Le ministre des Pensions avait décidé de mettre une plume à son chapeau en annonçant dès le début de la législature qu’il existait un certain nombre de métiers pénibles dont l’exercice permettrait aux travailleur.euse.s du secteur privé de prendre leur pension de manière anticipée. La concertation entre interlocuteurs sociaux n’a finalement pas permis de faire aboutir un dossier « faisandé » depuis son origine. Le dernier acte de cette saga s’est déroulé le 3 décembre dernier quand Paul Soete et Étienne de Callataÿ, les deux conciliateurs mandatés par les ministres des Pensions et de l’Emploi ont reconnu dans leur rapport de mission n’avoir trouvé que peu de points de convergence entre les parties.
Cela devait être une compensation au relèvement de la pension à 67 ans, au durcissement du régime de crédit-temps de fin de carrière et du RCC (ex-prépension). La prise en compte de la pénibilité au travail aurait dû permettre à de nombreux.ses travailleur.euse.s du secteur privé de pouvoir partir plus tôt à la pension. Mais encore fallait-il être en mesure de fixer une approche acceptable par les interlocuteurs sociaux et entendre les préoccupations formulées par les organisations syndicales dès le début des négociations.
Des négociations qui s’engluent au CNP
Les discussions concernant la prise en compte de la pénibilité au travail ont débuté au Comité national des pensions (CNP), un organe de concertation sociale chargé depuis 2015 d’élaborer la réforme des pensions prévue par le gouvernement. À côté de ce comité, le gouvernement a également mis sur pied un centre d’expertise ainsi qu’un conseil académique, lequel a pris le relais de la commission de la réforme des pensions présidée par l’ancien ministre Frank Vandenbroucke. Tout en contestant le cadre général de la réforme des pensions initiée par le gouvernement, les organisations syndicales ont fait part de leurs propositions de critères pour la reconnaissance de la pénibilité. Elles ont présenté un répertoire de facteurs de risques professionnels qui ont un impact sur la santé. Scientifiquement étayé, cet instrument représentait un pas important vers une définition cohérente de la pénibilité. L’objectif était donc de permettre aux travailleur.euse.s exposé.e.s à certains critères reconnus de s’arrêter à temps, sans être sanctionnés par une pension moins élevée. Les syndicats ont concrètement mis sur la table un répertoire de critères de pénibilité qui respecte la répartition des facteurs de risques selon les quatre catégories : la charge physique, l’organisation du travail, les risques en matière de sécurité et la charge émotionnelle. Cette approche a le mérite de recenser et de suivre l’exposition du.de la travailleur.euse individuel.le aux facteurs de risques collectifs. Les critères sont clairs, enregistrables, mesurables et objectivables. Cette proposition se base sur la réglementation actuelle et sur les pratiques en matière de bien-être au travail. La proposition syndicale, réalisée en collaboration avec des médecins du travail, validée scientifiquement et basée sur la réglementation actuelle, intégrait deux contraintes majeures : aboutir à des critères précis, objectifs, contrôlables, mesurables et enregistrables ; et ne pas constituer de charge administrative supplémentaire pour les employeurs dès lors que sa mise en œuvre allait passer par l’intervention des conseiller.ère.s en prévention-médecins du travail. Cette approche permettait donc d’appréhender les critères sur base du risque lié aux conditions de travail qui ont un effet (potentiel) sur la santé des travailleur.euse.s. Bien évidemment l’approche devait encore être affinée en déterminant notamment des seuils et des durées d’exposition. Mais avant même d’entamer cette étape, la proposition syndicale fut balayée d’un revers de la main par les employeurs. Il faut rappeler que ceux-ci privilégient au départ une approche individuelle : un.e travailleur.euse qui souhaite partir plus tôt à la pension se fait examiner par une commission médicale qui décide si sa santé est suffisamment atteinte pour pouvoir lui accorder une pension pour pénibilité. Les employeurs se sont finalement ralliés à la méthode basée sur les critères mais l’ont aussitôt limité uniquement au critère « travail de nuit 1 ».
