DossierOuvertureMARSEt si la lutte contre le sans-abrisme passait par un accès rapide au logement sans autres conditions que celles auxquelles est soumis un locataire classique ? C’est la conviction profonde du projet Housing First qui commence à faire ses preuves en Belgique. Ici, au lieu d’être un bien inaccessible, le logement devient un véritable outil d’intégration sociale. Le bilan, positif, de l’initiative invite à un changement de paradigme dans la lutte contre le sans-abrisme.

 

En Belgique, aujourd’hui, des personnes sans-abri dans un état de santé physique et mentale très fragilisé parcourent la rue et les espaces publics depuis plusieurs années, sans parvenir à en sortir. Ils y vivent. La plupart fréquentent, plus ou moins régulièrement, des institutions dédiées principalement à leurs besoins primaires (accueil de jour et abris de nuit, services sanitaires et sociaux, repas...). Cette offre est renforcée en période hivernale, dans une perspective humanitaire. D’autres services proposent des solutions d’hébergement transitoire (le plus souvent semi-collectif), à durée déterminée, préparant au logement individuel, avec ou sans accompagnement social. Malgré ce panel d’offres, une partie du public ciblé (estimé à 30 %) ne parvient pas à entamer le parcours d’insertion qui a été pensé pour lui et devient, par conséquent, le public le plus éloigné du logement. La raison ne se trouve pas dans l’absence d’un secteur d’aide dédié aux personnes sans-abri (pas plus que dans un manque de volonté individuelle).

Pour ce public souffrant de problématiques de santé mentale et/ou de toxicomanie, ce sont principalement les conditions d’accès associées à chacune de ces offres transitoires qui représentent autant de freins limitant l’entame d’un processus d’insertion sociale. Diminuer ou arrêter la consommation d’alcool ou de drogues, suivre une médication, définir des objectifs et un projet de vie sont autant de conditions difficiles à envisager lorsque la rue est devenue un lieu de (sur)vie.

Lorsqu’une personne sans-abri fréquente un service d’urgence sociale depuis plus de dix ans, on est en droit de se demander si le système actuel d’aide dédié au public sans-abri, dans lequel les réponses d’urgence sociale semblent chaque année de plus en plus (sur)investies par les politiques publiques (par comparaison aux projets d’insertion durable), ne contribuerait pas à la chronicisation du sans-abrisme.

Une solution très simple existe pourtant : d’abord le logement, ensuite le reste. C’est le modèle Housing First.


Une sortie de rue rapide et durable



Positionnant le logement comme un droit fondamental, Housing First propose à ce public cible spécifique un accès immédiat au logement depuis la rue, sans autres conditions que celles auxquelles est soumis un locataire lambda (payer son loyer et respecter son contrat de bail). Il n’existe aucune raison d’exiger davantage d’une personne sans-abri. Qu’elle sache cuisiner ou pas, qu’elle consomme un produit psychotrope ou pas, qu’elle entende des voix ou pas, ne regarde pas le propriétaire. À partir du revenu auquel elle a droit (qui sera le plus souvent, et en dernier recours, le Revenu d’intégration sociale octroyé par un Centre public d’action sociale), cette personne paie son loyer et s’engage à respecter les conditions du contrat de bail qu’elle a signé.

Aucune obligation de traitement des problématiques de santé physique ou mentale ou liées à la toxicomanie n’est ajoutée, pas plus qu’une obligation de souscrire à un projet individuel. L’accès au logement est entièrement désinstitutionnalisé, normalisé.

Dans le modèle Housing First, le logement est considéré comme un outil d’intégration sociale. Mais il n’est pas une baguette magique et ne suffira pas. Le modèle prévoit un accompagnement adapté, intensif et pluridisciplinaire, disponible aussi longtemps que nécessaire et centré sur les choix du locataire. La visée première de l’accompagnement Housing First est ce qu’on appelle le rétablissement de la personne (redevenir acteur de sa vie, de ses choix, à partir de ses propres ressources). Redevenir un citoyen qui accède pleinement à ses droits et sollicite le système d’aide de droit commun devient ainsi un objectif sous-jacent (être capable, par exemple, de contacter son médecin traitant lorsque cela est nécessaire, mais aussi de solliciter son propre réseau social).

