement a évolué, entre tensions et modernité, avec elles et la société. Les femmes se sont faites « passeuses », pendant un siècle, de luttes, d’expériences, de connaissances, de droits, de débats, de solidarité. Cette notion de « passeuse » a été au cœur de nos célébrations, et nous souhaitions l’interroger historiquement.

Notre autre souhait était d’apporter une contribution à l’histoire des femmes en Belgique. Il s’agissait de mettre en lumière des pratiques d’émancipation individuelles et collectives aux marges du féminisme et ce, à partir de femmes généralement laissées dans l’ombre de l’histoire, les femmes du monde ouvrier et populaire, de la « classe laborieuse » pour reprendre l’expression de Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser 5.
Longtemps minorés, étiquetés comme n’étant pas assez « radicaux », les mouvements de femmes sont pourtant éclairants sur les processus de politisation : ils montrent qu’une identité assignée, privée, a priori fondatrice d’exclusion politique, a constitué un levier de participation politique. Pour l’historienne Temma Kaplan, l’engagement des femmes des milieux populaires passe principalement par des « réseaux de la vie quotidienne », en particulier dans des activités entre femmes. Elle nous rappelle également que les espaces d’entre-soi féminin (groupes paroissiaux, clubs de lectures ou de couture, etc.) peuvent devenir des lieux de transformation de la conscience de genre en conscience oppositionnelle 6.

Partie prenante du mouvement catholique qui défendait une vision traditionnelle du rôle des femmes, les Ligues Ouvrières Féminines Chrétiennes (LOFC) ont néanmoins constitué des espaces de participation avec une portée de changement social pour les femmes et le milieu populaire. Ce sont ces espaces, notamment, qui ont été des tremplins amenant le mouvement vers une identité pleinement féministe en 2001.
Enfin, le choix de la forme s’est porté sur un livre, qui rencontre le mieux l’objectif de transmission entre les militantes de l’époque et celles d’aujourd’hui et permet de prendre le temps d’une réflexion approfondie sur la complexité de l’histoire du mouvement, tout en en gardant une trace tangible.

Écrire une histoire commune

Dès lors, nous avons établi avec les historiennes du CARHOP que le récit s’axerait sur les femmes qui ont contribué à Vie féminine au cours de son histoire, en étudiant les modes d’organisation du mouvement et les modes de participation des femmes qui concrétisent leur présence dans toutes les facettes de l’action de Vie Féminine. Comment s’organise, dès les prémices du mouvement, ce que l’on connait aujourd’hui sous la forme de l’éducation permanente : les cercles d’étude, les enquêtes, le journal, la formation, les outils d’information et de discussion, le rôle des sectionnaires... et comment ces modes d’actions et de participation en font un mouvement féminin spécifique ?

Nous avons demandé que soient également étudiées les différentes formes prises par les LOFC puis par Vie Féminine 7 pour rencontrer les besoins concrets des femmes identifiés sur le terrain et les encadrer. Car l’histoire de Vie Féminine est également celle de la création de services offerts aux femmes, de façon informelle ou temporaire (coopérative, épargne...) ou formelle et durable (les consultations maternelles et infantiles, ancêtre de la Fédération des Services maternels et Infantiles (FSMI) qui existe encore aujourd’hui, par exemple).

Nous souhaitions également mettre en lumière l’identité multiple de l’organisation : mouvement ouvrier, chrétien et féminin, mouvement social et mouvement d’éducation permanente. Comment se joue chacune de ces facettes à différentes époques, comment ces dernières se renforcent, entrent en tension et se transforment ? C’est au travers de ces deux axes, la participation des femmes et les identités, que nous avons éclairé les évolutions des positions du mouvement sur tous les grands thèmes qui le mobilisent, non pas comme des idées désincarnées, mais comme des débats bouillonnants à l’intérieur de ses structures et sur le terrain. C’est ainsi, par exemple, que nous comprenons comment le mouvement, c’est-à-dire sa structure et les femmes qui le composent, s’ouvrent à la question du travail des femmes, comment il emmène les femmes vers le soutien de la loi pour la dépénalisation de l’IVG, comment il s’y prend pour participer massivement à la Marche Mondiale des femmes en 2000, comment s’opère le tournant féministe et l’abandon de l’identité chrétienne. L’ouvrage couvre la période allant de 1891 (les prémisses du mouvement) à 2001 (le tournant féministe). Les vingt dernières années sont abordées sous la forme d’une interview collective des anciennes présidentes et secrétaire générale 8.

