tracing photoVivre avec le Covid-19 a entrainé le développement d’une multitude de nouveaux usages du numérique et d’applications. Parmi ces dernières, c’est aujourd’hui au tour de l’application de tracing des contacts de faire son apparition. Annoncée depuis plusieurs mois, elle n’est pas la première du genre à l’échelle européenne où, entre bugs techniques et accueil parfois mitigé par la population 1, le tracing numérique semble avoir gagné sa place.

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Le succès variable de ces applications en Europe rappelle à quel point les mécanismes d’adoption des technologies sont complexes. Sans compter que les écueils autour du fonctionnement de ces applications ne manquent pas : craintes pour le respect de la vie privée, efficacité très dépendante du taux d’usage dans la population, appropriations et détournements malveillants, etc. Derrière ces zones floues persistent par ailleurs des inégalités numériques. Toile de fond d’un quotidien très dépendant des technologies, quels liens peut-on établir entre ces inégalités et les applications de suivi ?

Fracture ou inégalités ?

Il faut d’abord revenir sur la spécificité d’évoquer des inégalités numériques plutôt qu’une fracture numérique. Parler de « fracture » est en effet plutôt réducteur pour qualifier ces difficultés singulières. Cette notion sous-entend qu’il existerait une frontière nette entre ceux·celles qui ont et ceux·celles qui n’ont pas accès au numérique et, dès lors, que la provision d’un accès au numérique et de compétences suffirait à combler cette fracture 2. C’est une forme de déterminisme, qui suppose implicitement que les technologies seraient diffusées et adoptées de manière homogène dans la population. Or, on sait que les personnes issues des milieux populaires se sont approprié les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) par des moyens différents, souvent par elles-mêmes, profitant notamment de l’arrivée du smartphone. Elles ont ainsi développé des usages propres, généralement déqualifiés ou jugés peu utiles par d’autres groupes 3.

Parler d’inégalités souligne qu’en matière d’innovation, ce sont en réalité plutôt les personnes déjà les plus à l’aise avec le numérique, appartenant généralement aux classes supérieures, qui vont être en mesure de profiter au mieux des nouvelles technologies et applications mises en place, et ainsi pouvoir continuellement améliorer leurs conditions de vie, au contraire de ceux·celles pour qui ces innovations demeurent moins accessibles. Les conditions de vie de cette classe numérique favorisent en effet l’adoption de nouvelles technologies : une facilité financière à acquérir différents outils, plus de possibilités pour s’y intéresser et développer une culture numérique, un réseau social plus fort permettant de s’informer, de s’entraider plus facilement, etc. Cette position dominante dans le champ du numérique leur permet dans le même temps de retirer toujours plus de bénéfices hors-ligne des usages numériques 4.
Si on prend l’exemple de l’application de tracing, on pense tout d’abord à celles et ceux qui sont totalement coupé·es des TIC au quotidien. Une limite de ces applications de suivi tient au fait qu’elles impliquent d’avoir un smartphone en permanence sur soi. Or, si l’accès aux TIC s’est aujourd’hui fortement répandu, les personnes âgées, de même que les personnes défavorisées sur le plan socio-économique sont moins bien équipées 5.

Ces deux groupes sont dans le même temps parmi les plus exposés aux risques de la maladie. Sans autres mesures spécifiques pour ces publics vulnérables, proposer une application numérique alors même qu’ils en sont les plus éloignés laisse leur situation inchangée, là où d’autres disposent d’une ressource supplémentaire pour maintenir des contacts et activités « en se protégeant et en protégeant les autres » au mieux des possibilités actuelles en matière de prévention.
Pour les personnes bénéficiant déjà d’un accès plus aisé à d’autres moyens de prévention (masques qui ne représentent pas pour eux une charge financière, emplois permettant la distanciation, logement avec un extérieur, moyens financiers ne faisant pas craindre de devoir payer un test, pas de nécessité de prendre les transports en commun en heure de pointe, etc.), l’application est une possibilité supplémentaire qui s’ajoute à leur éventail de protections. C’est dans cette logique cumulative que réside une partie du nœud des inégalités numériques, surtout dans une période où les innovations se multiplient à un rythme élevé pour pallier les contraintes de distanciation physique ; innovations dont on constate qu’elles profitent globalement au maintien du niveau de vie des classes moyennes et aisées (e-commerce, e-learning, télétravail, etc.), mais qui rencontrent peu les réalités et besoins des personnes issues de milieux plus défavorisés.

