Interview Sarola photoEn refusant d’accorder un visa humanitaire à une famille syrienne, malgré les décisions de justice en ce sens, le secrétaire d’État Théo Francken met l’État de droit en danger. Plus globalement, il s’entête dans une politique d’asile de plus en plus restrictive, basée sur une lecture uniquement idéologique de l’immigration. Pour Sylvie Saroléa, il serait temps que la Belgique et l’Union européenne cessent de percevoir les migrations comme un phénomène figé et réfléchissent à de vraies alternatives afin de répondre adéquatement à ce défi majeur du XXIe siècle.


Comment l’accès au territoire se fait-il chez nous aujourd’hui ?

Le problème des réfugiés 1 en droit international est qu’ils n’ont pas de droit d’accès au territoire. Un réfugié ne peut introduire une demande d’asile qu’une fois entré sur le territoire d’un État tiers ou s’il se trouve à la frontière de cet État tiers. Le droit à entrer sur le territoire n’existe donc pas. On dit d’ailleurs que le droit des réfugiés, c’est le « droit du pied dans la porte ». Ils n’ont que deux solutions : forcer les portes par la terre ou par la mer, au mépris de leur vie. À défaut d’accès légal, ils ne peuvent donc qu’entrer illégalement sur le territoire.

Sauf s’ils obtiennent un visa humanitaire ?

Aujourd’hui, les visas délivrés pour des raisons humanitaires constituent la seule voie d’accès légale et sécurisée au territoire pour des personnes en recherche de protection internationale et qui souhaitent faire une demande d’asile. L’octroi de ce type de visa relève du pouvoir discrétionnaire des autorités politiques. Or, cette notion de pouvoir discrétionnaire est, en droit, très compliquée à appréhender. Il est difficile d’affirmer qu’un pouvoir est tout à fait discrétionnaire. En effet, les autorités sont contraintes, malgré tout, de respecter les textes internationaux des droits de l’homme. Selon ceux-ci, on ne peut soumettre quelqu’un à un traitement inhumain et dégradant sur son territoire. Mais on ne peut pas non plus le renvoyer sur un territoire où il pourrait être soumis à un tel traitement. La règle existe, mais les difficultés d’interprétation dont elle est l’objet (quand l’obligation naît-elle ? S’applique-t-elle aux expulsions et aux refoulements ou aussi aux refus d’entrée ?) conduisent à ce que l’autorité estime que cette règle ne lui impose pas d’accepter les demandes d’entrées légales. Le secrétaire d’État devrait être guidé par le souci de protéger les personnes qui en ont besoin...

Ce qui ne correspond pas à la politique belge en matière de délivrance de visas...

La Belgique met en place une politique d’immigration très restrictive, bientôt parmi les plus restrictives d’Europe, si elle poursuit le durcissement de la législation en cours depuis 2009. La délivrance des visas humanitaires n’est pas fréquente. Dans la majeure partie des cas, la demande n’aboutit pas à l’octroi d’un visa. Les quelques rares visas humanitaires délivrés l’ont été au compte-gouttes et sous la pression de lobbies. Ainsi, en 2015, quelque 725 visas humanitaires de court séjour ont été délivrés. Parmi ceux-ci, un peu plus de 500 ont été accordés à des Syriens 2 dont 282 l’ont été dans le cadre de l’opération collective de sauvetage – fortement médiatisée – de chrétiens d’Alep, bénéficiant de l’appui de milieux chrétiens belges. Cent quatre-vingt huit autres ont été émis dans le cadre des opérations dites de réinstallation et de relocalisation de réfugiés venant de Turquie, d’Italie et de Grèce, en exécution des engagements européens. Ni ces visas ni ceux liés à la relocalisation et à la réinstallation ne sont des visas humanitaires stricto sensu. Le chiffre d’environ 1000 visas avancé par le secrétaire d’État doit donc être largement nuancé. Si l’on excepte ces opérations spécifiques, le chiffre descend à 38.

On ne doit donc pas craindre d’appel d’air comme le prétend le gouvernement ?

L’obtention de visas humanitaires est rarissime, que ce soit pour des Burundais, des Ivoiriens, des Libyens... Dans le cas des Syriens, ils doivent parvenir à un poste diplomatique qui se situe soit à Beyrouth ou à Ankara. Or, il est périlleux et très compliqué, quand ce n’est pas impossible, de circuler en ces temps de guerre. Ceux qui arrivent au Liban rejoignent des camps de réfugiés qui sont bondés.



 En refusant d’appliquer la décision de justice, Théo Francken agit illégalement. 