Un dernier principe du modèle prône le logement diffus et durable au sein de la Cité (sont privilégiés des contrats de bail à long terme dans des immeubles regroupant moins de 20 % de locataires de même profil).

Enfin, le logement est indépendant de l’accompagnement. Autrement dit, seul le non-respect des conditions du contrat de bail peut permettre la rupture de celui-ci (indépendamment donc de la relation entre le locataire et l’équipe d’accompagnement).



 Le modèle prévoit un accompagnement adapté, intensif et pluridisciplinaire, aussi longtemps que nécessaire.  


En Belgique, c’est l’élaboration du second Plan fédéral de lutte contre la pauvreté (2012) 1 qui a créé les conditions permettant l’implémentation de pratiques Housing First sur le territoire. En sollicitant le terrain pour qu’il émette des propositions concrètes à inscrire dans ce plan, la secrétaire d’État à l’Intégration sociale et à la Lutte contre la pauvreté a valorisé une suggestion émanant de professionnels du secteur. L’action 76 du Plan a ainsi pris cette forme : « La mise en route d’initiatives inspirées de l’approche Housing First dans les cinq plus grandes villes du pays ». Ce processus bottom-up (du terrain vers les autorités politiques) caractérise non seulement l’inscription du projet dans le Plan, mais aussi son opérationnalisation. Des institutions publiques et associatives, actives dans la lutte contre la pauvreté et le sans-abrisme, dans la Région de Bruxelles-Capitale ainsi qu’à Anvers, Gand, Charleroi et Liège ont elles-mêmes coconstruit et écrit le projet d’expérimentation en impliquant leurs expertises et réseaux respectifs afin de répondre au mieux à leurs réalités locales spécifiques. Avec le support du Service public de programmation intégration sociale (niveau fédéral), elles ont elles-mêmes piloté le programme expérimental. À l’initiative de la secrétaire d’État, c’est un subside de la Loterie nationale qui a permis la mise en place effective de l’expérimentation dénommée Housing First Belgium (HFB) par les parties prenantes (engagement des équipes pluridisciplinaires sur le terrain, d’une coordinatrice nationale et d’une équipe d’évaluation).

En septembre 2013, les premiers sans-abri fragiles et chroniques entraient en logement avec une équipe d’accompagnement à leurs côtés. Afin de consolider les premières observations et d’étendre le modèle, en début de législature suivante, l’expérimentation, initialement prévue pour une durée de deux ans, a été reconduite pour une année supplémentaire (jusqu’en juin 2016) en incluant trois nouvelles villes de taille moyenne : Hasselt, Molenbeek-Saint-Jean et Namur.

En trois ans, les équipes HFB ont facilité l’accès au logement à plus de 150 personnes sans-abri très fragiles (depuis, ce ne sont pas moins de 400 sans-abri qui ont quitté durablement la rue grâce aux différents programmes Housing First belges). Elles les ont ensuite accompagnées de manière intensive dans tous les domaines de leur vie en visant le maintien en logement et le rétablissement. Ces équipes sont, pour la majorité, pluridisciplinaires avec infirmier, psychologue, assistant social, éducateur spécialisé. Si elles ne le sont pas, elles organisent leur travail en réseau, avec des partenaires détenant l’expertise nécessaire (secteurs de la santé physique ou mentale, toxicomanie, aide sociale, insertion socioprofessionnelle...). Deux des actuelles douze équipes HFB ont formé et engagé des pairs-aidant (des personnes ayant un parcours).

