pexels fauxels 3183186Le droit du travail entretient avec le capitalisme un rapport ambivalent. Depuis plusieurs années, des études tentent de mettre en lumière le lien « filial » qui existe entre ce dernier et le modèle productiviste. Mais c’est aussi ce même droit du travail qui, par l’intermédiaire de la négociation collective, permet de limiter l’emprise du marché. Cette analyse esquisse les contours de cette ambivalence et présente brièvement quelques dispositifs permettant de faire de la négociation collective un levier de transformation du modèle de la croissance.

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Le premier axe de cette analyse s’appuie sur un texte publié par les professeurs Élise Dermine et Daniel Dumont de l’ULB 1. Dans une contribution à un projet de recherche intitulé « Le droit en transition », ces auteurs tentent d’analyser le droit social au travers du prisme du productivisme 2. Ils y étudient les rapports entre le droit social et le modèle de la croissance, lequel est alors défini comme « le paradigme qui postule comme possible et désirable l’accroissement infini de la quantité de bien-être matériel (...) au sein d’une société » 3. La présente analyse rejoint celle des deux professeurs lorsqu’ils expliquent que « notre droit social, parce qu’il donne un habillage juridique au travail-marchandise, figure centrale de la production, et parce qu’il favorise son développement en offrant un statut protecteur aux travailleur·ses qui louent leur labeur, est donc bien l’un des enfants du modèle de la croissance » 4. Les paragraphes qui suivent rassemblent certaines de leurs idées qui démontrent cette thèse.
Le second axe de l’article s’intéresse quant à lui aux dynamiques de négociation collective de travail, lesquelles forment une part importante du droit du travail. Depuis la fermeture de Renault Vilvoorde, les représentants des employeurs et des travailleurs se sont forgé une expérience solide pour réorienter ou fermer des activités économiques. Dans ce sens, la négociation collective de travail, quelle que soit l’ambiguïté de son rôle au regard de la construction du marché, recèle d’atouts importants pour le déconstruire, ou autrement dit, pour limiter son emprise. Dans cette deuxième partie, un certain nombre d’instruments appartenant à la sphère de la négociation collective de travail sont passés en revue. Dans un contexte où la logique productiviste doit nécessairement se comprimer, ils peuvent présenter une utilité.

Travail salarié et croissance

Le marché considère le travail comme une marchandise
Dans la philosophie des Modernes, les relations juridiques se tissent entre des individus réputés égaux, grâce à des contrats. La formulation d’un consentement libre et éclairé fonde la conclusion d’une convention. D’emblée, il semble utile de rappeler que, dans l’économie capitaliste, « le travail lui-même en vient à être traité comme une marchandise » 5. Dans leur étude, Élise Dermine et Daniel Dumont expliquent qu’« à travers la figure juridique du travail salarié, le travail est conceptualisé comme une chose détachable de son auteur, qui doit être achetée sur un marché, le marché du travail » 6. Cette fiction selon laquelle le travail est une marchandise rend possible la conclusion des contrats de travail entre deux individus supposés égaux . Ils deviendront, par l’effet du contrat de travail, employeur et travailleur. Toutefois, cette fiction a des limites : « les travailleurs ne sont pas des marchandises comme les autres » 7. Voilà pourquoi ce procédé juridique nécessite l’intervention d’un droit particulier, le droit social. Chacune de ses composantes, dont la structuration des relations collectives fait partie, « réintroduit la figure du travailleur, en tant que sujet de droit » 8.

L’ambiguïté du droit collectif du travail

Les dynamiques de négociation collective de travail soutiennent la fiction du travail-marchandise sur deux plans. Tout d’abord, la structuration des relations collectives de travail rétablit la présomption d’égalité. Alors qu’il est difficile de prétendre que celui qui va s’engager comme travailleur traite, avec son futur employeur, sur un pied d’égalité, les relations collectives de travail permettent d’affirmer à nouveau l’existence d’une telle égalité, en mettant en scène une collectivisation de l’échange. Par ailleurs, quand une des deux parties d’un contrat achète le travail de son co-contractant, elle le réduit en partie au travail mis en vente. Comme l’expliquent les travaux parlementaires entourant la création du Conseil d’entreprise, les relations collectives de travail cherchent alors à rétablir la personnalité du·de la travailleur·se malgré le fait que son travail (qui représente une part importante de son action dans le monde) soit considéré comme une marchandise 9. Ces deux actions de rétablissement impliquent que les dynamiques de négociation collective sont le soutien sans lequel la figure du contrat de travail, et le marché, s’effondrent 10.
Le double mouvement vers lequel s’oriente la négociation collective de travail (l’égalité entre les individus et le rétablissement de la personnalité du·de la travailleur·se) lui confère une très grande importance symbolique. Il est incontestable que de nombreux acteurs du monde syndical sont habités et portés par ces préoccupations. Leur tâche n’est cependant pas facile : le marché dispose, avec la globalisation et la digitalisation, de plus d’un outil pour parfaire la marchandisation du travail. Dans ce contexte, peut-être que certains désirs d’égalité et d’humanité dans le marché du travail demeurent en grande partie irréalisés.