Il y a plus d’un million de Syriens déplacés au Liban, un tout petit pays ne comptant que six millions d’habitants. Le Liban n’est plus en capacité de gérer. Idem pour la Turquie, avec deux millions et demi de Syriens accueillis sur son territoire. La Jordanie est débordée. Toute la région est exsangue. Ces pays limitrophes n’ont donc plus de « capacité d’accueil ». Avec presque un quart de sa population qui sont des réfugiés, sur des petits territoires, dans une région comme le Proche-Orient qui est déjà une poudrière, le risque de déstabilisation est très grand. Ce n’est vraiment pas un bon calcul sur le plan géopolitique de soumettre un pays déjà très fragile comme le Liban à une telle pression. Proposer à la famille syrienne en attente de visa pour la Belgique de s’adresser au Liban n’a donc vraiment aucun sens !
Par ailleurs, dans le cas de cette famille syrienne, la demande de visa humanitaire a été accompagnée de garanties tout à fait spécifiques, à savoir la possibilité d’accueil dans une famille namuroise et la situation d’urgence humanitaire dans laquelle elle se trouve. Malgré cela, à trois reprises, le gouvernement a remis une décision négative sans motiver correctement son choix comme l’exigeait le juge administratif. À la troisième fois, le juge a été plus loin et a ordonné de délivrer les visas au titre de mesure provisoire. Une telle posture du juge administratif est très rare. Elle semble ici justifiée par le contexte et par ce refus identique, répété à trois reprises, malgré l’invitation du juge à motiver adéquatement la décision.

Le gouvernement soutient que le juge a outrepassé ses fonctions...

Le juge peut prendre des mesures provisoires, mais, le plus souvent, celles-ci sont très cadrées et se limitent à demander à l’administration de revoir le dossier. Dans ce cas-ci, en exigeant l’octroi des visas, le juge fait un pas supplémentaire. Ce n’est pas choquant sur le plan légal, la loi permettant au juge de prendre toutes les mesures nécessaires à la sauvegarde des droits des parties. Il s’agit donc d’une interprétation plus large de la notion de mesure provisoire et qui s’autorise du fait qu’un visa a un caractère provisoire. En refusant d’appliquer la décision de justice, Théo Francken agit illégalement. C’est la première fois que le pouvoir exécutif refuse, en l’assumant, de respecter une décision judiciaire. Il sait qu’il ne sera pas sanctionné par la population pour ça. C’est très inquiétant. Cela signifie que l’État de droit est en danger.

Ne faudrait-il pas déterminer des critères plus clairs pour dépasser l’arbitraire actuel ?

La difficulté est d’émettre des critères justes. Si le critère est la vulnérabilité des demandeurs, par exemple, il faudra une définition claire de la vulnérabilité. Mais que veut dire « être vulnérable » ? S’il s’agit juste des femmes et des enfants, on risque de séparer les familles ou de laisser de côté un homme souffrant ou un jeune menacé d’être recruté dans des milices. C’est donc compliqué. Une sélection aléatoire est peut-être plus juste que de vouloir à tout prix identifier les personnes vulnérables. La seule vulnérabilité très claire ce sont les malades et les familles avec enfants, mais alors il faut laisser entrer toute la famille. L’idéal serait certainement de combiner l’aléatoire et l’identification des plus vulnérables, tout en accroissant largement le nombre de visas à l’échelle européenne, voire mondiale. Il n’y a pas de raison que l’accueil des réfugiés syriens se limite à l’Europe !

Quelle est la politique d’asile de l’Union européenne ?

Le droit européen de l’asile contient des règles sur la définition des réfugiés, sur leur accueil, sur les procédures, sur la répartition de la charge des demandeurs d’asile, mais ne contient aucune règle régissant l’entrée sur le territoire des États. Au contraire, l’UE cherche à tout faire pour empêcher l’entrée des réfugiés sur son territoire 3, les contraignant au choix dramatique de l’entrée illégale par mer ou par terre en rémunérant des passeurs.
Pourtant, selon François Crépeau, rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme et des migrants, ce que le Canada a fait pour 35.000 Syriens en cinq mois, l’Europe est en mesure de le faire pour 500.000 réfugiés par année, soit deux millions et demi en cinq ans. Ce qui permettrait de gérer efficacement une bonne partie des besoins d’accueil.

Et qu’en est-il de la politique migratoire de l’Union européenne ?

Elle est à ce stade centrée sur quelques catégories de migrants et, pour les autres, sur le contrôle, les entraves et l’éloignement. Cette politique va dans droit dans le mur. Toutes les projections des économistes et des démographes montrent que, dans les décennies à venir, on va vers une accentuation des mouvements migratoires. La politique du « on ne veut rien » conduit inévitablement à s’exposer à beaucoup plus d’illégaux, à plus de violences aux frontières. Et par ricochet à renforcer les réseaux de passeurs. Plutôt que de tenter envers et contre tout de freiner les mouvements migratoires, l’UE devrait réfléchir à de vraies solutions de mobilité, à la réouverture de voies légales, pour les réfugiés et les migrants. Mais ça, c’est un tabou. Elle annonce depuis 10 ans qu’il faut le faire, mais n’arrive pas à s’accorder et à réfléchir sereinement. L’ampleur du phénomène tétanise...