Une équipe d’évaluation a suivi l’évolution d’une partie de ces locataires pendant deux ans (141 personnes) et l’a comparée à celle de personnes fréquentant le système d’aide qui leur est habituellement dédié en Belgique (137 personnes), au profil tout aussi fragile que celui des locataires HFB (longue période de vie en rue, c’est-à-dire cinq ans en moyenne et importants besoins en matière de santé et/ou d’assuétude).

Mener une telle phase expérimentale devait permettre de tester l’efficacité de cette innovation sociale par comparaison à la politique publique menée, mais aussi d’en relever les meilleures conditions d’implémentation, compte tenu des réalités belges 2.

Un bilan très positif



Deux ans plus tard, que sont devenues ces personnes suivies par l’équipe d’évaluation ? Les résultats indiquent que 93 % des personnes sans-abri accompagnées en logement par les équipes HFB sont toujours en logement 3. Ces personnes sans-abri, pourtant choisies car étant considérées comme les plus éloignées du logement, démontrent leur capacité à habiter, immédiatement, sans y avoir été préparées. Elles paient elles-mêmes leurs loyers 4 et s’approprient leur chez-soi. Même si certains comportements de consommateurs actifs de drogues rendent parfois difficile la vie en logement, cela ne la rend pas impossible et n’empêche pas le maintien en logement dans la durée. Nos analyses n’ont pas permis de mettre en évidence un quelconque facteur qui prédirait la réussite ou l’échec du programme. Parmi le public ciblé par les pratiques HF, on ne peut donc exclure personne a priori : il faut oser avec tous. Les préjugés tombent.

Par comparaison, deux ans plus tard, seules 48 % des personnes sans-abri restées dans le circuit classique d’aide (notre deuxième groupe au sein de l’expérimentation) ont accédé à un logement. Les autres sont toujours en situation de sans-abrisme, de sans logement (institutions hospitalières ou pénitentiaires sans perspective de logement à la sortie) ou de mal-logement (des logements insalubres ou inadéquats, soumis à une possible expulsion).

En conclusion, le message principal est le suivant : ce sont les pratiques HF qui permettent la sortie de rue la plus rapide et la plus durable de ce public sans-abri le plus fragile.



  Après deux ans, 93 % des personnes sans-abri accompagnées par les équipes HFB sont toujours en logement. 



Au-delà de la capacité à se maintenir en logement, les données récoltées démontrent l’impact positif du logement sur les processus d’insertion sociale et de rétablissement. Les participants Housing First accèdent à leurs droits sociaux, gagnent en estime d’eux-mêmes et entament un parcours de soins. Par comparaison, deux ans après la première rencontre avec l’équipe d’évaluation, près de 50 % des participants en situation de sans-abrisme (le deuxième groupe étudié) ne sont toujours pas en ordre de carte d’identité et 23 % ne disposent d’aucune source de revenus alors qu’ils peuvent y prétendre. Le logement facilite l’accès aux formations et à l’emploi pour un locataire sur dix, de manière graduelle après la première année en logement. Avec le public particulièrement fragile concerné par les pratiques Housing First, ces résultats dépassent toute attente et sont exceptionnels.

Ces personnes sans-abri chroniques, aussi fragiles soient-elles, et ces travailleurs sociaux qui les accompagnent, donnent vie à cette citation de Mark Twain : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ».

Changer le paradigme ?



Dans une logique fondée sur des preuves (logique dite evidence based policy, voulue par l’Accord de coopération concernant le sans-abrisme et l’absence de chez-soi conclu en 2014 entre les entités fédérées et par les recommandations issues de la Conférence européenne de consensus sur le sans-abri 5), les résultats obtenus par l’expérimentation HFB démontrent qu’en Belgique, pour les personnes sans-abri aux besoins très élevés, Housing First apparaît comme la politique publique la plus efficace, efficiente, durable et juste. Autrement dit, comme une innovation sociale6.