Pour mener à bien ce projet, un comité d’accompagnement a été mis en place 9. Une grande place y a été faite aux expertises et expériences des actrices de Vie Féminine et à leur approche de leur histoire, notamment par la conduite d’entretiens. Ce comité d’accompagnement a aussi veillé à l’équilibre, dans la présentation, de la diversité des actions, des localités, des services, des témoignages, qui allaient être évoqués dans l’ouvrage, sachant d’emblée qu’il serait impossible d’atteindre l’exhaustivité.
Tout au long de ce travail, les historiennes du CARHOP ont su rappeler, avec pédagogie, les exigences, les possibilités mais aussi les limites du travail historique. Notamment, lorsque la nature des archives conservées pour les périodes les plus anciennes ne permettait pas, comme nous l’aurions souhaité par exemple, d’écrire une histoire au plus proche des femmes qui côtoyaient les LOFC. La difficulté a été contournée en s’arrêtant sur les modes d’organisation, d’action, de réunion et les caractéristiques du public visé par le mouvement.

Quels enseignements ?

Les enseignements que nous avons déjà pu tirer du travail mené pour cet ouvrage sont de plusieurs ordres. Tout d’abord, il offre un éclairage concernant les sujets de société sur lesquels le mouvement agit. À la lecture, on se rend compte que des thèmes d’action du mouvement étaient présents depuis l’origine, comme par exemple les conditions de vie des milieux populaires. Bien sûr dans des contextes différents et avec des objectifs différents, qui étaient ceux de l’encadrement des femmes des milieux populaires. Ils ont été réhabités régulièrement par des enjeux nouveaux, dans des configurations nouvelles, au fil de l’histoire. Par exemple, lorsque Vie Féminine rejoint la grève des ouvrières de la FN de Herstal, qu’elle s’implique dans le réseau féministe des femmes contre la crise dans les années 1980, ou qu’elle embraye dans la marche mondiale des femmes en 2000, car l’une de ses revendications, la lutte contre la pauvreté, fait largement écho au travail du mouvement. Tandis que l’autre revendication de la marche mondiale, les violences faites aux femmes, permettra au mouvement de recueillir et porter haut la voix des femmes sur leur expérience de la violence qui se disait avant à couvert. En effet, cet ouvrage permet de comprendre l’arrivée de nouveaux sujets de mobilisation, plus récents, dont nous avions encore peu analysé l’émergence.

L’autre apport du livre est de prendre de la hauteur sur une préoccupation qui traverse toute l’histoire du mouvement, celle de la participation. Ce défi apparemment actuel, de réunir les femmes malgré leurs conditions de vie parfois difficiles et très diverses, a beaucoup fait réfléchir. À plus de 67.000 membres dans les années 30, ou à 85.000 membres dans les années 1990, que le message soit chrétien ou féministe, que l’objectif soit l’encadrement des femmes ou leur émancipation, le mouvement se demande comment être au plus proche des femmes, de leurs préoccupations et quels modes d’action ou activités vont les rassembler.

L’ouvrage participe à expliquer la complexité du mouvement, à la fois traditionnaliste et émancipatoire, avant de devenir ouvertement féministe

On découvre à la fois une permanence dans les pratiques, et une inventivité dans les outils et les thématiques. La postface de l’ouvrage, constituée d’une interview collective des présidentes et secrétaire générale des vingt dernières années y fait formidablement écho : il s’agit d’une « lame de fond permanente », qui nous laisse penser que l’ancrage du mouvement ne se situe pas dans ses positions politiques, ou dans une de ses multiples identités, mais dans le dispositif déployé depuis les structures au terrain pour être en lien avec les femmes. Beaucoup des questionnements d’hier nous traversent encore aujourd’hui, et feront certainement écho à ceux d’autres organisations d’éducation permanente (constitution du public, outils, structures de participation, formation des travailleuses et bénévoles...). Ce retour sur l’histoire décomplexe : ces questions se reposent sans cesse non pas car elles sont insolubles mais parce qu’elles nécessitent une réponse toujours réactualisée.

Enfin, l’ouvrage participe à expliquer la complexité du mouvement, à la fois traditionnaliste et émancipatoire, avant de devenir ouvertement féministe et d’embrasser le projet de l’émancipation des femmes via l’éducation permanente. Pouvoir expliquer cette complexité dans le contexte de chaque époque et dans toute sa nuance est un outil indispensable pour aujourd’hui. En effet, échanger pendant une année dans tout le mouvement sur notre histoire a amené ce constat : les personnes (partenaires institutionnels ou associatifs, femmes sur le terrain, travailleuses nouvellement engagées, etc.) qui ne connaissent pas l’histoire de Vie Féminine sont étonnées d’apprendre son passé chrétien et sa place au sein de la pilarisation de la société belge, tandis que d’autres sont toujours déroutées par son passage au féminisme et par sa place particulière (celle de l’éducation permanente) au sein du paysage féministe actuel. Il était donc nécessaire de disposer d’un outil pour pouvoir redire notre parcours et notre spécificité.