Un projet de loi boiteux
Le ministre des Pensions reprit donc la main et rédigea un projet de loi qui fixe les règles de base pour la pénibilité dans le secteur privé. Ce projet de loi fut soumis alors au Comité de gestion du Service fédéral des pensions. Comme elles l’avaient fait lors des négociations au CNP, les organisations syndicales profitèrent de cette opportunité pour exprimer de vives réserves sur le contexte dans lequel les discussions étaient menées. En effet, le gouvernement contraint les interlocuteurs sociaux à débattre de la pénibilité tant en éludant la question fondamentale qui est de savoir comment organiser la carrière professionnelle sur une longue durée et en tenant compte des accidents de la vie.
Les critères de pénibilité des syndicats sont clairs, enregistrables, mesurables et objectivables.
Les syndicats dénoncèrent dans leur avis une absence totale de vision des carrières et le fait que l’allongement de la durée du travail et la flexibilité du temps de travail ont été taillés sur mesure pour les employeurs... Ils rappelèrent que les formes de travail précaire se multiplient, au détriment d’une flexibilité saine qui permettrait aux travailleur.euse.s d’adapter la durée de leur travail et de carrière à leurs besoins personnels et familiaux. Ce projet de loi n’apportait donc de réponse ni sur la manière dont les travailleur.euse.s vont pouvoir tenir le coup jusqu’à la fin de leur carrière, ni sur les façons de rendre le travail plus supportable. Les syndicats soulignèrent aussi certaines grosses lacunes figurant dans ce projet de loi ; la plus importante concernant les catégories générales de critères proposées qu’il reste à affiner. « L’organisation du travail contraignante » est décrite de manière trop restrictive, si bien qu’elle ne peut s’appliquer aux horaires de travail très contraignants de secteurs comme le non marchand ou la manutention des bagages dans les aéroports. La catégorie relative à la « charge de nature mentale ou émotionnelle » n’est pas une catégorie autonome. Or, aujourd’hui déjà, de nombreux.ses travailleur.euse.s sont épuisé.e.s par un stress excessif au travail. Ceci concerne en particulier les femmes. La liste de critères doit couvrir de manière large la complexité des métiers. Il est donc préférable d’aboutir à une liste de critères génériques et non pas à une liste de fonctions comme le proposait le projet de loi. Les organisations syndicales ont rappelé qu’il n’était pas possible d’avoir une discussion sérieuse dans un cadre budgétaire restreint. En effet, un tel carcan a pour conséquence de limiter fortement le nombre de critères qui peuvent être reconnus. Par ailleurs, les organisations ont mis en évidence un autre problème posé par le projet de loi. Celui-ci prévoit qu’en cas de départ anticipé à la pension pour pénibilité, ce sont les règles de calculs de la pension anticipée qui seront appliquées ce qui génèrerait une perte de pension. Autrement dit, avec la proposition du gouvernement, les travailleur.euse.s paient deux fois : une première fois en exposant leur santé et une deuxième fois en ayant droit à une pension moindre. Enfin les organisations syndicales ont encore émis des critiques concernant le régime transitoire (qui va s’appliquer pour le passé et qui concerne donc les travailleur.euse.s qui vont prendre leur pension prochainement).
Les travailleur.euse.s paient deux fois : en exposant leur santé et en ayant droit à une pension moindre.
Le projet prévoit un régime extrêmement restrictif puisque le.la travailleur.euse devra établir qu’il.elle a été occupé.e auprès du même employeur et dans la même fonction sur une période de maximum dix ans. En pratique, le.la travailleur.euse ne peut prétendre qu’à un départ anticipé de maximum six mois. Les employeurs ont pour leur part également émis une série de critiques sur le projet, différentes de celles exprimées par les organisations syndicales. Malgré l’avis divisé rendu par les interlocuteurs sociaux, le ministre se tourna vers le Conseil national du travail pour établir cette fameuse liste de « fonctions pénibles » et compléter son projet de loi. Mais là aussi, l’absence de volonté de certaines organisations patronales pour trouver un compromis enterrera la négociation.