Mais il s’agit bien d’une méthode de niche. Appliquer Housing First partout, pour tout le monde n’est pas pertinent. L’accompagnement mobile, pluridisciplinaire et intense doit rester une réponse à des besoins complexes élevés. Toutefois, si le public le plus éloigné du logement a ainsi démontré sa capacité à se maintenir durablement en logement sans y avoir été préparé (directement depuis la rue), chacun est forcé de questionner la place de sa propre pratique dans le nouveau paysage que pourrait prendre la lutte contre le sans-abrisme. Housing First invite à questionner le cadre dans lequel s’inscrivent actuellement les politiques publiques et les pratiques de terrain associées.

C’est une invitation à envisager un changement de paradigme.



 La Finlande est le seul pays d’Europe ayant réussi
à significativement diminuer le sans-abrisme. 




Le sans-abrisme n’est pas un tremblement de terre inopiné qui nécessite de déployer de nouveaux lits de camp dans des immeubles désaffectés en plein hiver, chaque année, toujours davantage.

Le nouveau paradigme, également prévu par l’Accord de coopération mentionné plus haut, est orienté vers l’insertion durable et le logement (housing led) et vise l’efficience (le meilleur rapport coût-impact). Dans ce cadre de pensée, la fin du sans-abrisme devient un objectif ambitieux, certes, mais absolument réaliste. Les preuves d’efficacité amenées par de nombreux partenaires nord-américains et européens invitent au lancement de campagnes de type Zéro SDF. Sur ce terrain, la Finlande fait figure de modèle. Elle est le seul pays d’Europe ayant réussi à significativement diminuer (voire même éradiquer) le sans-abrisme. Sa politique nationale volontariste a été résolument tournée vers la création de logements visant l’insertion durable des publics sans-abri. L’abri de nuit d’Helsinki comptait 558 lits en 2008. Progressivement, le changement de politique publique est allé de pair avec une conversion des pratiques et une adaptation physique des lieux d’accueil. Les six étages de l’immeuble ont été aménagés en studios. En 2016, l’abri de nuit comptait 52 lits. Lors de notre visite en novembre 2017, la direction avouait que certaines (rares) nuits le nombre de lits ne suffisait pas. Mais, en aucune sorte, elle ne considère qu’augmenter le nombre de lits serait une solution. De la même manière qu’un indicateur d’efficacité d’un service d’urgence hospitalier est sa capacité à fluidifier les trajectoires rapidement, ce service d’hébergement d’urgence doit assurer le meilleur flux. Un encombrement est le symptôme d’une rotation insuffisante, d’une efficacité à questionner. Plutôt qu’augmenter l’offre à l’entrée (le nombre de lits), la seule et unique option prise par la direction, et insufflée par la stratégie nationale finlandaise, est de diversifier les offres à la sortie. Autrement dit, les offres de logement. Un lieu d’accueil d’urgence doit rester un lieu de passage, en urgence, rapide.

L’idée n’est certainement pas de se débarrasser de ces lieux d’accueil et d’hébergement d’urgence, mais de leur permettre de se recentrer sur leur mission première et de valoriser leur expertise en facilitant le développement de trajectoires d’insertion pérennes, plus rapidement, à partir de ces services d’urgence.



 L’idée n’est pas de se débarrasser des lieux d’accueil d’urgence mais de les recentrer sur leur mission première. 



Un bref regard dans le rétroviseur fait prendre conscience que, depuis le lancement du modèle Housing First en Belgique, nous n’avons jamais été aussi proches de ce changement de paradigme. Les ambitions inscrites au sein des stratégies et plans régionaux le démontrent (même si une certaine frilosité est encore observée dans leur opérationnalisation et leur financement). La recommandation centrale de la Conférence européenne de consensus sur le sans-abrisme mentionnée plus haut « passer de l’utilisation des refuges et des hébergements temporaires comme solution principale à l’absence de chez-soi à des approches dirigées vers le logement » pourrait enfin prendre prochainement des formes plus appliquées. Si, sur le terrain, les équipes Housing First Belgium parviennent à nouer des collaborations intersectorielles pour répondre aux besoins multiples et complexes de leur public cible, d’un point de vue des responsabilités politiques, les compétences restent partiellement imperméables. Un prochain challenge sera de faire de la lutte contre le sans-abrisme l’affaire de tous.