La perception des technologies

Comme on le soulignait, les raisons qui poussent à s’approprier le numérique diffèrent entre les groupes sociaux. Une recherche a, par exemple, montré que les personnes issues des milieux modestes étaient peu enclines à utiliser les applications de suivi et de « quantification de soi » en santé (comptage des pas, des calories, du temps d’écran, etc.) 6. Pourquoi quelque chose qui peut faciliter le suivi de sa santé n’est-il pas adopté ? Ce qui peut être perçu comme de la résistance ou du désintérêt tient en fait à des raisons beaucoup plus profondes, comme le sentiment d’illégitimité culturelle à utiliser le numérique ou l’absence « d’innovateurs » dans l’entourage. De plus, ces applications servent à quantifier des « espace(s) de liberté dans lequel les individus en milieu modeste ont le sentiment d’exercer un choix, d’exprimer leurs goûts, et de compenser les contraintes quotidiennes ». En d’autres termes, ces applications de quantification s’immiscent dans les rares espaces qui ne sont pas soumis au contrôle permanent de soi par autrui.

Si l’accès aux TIC s’est répandu, les personnes âgées et les personnes défavorisées sont moins bien équipées.

Pour en revenir à l’application de tracing, elle poursuit sans doute des enjeux sensiblement différents qu’une application de comptage des calories. On peut néanmoins établir au moins un parallèle dans la perception possible de cette application : elle intervient comme un outil de contrôle supplémentaire sur des vies déjà très contraintes depuis bien avant le début de la pandémie. Refuser l’application, cela peut aussi être l’expression de la préservation d’un espace de liberté largement ignoré depuis le début de la crise. Il ne s’agit là que d’une hypothèse, mais qui soutient avant tout l’importance de faire le lien entre le numérique et le social, et de dépasser le présupposé de la méconnaissance des milieux populaires vis-à-vis du numérique.

Des garde-fous contre le ciblage

Le suivi des contacts est une pratique déjà éprouvée dans le cadre d’autres maladies. Au vu des balises mises en place, l’application seule ne pourrait pas réellement devenir un outil de surveillance active de la population 7. Il ne s’agit toutefois pas d’une qualité intrinsèque à ces applications : certains pays comme la Norvège ont dû faire marche arrière après s’être lancés dans le développement d’applications jugées trop intrusives par les autorités de protection de données 8.
En France, après un lancement très mitigé, les autorités ont émis l’idée de traiter les cas contacts identifiés via StopCovid comme des cas prioritaires 9. Il ne s’agit pas d’offrir des tests prioritaires à tou·tes les usager·ères, mais d’améliorer la possibilité d’une prise en charge prioritaire via l’application. Évoquer une telle différence de traitement montre d’une part à quel point il est nécessaire de mettre en place des cadres transparents au champ d’action des autorités publiques sur ces applications et, d’autre part, combien ces orientations peuvent rappeler les individus aux conséquences de leur éloignement du numérique.
Si les applications de suivi ne sont qu’un type d’applications parmi tant d’autres, elles sont un exemple de l’évolution de notre environnement numérique quotidien, et invitent à questionner la persistance de nombreux angles morts technologiques dans lesquels les inégalités continuent de se creuser. 

1. https://trends.levif.be/economie/high-tech/les-fortunes-diverses-des-applications-de-tracage-du-coronavirus-en-europe/article-normal-1329883.html.
2. F. Granjon, « Inégalités numériques et reconnaissance sociale. Des usages populaires de l’informatique connectée », Les Cahiers du numérique, 2009, vol. 5, pp. 19-44.
3. D. Pasquier, « Classes populaires en ligne : des "oubliés" de la recherche ? », Réseaux, 2018, vol. 2, n° 208-209, pp. 9-23.
4. J. Van Deursen et E. Helsper, « The third-level digital divide : who benefits most from being online ?”, Communication and Information Technologies Annual, 2015, vol. 10, pp. 29-52.
5. P. Brotcorne et I. Mariën, Baromètre de l’inclusion numérique 2020, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 2020. Il n’y a pas de chiffres exacts sur le taux d’équipement dans la population belge. Cela dit, le baromètre précise que 28 % des 65-74 ans n’ont jamais utilisé Internet, et que 3 ménages sur 10 vivant avec un faible revenu ne disposent pas d’une connexion internet à domicile.
6. F. Régnier, « "Goût de liberté" et self-quantification. Perceptions et appropriations des technologies de self-tracking dans les milieux modestes », Réseaux, vol. 2, n° 208-209, pp. 95-120.
7. https://www.gsara.be/causestoujours/le-suivi-du-covid-19-a-lepreuve-des-libertes-individuelles/#sdfootnote6sym
8. https://trends.levif.be/economie/high-tech/les-fortunes-diverses-des-applications-de-tracage-du-coronavirus-en-europe/article-normal-1329883.html
9. https://www.marianne.net/societe/tests-facilites-pour-les-contacts-detectes-par-stopcovid-le-gouvernement-envisage-un-coup-de

Laura Faure, Chargée d’études - FTU

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