Des constats difficiles

Le désir d’égalité et d’humanité, tel un horizon à atteindre, pourrait être mis en balance avec l’effectivité au jour le jour du droit du travail. Dans cette effectivité, on retrouverait, sans doute d’une façon plus prononcée, davantage que la réalisation des aspirations d’acteurs de la négociation collective, le fait « d’encadrer et de promouvoir le développement du travail salarié (qui) est le principal moyen mis en œuvre pour soutenir le modèle productiviste » 11. Il est malheureusement très compliqué de réaliser cette analyse. La difficulté provient en partie de ce que les théoricien·nes marxistes désignent par l’expression « écart de langage ».

Grâce à sa présence au cœur du marché, la négociation collective de travail dispose d’outils et de leviers importants pour réorienter l’action de celui-ci.

L’écart de langage consiste à revêtir la relation d’exploitation d’un habit juridique qui ne correspond pas exactement à la logique d’exploitation, notamment par un système complexe de « droits ». Cette pratique inscrit la relation d’exploitation dans un horizon des possibles peu conforme aux réalités de l’exploitation. Selon cet ordre d’idée, il est alors difficile d’identifier que « soutenir le travail salarié, c’est (...) alimenter la croissance » 12. Les difficultés d’appréciation n’enlèvent cependant rien au fait que, grâce à sa présence au cœur du marché, la négociation collective de travail dispose d’outils et de leviers importants pour réorienter l’action de celui-ci (et limiter son emprise). De façon plus précise, j’en répertorie quelques-uns dans la seconde partie du texte.

Déconstruire le marché

Dans la première partie du texte et avec l’aide du travail de deux professeurs, j’ai mis l’accent sur le rôle important de la négociation collective dans la construction du marché. Cette position centrale lui confère également une capacité d’action pour participer à le déconstruire, ou, dit de façon moins radicale, à limiter son emprise. À cet effet, certains dispositifs appartenant à la négociation collective de travail pourraient être utiles. Petit passage en revue de quatre d’entre eux, situés à des niveaux juridiques différents : le secteur, le niveau national, le niveau européen et enfin, le niveau international.

Réorienter les compétences des travailleurs d’un secteur

Les fonds de formation professionnelle sont des organismes structurés par secteur d’activité. Ils permettaient aux secteurs industriels de maintenir les compétences de leurs travailleur·ses à la page du progrès technique. Organiser la formation au niveau de la branche d’activité évitait aux entreprises prises isolément de perdre un avantage concurrentiel à court terme. Ces mêmes organismes de formation pourraient orienter leurs activités vers des métiers et des techniques moins gourmandes en énergie, avec l’avantage de réorienter tout un secteur en même temps. L’initiative pourrait provenir des représentants des travailleurs siégeant au sein de commissions paritaires, d’où sont contrôlées ces institutions. Le passage d’un secteur à l’autre serait facilité grâce aux collaborations déjà existantes avec les organismes régionaux de formation.

Accompagner la fermeture d’activités

Le fonds de fermeture des entreprises intervient quand, dans une entreprise en faillite, les salaires ne sont plus payés. Le même fonds pourrait assurer une continuité de subsistance pendant un temps défini si certaines activités économiques sont proscrites, et donc si certaines divisions d’entreprises doivent fermer. On peut en effet estimer que certaines activités (comme le transport aérien) sont, en soi, polluantes ; il n’est alors pas question de les réorienter en formant autrement les personnes qui y sont actives, mais plutôt de les limiter, ce qui entraine nécessairement une réduction du nombre d’individus qui y travaillent.

Contrôler l’activité économique

Le contrôle des concentrations appartient au domaine du droit de la concurrence. Il permet à l’autorité européenne de vérifier qu’un projet de fusion entre deux entreprises ne conduit pas, par exemple, à un monopole. Au cours de ces procédures, les représentants des travailleurs sont invités à exprimer leurs observations. Celles-ci pourraient être mieux prises en compte, afin de chercher à maintenir un ancrage local à l’activité économique et éviter le renforcement des ensembles ultra-financiarisés, où les prises de décisions ne sont plus en lien avec les besoins d’un territoire. Les procédures d’examen de la Commission européenne ont l’avantage d’être ouvertes aux commentaires d’un large nombre d’acteurs, petits ou grands. Cette particularité réduit le risque, présent tant chez les employeurs que chez les travailleur·ses, que seule la vision économique des grands ensembles ne soit audible.