Devant l’Assemblée nationale, le 9 juillet 1949, Victor Hugo appuyait une proposition de loi relative à l’assistance publique en utilisant ces mots : « Détruire la misère ! Oui, cela est possible. Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas fait, le devoir n’est pas rempli ». Si ce n’est pas là une invitation à oser, ensemble et maintenant. #

CORALIE BUXANT : Professeur de psychologie sociale
(UCL, UNamur, ICHEC, IHECS) et
coordinatrice du Housing First Belgium – LAB


www.housingfirstbelgium.be

credit photo : infirmiers de rue



1. Pour prendre connaissance du Second Plan fédéral de Lutte contre la pauvreté : www.mi-is.be/sites/default/files/doc/fpa_2012_fr.pdf

2. Le Manuel d’implémentation des pratiques Housing First, rédigé à partir des observations issues de cette phase expérimentale (Buxant et al., 2016) est disponible sur : www.housingfirstbelgium.be/medias/files/osons-housing-first-handbook-fr.pdf

3. Pour un résumé des résultats principaux, voir : www.housingfirstbelgium.be/medias/files/housing-first-belgium-resultats-fr-2.pdf

4. Près de la moitié des participants (47 %) perçoit le Revenu d’insertion sociale délivré par un CPAS. Les autres sources de revenus concernent principalement une allocation de handicap (27 %) ou de chômage (20 %).

5. Conférence organisée sous la Présidence belge de l’Union européenne en décembre 2010.

6. http://ec.europa.eu/social/main.jsp?catId=88&eventsId=315&furtherEvents=yes&langId=fr

7. Définition proposée par le Center for social innovation de l’Université de Stanford, lequel a contribué à populariser le concept.


 Un coût moindre

Depuis son lancement à New York au début des années 1990, à partir de l’association Pathways to Housing (Tsemberis, 2010), ce modèle a été adopté comme politique nationale, régionale ou locale dans plusieurs pays européens, avec ou sans une phase-test préalable, en respectant les principes fondamentaux, tout en adaptant le modèle aux spécificités, besoins et expertises en présence. Quel que soit le pays où elles sont menées, les pratiques Housing First permettent à au moins 80 % des locataires de se maintenir en logement après deux ans. Cette stabilité résidentielle est non seulement favorable à un processus de rétablissement, mais permet, en outre, de réduire une série de coûts publics non négligeables liés notamment au départ des services de l’urgence sociale et à une utilisation moins fréquente et mieux ciblée des services hospitaliers (voir par exemple l’étude comparative menée au Canada : Goering, 2014). En Belgique, notre estimation fait porter le coût d’une nuit dans un abri de nuit à 55 euros par personne, par nuit, pour les autorités publiques. Alors que, par comparaison, le coût d’une journée d’accompagnement par une équipe Housing First représente 17,80 euros par
personne, par jour, pour les autorités publiques. Ce coût prend encore davantage de sens lorsqu’il est mis en relation avec l’impact comparé des deux pratiques concernées

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 Une innovation sociale qui en incite d’autres