Et après ?

L’ouvrage n’est qu’un premier pas, un outil pour construire un récit partagé de cette histoire 10. Il nourrit d’ailleurs la formation que donne Vie Féminine en interne à ses nouvelles engagées sur l’histoire du mouvement. Il alerte également sur la nécessité de conserver des archives dont la nature permettra d’écrire l’histoire au départ des femmes qui sont actives dans chacune des activités de Vie Féminine. Et enfin, il nous rappelle l’urgence d’interroger les anciennes pour garder trace de leur expérience.

Il est encore tôt pour faire le point sur la réception de l’ouvrage. Néanmoins, les premiers retours sont très positifs. Il nous revient que le livre est émouvant, beau, facile d’accès et qu’il restitue bien ce que les femmes voulaient raconter de cette histoire. En effet, la grande force de ce livre est d’offrir, par une mise en page dynamique, plusieurs portes d’entrée à la lecture : les témoignages, une riche iconographie, un découpage coloré par époques, des exergues... Il reste, pour le mouvement, à s’approprier cette nouvelle somme de connaissances sur son histoire, pour nous rappeler le chemin parcouru, se raconter à l’extérieur et à l’intérieur du mouvement, et éclairer tous les combats - ils sont nombreux - qu’il nous reste à mener toutes ensemble ! 

1. https://www.viefeminine.be/100-ans-89
2. Un large dispositif d’enquête a été déployé à Vie Féminine dès l’annonce du premier confinement. Intitulé Mémoires et résistances féministes du (dé)confinement. Cette enquête a permis de construire une historiographie collective pendant de nombreux mois, de comprendre ce que cette crise faisait aux femmes, mais aussi ce qu’elle disait de Vie Féminine, de nos publics, de la participation des femmes, de notre projet de société ou encore de notre démarche d’éducation permanente féministe. Une série d’études sera publiée en 2022, la première d’entre elles intitulée Être mère durant la pandémie. La maternité à l’épreuve de la crise Covid-19 est consultable et téléchargeable sur le site de Vie Féminine : https://www.viefeminine.be/etre-mere-durant-une-pandemie-la
3. www.carhop.be
4. A. Roucloux, A.-L. Delvaux, M.-T. Coenen, avec la participation de J. Masquelier, Vie Féminine – 100 ans de mobilisation féminine, 2021.
5. C. Arruzza, T. Bhattacharya et N. Fraser, Féminisme pour les 99 %, Paris, La Découverte, 2019.
6. T. Kaplan, « Community and resistance in women’s political cultures », Dialectical Anthropology, 1990, 15: 259-267.
7. En 1969, les LOFC choisissent de se définir comme un « mouvement chrétien d’action sociale » et prennent pour nom « Vie Féminine », au terme d’une réflexion qui veut connecter le mouvement aux évolutions des conditions de vie des femmes.
8. Cet entretien a fait l’objet d’un travail radiophonique et peut s’écouter en tant qu’épisode « bonus » de la série de podcasts « Passeuses », sur le site d’Axelle magazine : www.axellemag.be.
9. Celui-ci a réuni Christine Weckx et Anne Boulvin, respectivement ancienne Présidente et Secrétaire générale de Vie Féminine, le bureau d’étude de l’organisation et trois historiennes du CARHOP ; Amélie Roucloux, en charge du projet, Anne-Lise Delvaux et Marie-Thérèse Coenen. Juliette Masquelier, docteure en histoire, qui terminait une recherche sur l’histoire (entre autres) de Vie Féminine et en entamait une autre sur l’histoire de la FSMI, a également rejoint le comité d’accompagnement. Voir J. Masquelier, Femmes catholiques en mouvements. Action catholique et émancipation féminine en Belgique francophone (1955-1990), Éditions de l’Université libre de Bruxelles, 2021.

10. Le livre arrive actuellement dans les groupes de femmes, accompagné d’une animation qui permet de découvrir son contenu et, au départ de ce regard historique, se questionner sur divers aspects de son actualité : les pratiques de terrain (quelles sont celles qui font que je m’y sens à ma place ?), la signification donnée actuellement à la non-mixité (présente depuis l’origine mais aux significations différentes selon les époques), les publics (qui sont les femmes qui constituent Vie féminine aujourd’hui), les mobilisations à venir.

Éléonore MERZA BRONSTEIN, Responsable du bureau d’étude et Vanessa D’HOOGHE, chargée d’étude à Vie Féminine.

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