Définir les besoins d’un territoire

La structuration d’un territoire est une question que le droit social international a déjà saisie, notamment au travers d’une convention de l’Organisation internationale du Travail. La convention 169 a été adoptée en 1989 et concerne les peuples indigènes et tribaux. Face au réchauffement climatique, ne sommes-nous pas toutes et tous renvoyé·es à notre condition indigène ? De façon inspirante, ce texte suggère de prendre en compte le territoire, sa préservation et les besoins des communautés qui y vivent. Sans amener de changement majeur, l’angle d’approche de la convention 169 présente l’avantage de décentrer les employeurs et les travailleurs de leur dialectique structurante, pour leur suggérer d’être au service d’un territoire et de ses besoins.

Préserver, tant que possible, les garanties individuelles

Les quatre instruments de la négociation collective que j’ai brièvement exposés ont la particularité de concilier deux pôles opposés : d’une part, la liberté individuelle d’un détenteur de capitaux et d’autre part, les besoins d’une collectivité de personnes et du territoire où elle réside. La présentation montre le rôle important que la négociation collective de travail est susceptible de jouer. En effet, les garanties individuelles attachées à chaque personne sont la marque de nos sociétés occidentales. Elles forment une partie de notre consensus social, notamment parce qu’elles puisent leurs racines dans les droits fondamentaux.

Quelle utilité au travail ?

Les dynamiques sociales ont joué un rôle important dans l’amélioration des conditions d’exploitation des travailleur·ses. Elles sont toutefois assez peu parvenues à influer sur les finalités de l’exploitation : la recherche du profit, difficilement inexpugnable du capitalisme. Or cette recherche du profit apparait de plus en plus opposée à l’impératif de préservation de l’environnement. Les dynamiques de représentation des travailleur·ses pourraient, dans le cadre d’une structuration différente de l’économie, aller au-delà de l’encadrement du comportement des entreprises. En effet, l’entreprise est une entité abstraite ; elle repose sur une fiction juridique. Pour cette raison, le débat relatif à leur rôle peut s’avérer hasardeux. N’existe-t-il pas un risque de dissimulation et d’hypocrisie ? A contrario, s’intéresser au sens et à l’utilité d’un métier est plus susceptible de modifier les pratiques en profondeur. Les mouvements collectifs de travailleur·ses qui disposent d’une plus grande liberté que les travailleur·ses salarié·es, comme les indépendant·es, pourraient y contribuer. #

(*) Docteur en Sciences juridiques de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et plaideur à la CSC Bruxelles-Brabant-flamand 

  • 1. É. DERMINE, D. DUMONT, « Le droit social et le productivisme. Droit de la croissance ou droit de l’autonomie ? Une cartographie du rapport de forces », in A. BAILLEUX (dir.), Le droit en transition : Les clés juridiques d’une prospérité sans croissance, Bruxelles, Presses universitaires Saint-Louis, 2020.
    2. A. BAILLEUX (dir.), Le droit en transition : Les clés juridiques d’une prospérité sans croissance, Bruxelles, Presses universitaires Saint-Louis, 2020.
    3. A. BAILLEUX, F. OST, « Six hypothèses à l’épreuve du paradigme croissanciel », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 77 (2016), « Quand la croissance pâlit », p. 27 et 28.
    4. É. DERMINE, D. DUMONT, op. cit., point 12. Le prof. Pierre-Paul Van Gehuchten ne dit pas autre chose quand il insiste sur le fait que le droit du travail n’est pas le pendant charitable du (mauvais) droit du libre marché. P.-P. VAN GEHUCHTEN, « Travail contemporain et marchandise : libre propos », Liber Amicorum Willy van Eeckhoutte De Taal is Gans het Recht, Bruxelles, Kluwer, 2018, pp. 680-705.
    5. É. DERMINE, D. DUMONT, op. cit., point 10.
    6. Ibidem.
    7. É. DERMINE, D. DUMONT, op. cit., point 19.
    8. Ibidem, point 19.
    9. Projet de loi portant organisation de l’économie, Exposé des motifs, Doc. parl., Ch. repr., 1947-1948, n° 50, p. 13.
    10. L’analyse récente du prof. Humblet relative à la mystification opérée par le droit du travail et la négociation collective va dans le même sens. P. HUMBLET, « Pitch voor een artikel over de beschermende werking van het arbeidsrecht », T.S.R.-R.D.S., 2021, vol. N° 1 et 2, pp. 167-185.
    11. É. DERMINE, D. DUMONT, op. cit., point 10.
    12. Ibid, in fine. Les auteurs nuancent l’affirmation dans une autre partie du texte, en mettant en avant des mécanismes de ”démarchandisation” du droit du travail, tel le crédit-temps.

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