L’expérimentation Housing First Belgium n’a pas mis en évidence des problématiques que le secteur d’aide aux personnes sans-abri ne connaissait pas et ne les a pas non plus solutionnées définitivement. Mais elle a servi d’effet de loupe aux réalités déjà vécues par ce secteur et de laboratoire social pour tester de nombreuses pistes. La pression du cadre expérimental a eu une contrepartie positive sous la forme d’un catalyseur. Ainsi, par exemple, la pression d’un accès ultra rapide à des logements salubres à loyer accessible a rendu indispensable le métier de capteur logement. Il s’agit de la personne qui cherche du logement tous azimuts (parc locatif public et privé), qui vérifie les conditions légales d’accès à ce logement (contrat de bail, permis d’urbanisme, etc.) et qui sert de médiateur entre toutes les parties prenantes, si nécessaire. La séparation du logement et de l’accompagnement, principe fondamental du modèle Housing First, est ainsi garantie et contribue au maintien durable dans le logement. Aujourd’hui, chacune des trois Régions a investi dans ce nouveau métier et en a permis son déploiement. 
Pour faciliter l’accès au logement, tout en respectant les principes fondamentaux du modèle HF, les équipes pionnières en Belgique ont également redoublé de créativité en multipliant les formules telles que, notamment, la collaboration avec des investisseurs privés confiant la gestion d’un immeuble rénové à une Agence immobilière sociale (AIS), l’occupation précaire de logements publics sociaux en attente de rénovations (avec un accord assurant le glissement vers un logement adéquat et un bail classique), l’analyse de faisabilité de la construction de logements modulaires (construction de qualité à faible coût), le recours à des institutions de séjour à long terme (maison de repos et initiatives d’habitation protégée (IHP)destinées à des personnes en perte d’autonomie), etc.

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Parer à la crise du logement abordable

Face à la pénurie de logements pour les familles modestes, il existe des alternatives. Le concept des Community Land Trust tente de s’implanter à Bruxelles. Son idée fondatrice ? Distinguer la propriété du sol et des logements.



Il convient tout d’abord de rappeler la situation du logement en Région de Bruxelles-Capitale. Il existe une pénurie de logements abordables de qualité. Les prix tant en location qu’en acquisition ont plus que doublé depuis 2000. Il y a plus de ménages inscrits en liste d’attente pour des logements sociaux que de logements sociaux existants. Ainsi, pour les familles modestes, l’accès au logement à Bruxelles est de plus en plus menacé et deux options s’offrent à elles : vivre dans un petit logement insalubre et cher ou quitter Bruxelles.

Face à ces constats, plusieurs associations actives sur le terrain bruxellois entreprennent de développer par elles-mêmes des systèmes originaux pour soutenir l’accès à la propriété des familles précarisées. Elles découvrent aux États-Unis un modèle leur permettant d’atteindre cet objectif.

Les Community Land Trust (CLT) sont enracinés dans une longue tradition utopiste. De nombreux penseurs ont conclu que la propriété foncière, et a fortiori la spéculation foncière, est source d’injustice et d’exclusion. Ces réflexions trouvent un écho particulier aux États-Unis dans le cadre des luttes pour les droits civiques des Afro-Américains.

Sur la base de ces idées, le premier CLT (New Communities Inc.) est créé en 1969 à Albany dans l’État de Géorgie. Le modèle se développe et ses principes s’affirment progressivement. Il reste toutefois longtemps marginal jusque dans les années 1980. Le modèle est depuis 1992 reconnu dans la législation des États-Unis. Aujourd’hui, le pays compte plus de 250 CLT.

Ce succès est couronné en 2008 par les Nations Unies qui décernent le « World Habitat Award », prix du meilleur projet d’habitat à l’échelle mondiale, au plus grand CLT du pays et du monde, le « Champlain Housing Trust » (Burlington, Vermont).

Ainsi, une quinzaine d’associations se réunissent en 2009 pour créer la « Plateforme Community Land Trust Bruxelles » afin de transférer ce modèle. Après deux ans de sensibilisation de nombreux acteurs et la réalisation d’une étude de faisabilité, la création du CLT Bruxelles (CLTB) est approuvée par le gouvernement régional fin 2012, qui le dote de moyens financiers pour produire des logements.

Le CLTB s’inspire en de nombreux points du « Champlain Housing Trust » tout en l’adaptant au contexte bruxellois.



Une distinction entre la propriété du sol et celle des logements

Le sol est la propriété du CLTB tandis que les logements appartiennent à des ménages qui s’engagent à y habiter. Sauf cas exceptionnel, le CLTB ne revend jamais le sol dont il est propriétaire. Il le gère donc comme un bien commun en le soustrayant aux logiques du marché libre.