Critique du Conseil d’État
Entre temps, le Conseil d’État avait remis un avis très critique sur le projet de loi du ministre en questionnant la philosophie même du projet et pointant un risque en matière de respect du principe constitutionnel d’égalité entre travailleur.euse.s. Par exemple, le critère de pénibilité de nature mentale ou émotionnelle n’est pas considéré de la même manière que les trois autres – la charge physique, l’organisation du travail et les risques de sécurité. Ce critère ne peut être appliqué seul mais doit être cumulé à l’un des trois autres. Rien ne justifie pour le Conseil d’État l’isolement de ce critère. Le Conseil d’État relève également la contradiction qui prévoit une enveloppe financière fermée pour financer ce volet pénibilité plutôt que de retenir des critères objectifs. Pourquoi une limitation budgétaire se demande le Conseil d’État ? Un travail pourrait-il être pénible mais pas reconnu en raison d’un argument budgétaire ? Autre critique qui porte sur le régime transitoire, il y a un risque d’inégalité lorsque l’activité pénible exercée dans deux fonctions ou chez deux employeurs différents est exclue du bénéfice de la mesure. Le Conseil d’État craint que cela n’ouvre la porte à de possibles recours. « Et compte tenu du manque de clarté et d’incomplétude du projet sur un certain nombre de points », dit le Conseil d’État, « il doit faire l’objet d’une enquête approfondie par ses experts ». Bref, dans son avis, le Conseil d’État rejoint en grandes parties les critiques formulées par les organisations syndicales 2.
Repenser les fins des carrières
Quels enseignements peut-on tirer de l’échec des négociations concernant la prise en compte de la pénibilité au travail ? Tout d’abord que travailler jusqu’à 67 ans est tout simplement impossible pour la majorité des travailleur.euse.s. Il est donc grand temps d’entamer une réflexion sur l’aménagement de l’ensemble des carrières et pas seulement de leur fin. Comment faire pour que les travailleur.euse.s tiennent le coup au boulot ? Comment rendre le travail plus « faisable » ? Ces questions sont essentielles. Pourtant, le gouvernement a décidé de les éluder complètement. Pire, il a augmenté l’âge d’accès à la pension légale, à la pension anticipée et à la pension de survie. Les conditions pour bénéficier du RCC (prépension) et du crédit-temps ont été rendues plus strictes. Travailler plus dur, plus longtemps, de façon plus flexible : la voie est toute tracée vers l’allongement du temps de travail, la flexibilisation selon les desiderata des employeurs, de nouvelles formes d’emplois précaires avec moins de possibilités pour le.la travailleur.euse d’adapter sa carrière et son temps de travail à ses besoins personnels et à ceux de sa famille. Un travail tenable qui permet un « atterrissage » en douceur avant de profiter de la vie avec une pension décente et à un âge acceptable, voilà ce qui devrait être l’élément crucial d’une bonne politique d’aménagement des carrières.
François Reman, Youssef El Otmani, Anne-Marie Pirard, CSC
Télécharger l'article complet en version PDF
1. En revanche, le 23 mai, la CSC-Services publics et le Syndicat libre de la fonction publique ont atteint un accord concerté avec le gouvernement. Des corrections ont été apportées aux conditions de pension les plus strictes; les listes négociées en groupe de travail avec le cabinet du ministre Bacquelaine ont été prises en compte, ce qui permettra d'atténuer les effets désastreux de la politique en matière de pension. Mais, pour que le compromis devienne accord, les syndicats exigent que le gouvernement l'accepte tel quel, sans rien modifier, rien retrancher. C'est loin d'être gagné.
2. https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_avis-acide-du-conseil-d-etat-sur-le-projet-penibilite-pension?id=10061314
© Banc d’Imatges Infermeres