Que devrait faire l’Europe pour y arriver ?

L’UE doit sortir d’une vision uniquement idéologique des questions migratoires. Elle doit s’appuyer sur l’expertise de spécialistes (démographe, économistes...) pour mesurer une fois pour toutes quel est le phénomène, les enjeux et comment les rencontrer. S’agissant des réfugiés, un enjeu européen serait notamment de parvenir à discuter avec les autres États de la planète de ces questions migratoires et de négocier avec eux une répartition plus juste de l’accueil des réfugiés. Mais pour cela, il faut un vrai leadership politique européen, une plus grande cohésion et solidarité interne. Au lieu de cela, l’UE consacre beaucoup de temps à des querelles internes, à se répartir les quelques-uns qui parviennent à arriver. De plus, la fermeture obsessionnelle ne fonctionne pas. Cela doit conduire l’Union à lever le tabou et à réfléchir à des alternatives. Enfin, il faut agir sur les causes migratoires, mais celles-ci renvoient à des questions politiques, géopolitiques, d’accès aux ressources, de distribution des richesses, de contrôle de la natalité.

L’Europe peut-elle agir sur les flux migratoires ?

Pour l’instant, l’Union essaye, via des partenariats avec des pays d’Afrique, d’endiguer le flux migratoire en créant des partenariats 4 de coopération qui inclut à la fois du contrôle des sorties de territoire de ces pays, mais également une aide accrue au développement 5. L’objectif est de stabiliser ces États et de faire en sorte que les gens ne les quittent pas.



 L’UE devrait réfléchir à de vraies solutions de mobilité, à la réouverture de voies légales pour les réfugiés et les migrants.

 

La difficulté, expliquent les démographes et économistes, est que dans les pays très pauvres, quand on augmente le niveau de vie de la population, les flux migratoires augmentent. Les très pauvres ne migrent pas car il faut un peu de moyens pour migrer et les très riches ne migrent pas non plus car ils ont suffisamment accès aux ressources pour être bien là où ils sont. Ceux qui migrent, c’est donc la classe moyenne, celle-là même dont ces pays ont besoin. Il ne s’agit pas de les garder enfermés via un partenariat de contrôle avec l’UE, mais de leur permettre une mobilité plus fluide avec des allers et des retours. Ce qui pourrait être intéressant avec ces pays, ce serait d’assouplir le régime d’octroi des visas. Plutôt que leur refuser l’accès à notre territoire, nous pourrions le limiter dans le temps. Cela permettrait d’encourager la migration dite circulaire, favorisant ainsi l’échange des idées et la circulation de projets économiques. Cela pourrait créer un mouvement positif et vertueux sur le plan du développement.

Il faut donc un autre regard sur la migration...

L’UE doit changer son état d’esprit et ne pas voir l’immigration comme un phénomène figé. Les migrations, cela fluctue. Ce ne sont pas des hordes de gens qui rêvent de venir définitivement chez nous. De ce point de vue, l’exemple le plus marquant est celui de l’Angola et du Portugal. Pendant longtemps les Angolais ont voulu venir au Portugal pour y travailler et maintenant que l’Angola va mieux économiquement, ce sont les Portugais qui peuvent envisager de partir travailler en Angola. Ce qui signifie que les gens vont et viennent en fonction de leurs besoins, mais aussi en fonction du lieu où ces besoins peuvent être remplis. Lors du boom économique en Irlande, de nombreux Polonais s’y sont ainsi installés. Quand il y a eu le crash économique, ils sont repartis. Ces exemples montrent que quand les frontières sont plus ouvertes, le système s’autorégule de manière positive, du moins en partie.

Propos recueillis par Stéphanie BAUDOT



1. Dans la Convention de Genève, un réfugié est défini comme « une personne qui craint avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques et qui se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ».
2. D’autres nationalités ont aussi bénéficié de visas humanitaires mais dans une moindre mesure : quelques Burundais, des Russes et des Congolais. Pour plus d’information sur les chiffres, voir le rapport de Myria, 2016, La migration en chiffres et en droits.
3. Voir la Déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016 visant à limiter la migration vers l’Europe.
4. Ces accords sont appelés « Migration Compact ». L’idée est de faire des accords clé sur porte, État par État en fonction de leurs caractéristiques. Les États qui vont faire le test : Jordanie, Liban, ensuite Niger, Sénégal, Éthiopie, Tunisie.
5. http://europa.eu/rapid/press-release_IP-16-2072_fr.htm


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