Une accessibilité des logements à des ménages pouvant prétendre au logement social

Le CLT apporte un soutien aux familles les plus modestes pour l’achat du logement, leur permettant de diminuer le coût des appartements de 25 % à 50 %. Ces ménages contractent auprès du Fonds du logement bruxellois un emprunt hypothécaire à des taux très intéressants.



Un verrouillage perpétuel des subsides et une captation de la plus-value lors des reventes

Une formule originale prévoit que, en cas de revente, les premiers acquéreurs reçoivent la somme qu’ils ont investie dans le logement ainsi qu’une part de la plus-value générée par leur bien. Le reste de la plus-value est déduite du prix de vente du logement au ménage suivant. De cette manière, le bien reste perpétuellement accessible à des familles à bas revenus sans nécessiter d’apport complémentaire de subventions publiques.



Une procédure d’accès aux projets impliquant activement les candidats

Lorsqu’un candidat souhaite s’inscrire pour devenir acquéreur d’un logement, il devient membre du CLTB et s’engage à épargner un minimum de dix euros par mois. Quand un projet concret se dessine, un appel est ouvert aux familles ayant un profil correspondant aux logements prévus. Elles peuvent alors choisir si elles souhaitent intégrer le groupe projet.



Un processus ambitieux de co-création avec les familles

Le groupe projet est l’élément-clé de la co-création. Il se réunit régulièrement afin de débattre des orientations à donner au projet. Dans ce processus favorisant la solidarité et l’entraide, les futurs acquéreurs apprennent à se connaître et à fonctionner ensemble, éléments essentiels pour le bon fonctionnement de la copropriété future. De plus, ce processus favorise l’émancipation des futurs habitants. À travers leur implication dans leur projet d’habitat, les familles retrouvent confiance en leur capacité d’action.



Une inscription dans une dynamique communautaire au sein des quartiers

Le CLT dépasse le seul objectif de production de logements et cherche à épouser les besoins des quartiers où il s’implante. Chaque fois que le projet le permet, il prévoit le développement d’espaces qui peuvent accueillir des activités utiles au quartier.



Une gouvernance tripartite

La gouvernance du CLT repose sur une responsabilité partagée. Elle se traduit par une répartition du pouvoir en trois tiers : un tiers pour les résidents du CLT (habitants et candidats-propriétaires), un tiers pour les représentants de l’intérêt général (pouvoirs publics) et un tiers pour des représentants de la société civile (riverains, associations de quartier et structures communautaires). Aucun de ces trois tiers n’a un pouvoir de décision majoritaire.

Où en est le CLTB aujourd’hui ?



Depuis sa création en 2012, le CLTB s’est consolidé et est devenu une référence au niveau international en tant que premier CLT sur le continent européen. Il a mis en œuvre ses principes de co-création à travers l’élaboration de plusieurs projets. Les neuf premières familles emménagent ainsi en septembre 2015. 129 logements répartis sur neuf sites sont actuellement en cours d’élaboration.

Néanmoins, le CLTB réfléchit en parallèle à d’autres formules lui permettant de toucher un public plus large ainsi que de travailler avec d’autres sources de financement que les subsides publics. Différentes pistes sont envisagées, telles que la création d’une coopérative.

Enfin, le CLTB est à l’initiative du projet SHICC financé par le programme européen « Interreg Europe du Nord-Ouest ». Ce projet s’effectue en partenariat avec la Ville de Lille, le Fonds mondial pour le Développement des villes, le réseau britannique des CLT, et les CLT de Londres et de Gand. Il vise à consolider les quatre CLT pilotes de Bruxelles, Gand, Lille et Londres et à faciliter la mise en place du modèle CLT dans toute l’Europe du Nord-Ouest.

Le CLTB espère ainsi pouvoir continuer à consolider son modèle tout en servant de source d’inspiration à d’autres collectifs cherchant à réagir à la crise du logement abordable qui touche les grandes villes européennes. #

Joaquìn de SANTOS,
chargé de mission au CLT Bruxelles